XLIX UNE AFFAIRE.

Pendant qu’Arthur et Delphine allaient danser ensemble, tous deux ravis de la circonstance qui les y avait forcés, Arthur, malgré la volonté de son père, Delphine, malgré son caprice, M. de Lozeraie, le marquis de Berizy et Mathieu Durand se retiraient dans un petit salon où se trouvait une table de whist occupée silencieusement par quatre joueurs, loin desquels les nouveaux venus allèrent s’asseoir. M. de Berizy porta le premier la parole, et, après avoir présenté le comte de Lozeraie et Mathieu Durand l’un à l’autre, il leur dit :

« – Je vous demande pardon, Messieurs, de vous ennuyer d’une affaire au milieu d’un bal, mais l’occasion est trop favorable pour que je ne la saisisse pas avec empressement. Je vous ai parlé, monsieur Durand, d’une forêt que j’avais vendue. M. le comte de Lozeraie, que voici, est mon acquéreur. D’après le contrat, il doit payer la totalité du prix de l’acquisition dans trois mois. Ce payement devait se faire entre mes mains. Vous conviendrait-il, monsieur le comte, de le faire entre les mains de monsieur Mathieu Durand, qui a bien voulu se charger de mes fonds ? Et vous, monsieur Durand, vous convient-il de recevoir ces fonds directement des mains de monsieur de Lozeraie ?

– Si cela peut vous être agréable, Monsieur, dit Mathieu, je suis tout prêt.

– Du moment qu’un reçu de monsieur Durand me libérera envers vous, monsieur de Berizy, repartit le comte avec morgue, je ne vois pas d’inconvénient.

– C’est pour vous, monsieur de Berizy, repartit Durand avec hauteur, que j’accepte cet arrangement ; je vous prie d’en être bien persuadé.

– En vérité, ajouta le comte en le prenant sur un ton encore plus dédaigneux, si je ne tenais pas à vous être agréable, monsieur le marquis, je resterais dans les termes de mon contrat.

– Et moi dans celui de notre arrangement, dit Mathieu.

– Je vous remercie tous deux de cette extrême complaisance, repartit M. de Berizy en souriant, et j’en profiterai. Je suis obligé de retourner en province pour quelques affaires, et je suis charmé que celle-ci s’arrange de cette façon. »

Le comte et le banquier firent un signe d’assentiment.

« – Demain, mon notaire rédigera les actes qui assureront la validité de votre payement entre les mains d’un tiers, et tout sera parfaitement en règle, dit M. de Berizy en s’adressant à M. de Lozeraie.

– Monsieur le comte de Lozeraie n’a-t-il aucune observation à faire, aucune mesure à prendre ? reprit le banquier.

– Mon homme d’affaires passera chez vous, Monsieur, dit M. de Lozeraie.

– Mon caissier le recevra, repartit Mathieu Durand, et il recevra l’argent si quelqu’un l’apporte. »

Ils se saluèrent tous deux, et ils allaient quitter le salon, lorsqu’il se fit un mouvement à la table de whist, et l’on quitta le jeu. M. de Favieri entrait en ce moment.

« – Avez-vous été heureux, monsieur Félix ? » dit-il à l’un des joueurs.

Le comte et le banquier se retournèrent soudainement à ce nom de Félix, et ils reconnurent chacun à part soi le vieillard qu’ils avaient si mal accueilli la veille. Tous deux furent également étonnés de le voir chez M. de Favieri, mais leur surprise fut plus grande encore lorsqu’ils l’entendirent répondre négligemment à M. de Favieri :

« – Non, vraiment, j’ai perdu vingt-quatre fiches en trois robs. Heureusement, ajouta-t-il en tirant un portefeuille de sa poche et en jetant un paquet de billets de banque sur la table, nous ne jouions qu’à 500 francs la fiche. »

– Oh ! ah ! oh ! fit le poëte, que ce M. Félix est bien trouvé ! qui diable est-il ? Il ressemble singulièrement à l’homme gris, à l’inconnu de toutes les comédies passées d’Alexandre Duval… humphr ! c’est diablement Théâtre-Français !

– Et le comte de Lozeraie me paraît à moi d’assez mauvais goût, dit Luizzi ; c’est pourtant un grand nom.

