XLII TRANSFORMATIONS.

Luizzi avait écouté, le froid dans l’âme, la pâleur sur le visage, cette épouvantable histoire. Le poëte lui-même s’était laissé dominer par la voix sinistre du narrateur ; mais à ce moment il reprit son imperturbable assurance, et dit au Diable :

– Comment, Monsieur, Alix vivait encore ?

– Oui, répondit Satan ; ne fallait-il pas qu’elle donnât le jour au premier fils de cette race née de l’adultère et de l’inceste, au fils de Lionel, au petit-fils du Génois Zizuli ?

– Ah ! très-bien, fit le poëte. Au fait, vous avez raison, il fallait un dénoûment à la ballade ; je dis la ballade, car vous comprenez qu’un pareil dénoûment est impossible au théâtre, à moins que ce ne soit à Franconi. Et entendit-on parler encore, dans l’histoire de ce pays, de cette famille de Roquemure ?

– Non, elle s’était éteinte avec Gérard et Hugues.

– Mais ce Lionel, ou son fils, n’a-t-on rien fait sur eux ?

– On ajoute, répondit le Diable, que dans cette course inouïe il avait été emporté en moins d’une heure jusque dans le fond du Languedoc.

– Il y a donc des Roquemure en Languedoc ?

– Je ne le crois pas, car le fils de Lionel dut prendre le nom de son grand-père selon son pacte avec le Diable, et en se faisant un nom avec les lettres de ce nom singulier.

– Et quel est ce nom ?

– Voyez celui qu’on peut faire avec Zizuli.

Luizzi, presque aussi épouvanté par le récit qu’il venait d’entendre que son aïeul Lionel l’avait pu être par cette épouvantable lutte, s’écria involontairement :

– Non, non, il n’y a pas de nom dans tout le Languedoc qui ressemble à cela.

– Je vous demande pardon, dit le conteur, il en a un. Et si Monsieur, qui s’occupe d’histoire pittoresque, va jusqu’à Toulouse, je lui recommande de fouiller dans la bibliothèque publique. Dans un petit coin, à gauche de la porte d’entrée, oublié dans le fond d’un rayon, il trouvera un petit manuscrit en langue d’oc, disant la vie de ce fils de Lionel, qui marqua dans la guerre des Albigeois. Il s’appelait…

– Qu’importe ce nom ? dit Luizzi en interrompant encore le Diable avec vivacité ; que devint ce prétendu fils de Lionel ?

– D’après les termes du marché avec le Diable, il avait dix ans pour choisir la chose qui devait le rendre heureux et le faire échapper à sa damnation.

– Et que choisit-il ?

– Rien ; car, se livrant au hasard de sa vie, riche, aventureux, insouciant, il s’aperçut qu’il avait laissé s’écouler les dix années de délai, lorsqu’il n’était plus temps.

À ce mot, Luizzi tressaillit, et, transporté par les terreurs qui le dominaient, il s’écria comme un homme qui s’éveille :

– À quelle date sommes-nous ?

– Le 1er septembre 183…

– Trois mois ! je n’ai plus que trois mois, murmura Luizzi.

Puis il demeura plongé dans une horrible préoccupation. Trois mois lui restaient pour choisir ; mais n’était-ce pas assez, s’il savait les employer à connaître le monde, sinon en l’expérimentant, du moins en se le faisant raconter par Satan ?

Pendant ce temps, le poëte causait avec le voyageur, discutant tous deux le moyen de tirer un drame ou un vaudeville quelconque de cette histoire, comme deux faiseurs littéraires à la mode. Au moment où le baron se remit à les écouter, la diligence s’arrêtait. Satan en descendit, en saluant ses deux compagnons et en leur disant :

– Je vous demande bien pardon de mon bavardage ; je vous ai ennuyés sans doute beaucoup ? Mais que faire en diligence, à moins que d’y conter des histoires ?

Luizzi, ravi de se trouver tête à tête avec Satan, le laissa descendre et le suivit. Lorsqu’ils furent à quelque distance de la voiture, il lui fit un signe impératif de le suivre. Le voyageur obéit et lui dit :

– Je vous comprends, monsieur le baron de Luizzi. Le récit que j’ai fait a pu vous blesser, et sans doute vous voulez m’en demander raison ; mais je ne suis ni d’humeur ni de profession à accepter un duel, surtout contre vous.

