LXII UN MEURTRIER

– Or, je continue la lettre de madame de Cerny. Henriette, dont la raison avait résisté au malheur, était devenue folle de sa joie ; madame de Carin, que l’amitié d’Henriette avait préservée de la folie, maladie qui se gagne comme la peste, avait aussi perdu la raison en voyant s’enfuir celle de son amie. Madame de Cerny était restée seule, attendant les conseils de son avocat, lorsqu’elle vit paraître, quelques jours après celui où elle t’avait écrit, un juge, membre d’une commission rogatoire nommée pour l’interroger sur la part qu’elle pouvait avoir prise au meurtre de M. de Cerny, par insinuations ou conseils auxquels tu aurais obéi. On ne prouve pas des insinuations ou des conseils ; mais, en bonne justice, on ne veut pas non plus que les accusés puissent s’entendre pour combiner leurs moyens de défense, et madame de Cerny fut mise provisoirement au secret le plus absolu. Ici j’aurais une bien longue histoire à te faire, mon maître ; ce n’est pas celle des événements qui sont arrivés à Léonie, mais celle de sa pensée, celle de sa lutte et de ses combats intérieurs, celle où tu triomphas enfin. Oui, mon maître, elle ne voulut pas croire à ton crime.

– Oh ! merci ! merci, Léonie ! s’écria Luizzi.

Le Diable continua :

– Elle ne voulut pas croire aux preuves évidentes qui t’accablaient, elle ne voulut pas croire à sa raison qui ne pouvait se refuser à en reconnaître la puissance ; elle ne voulut pas croire à ce que lui dit son père ; elle brava son autorité ; et lorsque, d’une part, l’accusation d’adultère portée par M. de Cerny dut disparaître grâce à sa mort, et que, de l’autre, l’instruction de ton affaire étant terminée, Léonie fut renvoyée de l’accusation, elle partit d’Orléans pour venir te rejoindre à Toulouse.

– Oh ! merci ! merci, Léonie ! s’écria encore le baron ; cœur noble et généreux, qui devais être l’asile du mien !

– Cœur noble, en effet, dit le Diable, car elle n’oublia personne dans sa résolution, et en passant à Bois-Mandé, elle se rendit chez madame de Cauny, sa tante, pour savoir ce qu’elle avait appris de l’existence de sa fille. Le jour où elle arriva, madame de Cauny venait de mourir. À l’heure où elle frappa à ce château, le cadavre de sa tante en sortait ; puis, à l’heure où on refusait l’entrée à madame de Cerny, Juliette en chassait insolemment son ancien amant, M. Henri Donezau, ton beau-frère.

– Lui ! s’écria le baron ; en effet, je l’avais oublié, qu’est-il devenu pendant tout ce temps ?

– C’est encore un très-long récit, que je te ferai en un mot : il avait poursuivi Juliette, croyant qu’elle s’était fait enlever par le comte. Veux-tu savoir comment ?

– Continue, continue, repartit le baron.

– Soit, fit le Diable ; d’ailleurs le temps passe, et, quoique je n’aie pas grand’chose à t’apprendre maintenant, je ne veux pas te voler ton pauvre bien.

– Écoute, dit le baron, j’ai décidé que je te donnerais douze heures de cette journée : fais en sorte qu’au moment où elles seront passées, je sache quel événement a retenu madame de Cerny malade dans cette auberge et l’a empêchée de venir jusqu’à moi. Alors tu pourras prendre les trente jours qui t’appartiennent de ma vie ; alors tu me délivreras, ainsi que tu me l’as promis.

– C’est convenu, dit Satan.

Et il reprit :

– Henri Donezau et madame de Cerny se trouvèrent donc en présence à la porte du château : l’un qu’on venait d’en expulser, et l’autre à qui on en avait interdit la porte. Ils ne se connaissaient pas, mais tous deux étaient assez irrités de l’impertinence de la nouvelle maîtresse de cette maison pour que Henri Donezau osât aborder madame de Cerny et lui expliquer son mécontentement, pour que madame de Cerny lui demandât quelle était la femme qui lui avait fait répondre avec tant d’insolence et de grossièreté.