– Misérable ! s’écria le baron avec menace, très-persuadé que c’était le Diable qu’il avait devant les yeux et qui se moquait de lui.

– Vos menaces sont inutiles, Monsieur. Je suis prêtre, et, si ma conduite a été quelque temps un objet de scandale, je crois l’avoir suffisamment rachetée par l’austérité d’une vie enfermée dans l’étude et la retraite.

– Que veut dire cette plaisanterie ? reprit Armand, furieux.

– Le voici. En revenant de Paris dans ce village dont je suis curé, j’ai rencontré ce jeune fou qui vous connaît ; j’ai profité de mon habit séculier, qui ne pouvait lui dire qui j’étais, pour lui montrer jusqu’à quelle triste férocité on pouvait pousser cette manie littéraire qui ne vit plus que d’inceste, de meurtre et de sang, et je lui ai raconté cette légende, que j’ai lue en effet lorsque, faisant ma théologie à Toulouse, j’allais chercher les vieilles traditions de notre pays dans les bibliothèques.

– Mais cette histoire, dit Luizzi que la tranquillité de son interlocuteur stupéfiait, cette histoire ?…

– Est, dit-on, celle de votre famille ; car on peut faire le nom de Luizzi avec celui de Zizuli. Or je vous avoue que j’ai été non-seulement étonné de ce que vous l’ignoriez, mais de l’effet qu’elle paraissait produire sur vous.

Le baron eut un de ces mouvements internes qui nous donnent le doute de notre raison, et il s’écria :

– Me connaissez-vous donc aussi ?

– Je vous connais depuis de longues années, baron, et nous nous touchons par un malheur qui doit être un remords éternel pour tous deux.

– Mais qui êtes-vous donc ? s’écria Luizzi, de plus en plus épouvanté.

– J’aurais voulu ne pas vous dire mon nom ; mais je ne me suis pas consacré à une vie d’humiliations pour fuir devant vous une éternelle honte. Je suis l’abbé de Sérac !

À ces mots, qui semblèrent pétrifier Luizzi, le voyageur salua et partit. À peine avait-il disparu, que Luizzi, s’imaginant qu’il était le jouet du Diable, s’écria :

– Satan ! Satan ! reviens !

Et comme rien ne paraissait, il agita son talisman, et Satan parut. La figure qu’il avait prise cette fois épouvanta encore plus Luizzi que n’avait fait celle d’Akabila. Le baron crut avoir devant lui M. de Cerny : c’était lui, son geste, sa figure, son maintien. Dans son premier étonnement, le baron ne savait s’il rêvait, si c’était le Diable ou si c’était le comte lui-même. Enfin il se décida à parler à cet être, quel qu’il fût.

– Vous voilà donc ? dit-il.

– Me voilà.

– Que me voulez-vous ?

Le Diable sourit, et repartit :

– Ne m’attendiez-vous pas, monsieur le baron ?

– Oui, je t’ai appelé, esclave, dit Armand, qui reconnut enfin Satan à son farouche sourire.

– Et je suis venu, maître.

– Et pourquoi as-tu pris cette figure ?

– Parce qu’elle peut m’être utile.

– Sans doute comme celle que tu viens de quitter tout à l’heure ?

– Tout à l’heure ? dit Satan, je ne t’ai pas vu depuis hier au soir.

– Quel est donc cet homme qui vient de me quitter ?

– Comment, répondit Satan, tu n’as pas reconnu l’abbé de Sérac, l’ancien amant de la marquise du Val ?

– Mais toi, ne m’es-tu pas apparu sous cette forme ?

– Ah ! oui, sur la route d’Orléans, cette nuit. C’est vrai ; j’avais pris son costume, parce que le bon prêtre était très-bien rembourré contre le froid et que je déteste le froid.

– Ce n’est donc pas toi qui es monté sur la diligence ?

– Je ne le pouvais pas ; l’abbé y était, avant toi, avec le poëte, et il n’y avait place que pour trois.

– Ce n’est donc pas toi qui m’as raconté cette effroyable histoire ?

– Je ne parle jamais de mes affaires.

– Mais cette histoire est-elle vraie ?

– Elle est écrite.

– Me répondras-tu clairement une fois dans ta vie ?

– Je ne sais pas ce que tu entends par répondre clairement.

– Cette histoire est-elle vraie ? dis : oui ou non.

– Qu’entends-tu d’abord par vraie ?

– Tout ce que cet homme nous a raconté est-il arrivé ?

– Oui et non ! Oui, pour toi qui veux bien y croire niaisement ; non, pour ceux qui la traiteront sottement de fable.

– Mais enfin, dit Luizzi, indépendamment de ma foi et de celle des autres, quelle est la vérité ?

– Dans ce temps-là, on disait que le soleil tournait autour de la terre, et c’était une vérité ; aujourd’hui on dit que la terre tourne autour du soleil, et aujourd’hui c’est une vérité.

– Mais, de ces choses, il y en a une qui est la vérité ?

– Peut-être, à moins que la vérité ne soit entre elles.

Luizzi s’aperçut qu’il ne pourrait parvenir à faire dire à Satan ce qu’il ne voulait pas dire, et il se mit à réfléchir à la fois à l’obstination du Diable à ne pas répondre en cette circonstance, et au hasard qui, dans ce singulier voyage, mettait à son encontre la plupart de ceux dont la vie avait été mêlée à la sienne. Il semblait reconnaître qu’il s’établissait autour de lui une lutte entre Satan qui le poussait à sa perte, et une puissance inconnue qui semblait vouloir le sauver. Ce prêtre jeté sur sa route, et qui l’avait averti que l’heure fatale où il lui fallait faire un choix approchait, n’était-il pas l’organe involontaire de cette puissance protectrice ? Cet homme lui-même, rentré par le repentir dans la régularité d’une vie honnête après avoir été si profondément dissolu, n’était-il pas un exemple qui s’offrait à lui et qu’on lui montrait du doigt ? Le baron fut interrompu dans ses réflexions par la nécessité de remonter dans sa voiture ; mais, décidé cette fois à se consulter patiemment et sans se soumettre à aucune influence étrangère, il s’éloigna en disant à Satan :

– Laisse-moi.

– Cela m’est impossible pour le moment.

– Comment, dit Luizzi, impossible ? et si je ne veux pas t’entendre ?

– Tu te boucheras les oreilles.

– Mais ne sais-je pas que ta voix perce à travers les obstacles les plus puissants ?

– Il n’en sera pas ainsi cette fois, car ce n’est pas pour toi que je parlerai.

– Pour qui donc ?

– Pour ton compagnon de voyage.

– Le poëte ?

– Pour lui.

– Et qu’as-tu donc à lui dire ?

– Deux anecdotes : l’une, pour qu’il en fasse un roman qui sera horrible ; l’autre, pour qu’il fasse une mauvaise action. Et cependant il y aurait une bonne action à faire avec la première anecdote et une bonne comédie à faire avec la seconde.

– Et d’où sais-tu qu’il choisira mal ?

– Parce que je connais l’homme et les hommes, parce que ton siècle aime les tableaux monstrueux et dédaigne les peintures vraies.

– Et quelles sont ces anecdotes ?

– Tu pourras les écouter.

En parlant ainsi, ils arrivèrent auprès de la voiture, et tous deux prirent les deux seules places qui restaient.

– Hé bien ! fit le poëte en voyant Luizzi, qu’avez-vous fait de notre conteur ?

– Je l’ai laissé retourner à son presbytère.

– Quoi ! s’écria le poëte, c’était un curé ?

– Le curé de ce village.

– Pardieu ! pour un prêtre, il raconte de singulières choses, il sait des ballades bien édifiantes.

– N’est-ce pas l’abbé de Sérac ? dit le Diable en se mêlant à la conversation. En ce cas, je connais la ballade qu’il vous a racontée ; il ne sait que celle-là, et la dit à tout venant, ni plus ni moins qu’un orateur de l’opposition faisant toujours le même discours, et un ministre faisant éternellement la même réponse.

– Ce n’est pas qu’il n’y ait quelque matière à un bon drame, à part la course aux cadavres, dit le poëte. J’y songerai.

– Ah ! Monsieur fait du théâtre ? reprit le Diable. C’est une belle chose que de dominer tout un public par la puissance de sa pensée, que de le tenir haletant sous sa main, et de le faire frémir et pleurer à son gré.

– Mais oui, fit le poëte de son air le plus fat, c’est un de ces bonheurs que j’ai goûtés quelquefois.

– Ce qui m’étonne, dit Luizzi, à qui ce monsieur littéraire, qui lui avait rendu service, déplaisait souverainement, c’est que l’on ne fasse pas de la comédie : les originaux ne manquent pourtant pas.

– De la comédie ! s’écria le poëte, où voulez-vous la prendre ?