« – C’est la dernière des gueuses ! s’écria Henri, qui s’est enfuie de Paris avec un certain comte de Cerny, lequel, du reste, m’a payé cher l’enlèvement de la coquine. »

Tu sais, mon maître, que madame de Cerny n’était pas femme à continuer une conversation entreprise sur ce ton et en de pareils termes ; mais la circonstance qui pouvait lui révéler quelle était la femme qui voyageait avec son mari la décida à subir la compagnie de cet homme. Elle était venue en voiture de Bois-Mandé jusqu’au château, elle lui offrit de le reconduire en voiture. Ilaccepta, et voici quel fut leur entretien :

« – Ah ! Monsieur, vous connaissez la personne qui occupe le château de M. de Paradèze ; vous connaissiez aussi sans doute M. de Cerny, qui l’accompagnait ?

– C’est-à-dire, je le connaissais pour l’avoir vu à Paris une fois ou deux, parce qu’il avait des démêlés avec mon beau-frère.

– Ah ! fit la comtesse, M. de Cerny connaissait votre beau-frère ?

– Je crois, répondit Henri, que c’était surtout madame de Cerny qu’il connaissait.

– Cela m’étonne, fit Léonie, qui ne supposait pas qu’un homme qu’elle pût connaître eût un beau-frère de cette espèce.

– Je puis vous assurer que si, repartit Donezau ; elle le connaissait si bien qu’elle s’est enfuie avec lui. »

Madame de Cerny parvint à contenir sa surprise, grâce au parti qu’elle avait pris de ne rien laisser voir à cet homme de l’intérêt qu’elle avait de l’interroger.

« – Ah ! fit Léonie, madame de Cerny s’est enfuie avec votre beau-frère ?

– Eh oui, dit Henri, avec le baron de Luizzi : toute la France sait cela.

– Oui, oui, c’est vrai, celui qui a tué M. de Cerny. »

À ce mot, Henri pâlit et répondit en balbutiant :

« – Qu’il l’ait tué ou non, ce n’est pas là la question : c’est ce que les jurés décideront. »

Le trouble de ton beau-frère étonna Léonie, et elle lui dit en le regardant fixement :

« – Il ne peut y avoir que l’amant qui a enlevé la femme qui ait tué le mari.

– C’est possible, repartit Henri, quoique je ne comprenne guère qu’on tue l’amant de sa femme. Qu’on tue l’amant de sa maîtresse, à la bonne heure, » ajouta-t-il avec rage.

– La manière dont Henri prononça ces derniers mots fit pâlir à son tour madame de Cerny ; mais elle craignit de montrer le soupçon dont elle venait d’être frappée et répondit tranquillement à Donezau :

« – Et c’est sans doute pour aller retrouver votre beau-frère à Toulouse que vous êtes venu dans ce pays ?

– Moi, dit-il, ce n’est pas mon affaire, c’est la sienne ; qu’il s’en tire comme il le pourra ! J’y étais venu pour autre chose.

– Et vous avez sans doute réussi dans votre voyage ?

– À moitié. C’est que je sais me venger, voyez-vous, quand on me fait un affront ; je l’ai déjà appris à l’un et je l’apprendrai bientôt à l’autre : à cette gueuse qui vient de me chasser du château de son grand-père !… »

– Quoi ! s’écria Luizzi, il a dit cela à Léonie ? et Léonie n’est pas venue pour dire le véritable nom du coupable ? car c’était lui, n’est-ce pas ?

– Le temps passe, mon maître, et, si tu m’interromps, nous n’arriverons pas au bout de notre récit.

Et Satan reprit :

– Oui, Henri a dit cela, Henri s’est accusé lui-même. Que veux-tu, mon cher ? le crime aurait trop beau jeu s’il n’avait pas ses indiscrétions : Dieu l’a voulu ainsi. Le cadavre enterré à quelques pieds sous terre rend des exhalaisons qui avertissent de sa présence ; l’eau fait flotter à sa surface les victimes qu’on lui a confiées ; le feu dévore les corps sans effacer le trou des blessures ; les intestins gardent la trace du poison. L’âme de l’homme n’est pas plus forte que tout cela, le remords sue par tous les pores de son corps et le crime monte et flotte aux bords des lèvres. Oui, Henri Donezau dit cela ; et, comme madame de Cerny ne put cette fois dominer l’épouvante qui s’empara d’elle, Henri comprit la faute qu’il venait de commettre. Sans doute il aurait étouffé à l’instant même, par la mort de Léonie, le soupçon qu’il venait d’exciter, mais il était grand jour, un postillon était à cheval devant lui ; puis il réfléchit que cette femme était étrangère et ne devait avoir aucun intérêt à le perdre et à sauver le baron de Luizzi. Cependant il voulut s’assurer de ce qu’était cette femme, et, feignant de n’avoir remarqué ni son trouble ni sa propre indiscrétion, il lui dit avec quelque politesse :

« – Du reste, Madame, ne pourrais-je savoir qui je dois remercier du bon service que vous venez de me rendre ?