– Sur le grand chemin, dit le baron ; on l’y rencontre aussi bien que dans les salons.

– Demandez plutôt comment vous pourriez la faire, dit le Diable.

– Mais comme on la faisait autrefois, reprit le baron.

– Autrefois, Monsieur, on osait rire et blâmer, aujourd’hui on ne le peut plus, repartit Satan.

– Dans un temps de liberté comme le nôtre, vous croyez qu’on est plus esclave que jadis ?

Le Diable fit une moue méprisante, et répliqua à Luizzi :

– Dans un temps où le vice tient toute la société, on n’a plus de public pour rire du vice. Il ne fait pas bon de mépriser les voleurs dans une maison de reclusion ; on ne vous y pardonne pas d’y raconter leurs méfaits, à moins que ce ne soit pour apprendre à les imiter.

– Cependant, dit Luizzi, aujourd’hui que les classifications sociales s’effacent, on peut choisir où l’on veut, sans redouter une opposition qui autrefois était solidaire entre gens de même sorte.

– Allons donc ! fit le Diable ; hé ! qui oserait peindre un député indépendant qui veut se vendre, un banquier voleur, un notaire idiot, un militaire fanfaron, un magistrat infâme, un avocat malhonnête homme ? Mais la chambre, la banque, le notariat, l’armée, la magistrature, le barreau se révolteraient. On crierait à l’impudence, à la démoralisation, à la désorganisation sociale, au feu révolutionnaire. On s’est moqué, du temps de Louis XIV, des marquis qui étaient au lever du roi ; je vous défie de pouvoir mettre en scène le valet de chambre qui habille votre souverain. On faisait des baillis idiots, et nul pouvoir ministériel n’oserait permettre de représenter un commissaire de police imbécile. Si vous voulez peindre un ouvrier insolent et brutal, vous trouverez mille ouvriers insolents et brutaux, sans compter les bons et les niais, qui se croiront intéressés dans la querelle et qui vous siffleront en disant que vous calomniez le peuple. Si vous faites un riche sordide et sans pitié, on vous chasse des salons en vous traitant d’envieux et de misérable que la pauvreté rend enragé. Faites un pédant ambitieux tout gonflé d’une fausse science, et tous les corps savants s’insurgeront contre l’ignorant qui les ravale. Faites un fat littéraire qui gâte l’esprit qu’il vole en le faisant passer par sa plume, et tous les feuilletons diront que vous êtes un sot. Vous en êtes réduit à rire des bossus et des Anglais qui baragouinent : voilà toute votre comédie. L’empire du rire appartient aux bouffons, à la condition qu’ils le seront jusqu’à l’absurde ; car s’ils ne le sont que jusque la vérité, on y reconnaîtra un citoyen quelconque, appartenant à une classe quelconque qui ne voudra pas être jouée. L’égalité devant la loi a tué la satire personnelle ; l’égalité devant le vice a tué la comédie. Quand une vieille maison s’écroule, il est dangereux de mettre le marteau dans les crevasses ; quand la société se sent tomber, elle ne veut pas qu’on découvre ses lézardes. Elle s’enduit de toutes sortes de lois, elle se badigeonne de respect humain, elle s’étaye de morale écrite, car elle craint la plus légère atteinte. Ce n’est plus une classe qui est solidaire dans cette opposition à toute peinture vraie, c’est la société entière ; et quel homme est assez fort pour lutter contre elle ?

– Ajoutez à cela, dit le poëte, que tout ce vice même manque de relief, de vigueur ; c’est à peine s’il reste quelques ridicules effacés…

– Je vous assure qu’il y en a d’énormes, dit le Diable en regardant le poëte…

– Des passions sans vigueur…

– Je vous jure qu’il y en a de monstrueuses…

– Une vie réglée et surveillée par le Code civil, les permis de séjour, les gendarmes et les passe-ports…

– Je puis vous attester qu’il y en a qui échappent à toutes ces investigations…

– Pendant quelque temps, et pour finir à l’échafaud…

– Toujours, et pour rester considérés…

– Mais tenez, par exemple, dit le poëte, à part le diabolique de l’histoire du curé, une pareille aventure serait impossible dans notre siècle.

– Et en quoi ? Est-ce l’inceste qui manquerait ? Celui-là est dû au hasard, et vous avez, vous, monsieur de Luizzi, rencontré l’exemple de l’inceste le plus abominable, le plus compliqué, le plus hideux…

– Moi ? fit le baron.