– Mon Dieu, Monsieur, lui dit-elle, mon nom vous est sans doute fort inconnu ; je m’appelle madame d’Assimbret. »

Cela n’apprit pas grand’chose à Henri ; mais l’hésitation qu’elle avait mise à prononcer ce nom le persuada qu’elle avait voulu cacher celui qui lui appartenait véritablement. Ils arrivèrent ainsi jusqu’à Bois-Mandé. Le premier soin d’Henri fut de demander au postillon le véritable nom de la personne avec laquelle il était revenu du château de M. de Paradèze. Tu comprends quelle dut être son épouvante lorsqu’il apprit le nom de madame de Cerny ! ; tu dois comprendre que cette épouvante redoubla lorsqu’il vit madame de Cerny donner les ordres qu’exigeait son départ pour Toulouse, lorsqu’il sut qu’elle venait de faire prévenir le maire de Bois-Mandé de se rendre chez elle ! Ce n’était rien qu’un crime pour Henri Donezau, et, si tu te souviens de son entretien avec Juliette, tu sais qu’à supposer que ce fût lui qui eût tué M. de Cerny, qu’il croyait le ravisseur de sa maîtresse, il n’en était pas même à cette époque à son coup d’essai. Il l’avait lui-même reproché à Juliette : elle l’avait poussé de la débauche à la friponnerie, de la friponnerie au faux, du faux au meurtre. Il ne manquait pas à la carrière qu’elle lui avait faite. Ce n’était donc pas pour lui une longue décision à prendre que celle de se débarrasser de la comtesse : mais le moyen était difficile, le danger pressant. Une dénonciation pouvait le faire arrêter, et, une fois arrêté, il était perdu, car les témoins du meurtre de M. de Cerny ne manquaient pas.

– C’est ce que tu ne m’as pas dit, il me semble ? s’écria Luizzi.

– C’est ce que tu ne m’as pas demandé, mon maître, repartit Satan.

– Eh bien ! que fit-il ? dit Armand, pressé d’arriver à la fin du récit.

– Il compta sur la bonne fortune réservée au crime, il compta sur l’audace effrontée avec laquelle il l’aurait commis pour qu’on n’osât pas le soupçonner. Il entra dans la chambre de madame de Cerny, mais il était trop tard ; il ne lui avait encore donné qu’un coup de poignard qui ne l’avait pas tuée, lorsque le maire qu’elle avait fait demander parut dans cette chambre.

– Et l’infâme a été arrêté, n’est-ce pas ?

– Et il est en prison, mais non pas comme l’assassin de madame de Cerny, car il ne fut pas arrêté alors, il ne fut pas reconnu, et il put suivre Juliette à Toulouse ; mais il est en prison comme l’assassin du comte, et c’est à Toulouse, où il avait suivi Juliette, qu’il a été arrêté.

– Léonie l’a donc accusé ?

Le Diable ne répondit pas, il reprit :

– Lorsque Eugénie arriva à Bois-Mandé, madame de Cerny gisait mourante et incapable d’articuler une parole sur le lit où elle la trouva, et elle y était depuis deux jours lorsque Caroline arriva à Bois-Mandé et les y trouva malades toutes les deux.

– Mais une fois réunies, s’écria le baron, que sont-elles devenues ?

Minuit sonna en ce moment, et le Diable, posant le doigt sur le front de Luizzi, lui dit :

– Et maintenant, je prends les trente jours que tu m’as donnés.

Un voile s’étendit sur les yeux de Luizzi, mais il ne fut pas tellement rapide qu’il ne crût apercevoir la porte de sa prison qui s’ouvrait, et Caroline conduisant par la main Léonie et madame Peyrol.

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