– C’est qu’il y en a plus que vous ne pensez, Monsieur, et vous en avez coudoyé plus d’un dans les salons de Paris. Mais vous particulièrement, vous, baron de Luizzi, vous avez serré la main à un magistrat qui, surpris par le frère d’une jeune fille dans un tête-à-tête familier, fut forcé par ce frère, sous peine de se couper la gorge avec lui, d’épouser la jeune personne ; et savez-vous ce qu’était cette malheureuse ? elle était la fille de ce magistrat, qui avait été l’amant de sa mère ! Et savez-vous pourquoi le frère fut si terrible pour obtenir la réparation d’une injure qui n’existait pas ? c’est que sa sœur était grosse, et qu’il espérait cacher son propre inceste en en faisant commettre deux à sa sœur.

– Ho ! fit le baron avec dégoût, c’est impossible !

– Je ne dis pas que ce soit possible, je dis que c’est vrai. Et si je vous racontais, reprit le Diable, l’histoire de ce père qui élève soigneusement ses filles dans les idées du matérialisme le plus complet, dans des principes de démoralisation profonde, pour ne pas trouver d’obstacles à ses infâmes projets ?

– Et le crime s’accomplit ? reprit Luizzi.

– Ce qu’il y a de drôle, s’il peut y avoir quelque chose de drôle dans tout cela, repartit Satan, c’est que ce furent précisément les leçons du père qui prévinrent le crime.

– Ceci me semble étonnant, fit le poëte.

– Voici comment cela arriva. Le jour où il plut à ce père philosophe de demander à sa fille un amour infâme, elle lui répondit :

« – Non, je ne veux pas.

– Est-ce que tu as des préjugés, ma fille ?

– Assurément non ; mais c’est que vous êtes vieux et laid.

– Eh bien ! si tu ne consens pas de bonne grâce, la force me donnera ce que je te demande. »

Sur quoi, la fille s’arma d’un couteau, en s’écriant :

« – N’approchez pas, ou je vous tue.

– Tuer ton père, misérable !

– Bon ! fit-elle, est-ce qu’un père n’est pas un homme comme un autre, d’après ce que vous m’avez appris ? »

Et, quoi qu’il en eût, le démoralisateur ne put pas tirer sa fille de cette terrible argumentation. « Si c’est un préjugé qui me défend de me donner à vous, ce qui m’empêcherait de vous tuer, si vous vouliez employer la force, ne doit être aussi qu’un préjugé. Or je n’ai pas de préjugés, grâce à vous. » Et de pareilles histoires, ajouta Satan, ne sont pas des fables inventées à plaisir ; elles sont vraies, les acteurs existent, vous les connaissez tous et vous les saluez avec considération. Ne vous étonnez donc plus de cette histoire fantastique de l’abbé de Sérac.

– Elle est donc vraie ? dit Luizzi.

– Mais, d’après ce que je viens de vous dire, il me semble qu’elle n’a rien d’invraisemblable. Ce n’est pas le crime qui le serait, vous le voyez, car notre siècle en a de plus effrayants ; ce n’est pas le mystère de la fraternité d’Alix et de Lionel, car cette fraternité était cachée sous un double adultère, et il y en a de légitimes qui s’ignorent elles-mêmes.

– Ceci me paraît assez extraordinaire, fit le poëte. L’état civil a bien nui à la comédie en tuant les reconnaissances inattendues.

– Je pourrais vous prouver à l’instant le contraire, fit le Diable.

– Pardieu ! reprit l’homme de lettres, je le veux bien ; et, puisque j’en trouve l’occasion, je suis bien aise d’apprendre qu’il ne manque rien à notre siècle de ce qui a rendu les autres si féconds en grandes œuvres.

– Je vous atteste qu’il n’y manque rien, repartit Satan, ni vices, ni ridicules, ni passions, ni événements étranges, ni caractères singuliers, excepté…

– Excepté quoi ? dit le poëte.

– Un homme de génie pour les mettre en œuvre, dit Armand.

– Propos de millionnaire et de baron ! fit le poëte avec dédain. Ce qui manque, c’est un public pour les apprécier.

– Propos d’homme de lettres sifflé ! dit Armand.

– Il manque l’un et l’autre, Messieurs, dit le Diable en les saluant tous deux ; et maintenant que nous voilà d’accord, je commence.

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