– Non, reprit le poëte, c’est ce M. Félix que je voudrais connaître. Je vous déclare que j’en fais mon héros. Je le vois d’ici ouvrant sa redingote et sa chemise en s’écriant : « Reconnais-tu cette cicatrice ? » Mais, plaisanterie à part, quel est ce M. Félix ? il me semble l’avoir vu chez le banquier.

– Il paraît, dit le Diable en riant, que le système de personnages inconnus excite autant de curiosité dans la vie qu’au théâtre, car Durand et le comte cherchaient à s’expliquer quel pouvait être cet homme qui était venu chez eux comme un solliciteur indigent, et qu’ils retrouvaient chez un des plus riches capitalistes de l’Europe, faisant la partie des joueurs les plus célèbres par l’énormité du taux de leurs enjeux, et perdant si indifféremment une somme considérable pour tout le monde. À son tour, M. Félix aperçut M. de Lozeraie et M. Durand, et, passant devant eux d’un air grave, il prononça à demi voix, mais de manière à être entendu de chacun, les deux mots suivants, en désignant de l’œil le banquier d’abord, le comte ensuite : « Orgueil et vanité. » Ni Durand ni M. de Lozeraie n’étaient hommes à supporter une pareille injure. Mais celui qui la leur adressait avait quatre-vingts ans ; tous deux gardaient aussi le souvenir de la manière dont ils l’avaient reçu, des paroles mystérieuses et presque menaçantes qu’il avait prononcées, et, retenus sans doute par une crainte dont eux seuls avaient le secret, ils le laissèrent s’éloigner sans répondre. Seulement ils se regardèrent, et l’assurance où était chacun d’eux que l’autre avait entendu le mot insultant qui lui avait été adressé redoubla dans leur cœur la haine qui semblait les séparer instinctivement.

Les explications qui suivirent ce bal ne laissèrent pas de donner au grand seigneur et au banquier de nouveaux sujets de se haïr. En effet, une première explication avait eu lieu entre Arthur et Delphine. Le jeune amoureux, d’autant plus maladroit qu’il était plus amoureux, s’imagina faire une grande montre de passion en jurant à Delphine qu’il saurait bien résister aux injustes préventions de son père. La jeune fille demanda quelles étaient ces préventions, et Arthur eut la gaucherie de les lui répéter. À cela, la riche héritière ne trouva rien de mieux à répondre que de renvoyer à M. de Lozeraie les dédains de mademoiselle de Favieri, en les mettant sur le compte de Mathieu Durand, pour que M. de Lozeraie n’eût pas seul en cette occasion l’avantage de l’impertinence. Il est assez concevable que Delphine, avec le caractère que lui avait fait la faiblesse de son père, lui rapportât les impertinences de M. de Lozeraie ; mais il fallait une circonstance toute particulière pour pousser Arthur à révéler à son père les propos que lui avait redits Delphine. Voici ce qui était arrivé à ce sujet : M. Félix, s’étant fait présenter Arthur pendant le bal, le prit à part et lui dit qu’il avait un entretien à lui demander relativement à une affaire d’argent où le nom de sa mère pouvait se trouver compromis. À cela Arthur avait répondu qu’il était aussi jaloux de sauver l’honneur du nom de sa mère, quoiqu’il ne le portât pas, que de maintenir l’honneur du nom de son père qu’il portait. M. Félix parut charmé de cette réponse, mais il répliqua gravement :

« – Plût à Dieu que celui que vous portez valût pour vous celui que vous ne portez pas !

– Monsieur ! s’écria Arthur.

– Nous nous reverrons, jeune homme, lui dit doucement le vieillard, et vous comprendrez alors que j’ai le droit de parler ainsi. »

Il arriva de ceci que lorsque M. de Lozeraie, qui avait remarqué l’émotion de son fils quand il avait pris la main de Delphine, crut devoir répéter à Arthur l’ordre de ne plus chercher à rencontrer cette jeune personne, il trouva une obéissance moins rapide et moins absolue que d’habitude. Arthur crut devoir représenter à son père que les alliances de la noblesse et de la finance n’étaient plus une chose si rare pour qu’il en repoussât l’idée avec tant de dédain. Le comte, irrité de ce semblant de résistance, ne crut pas pouvoir faire sentir assez à son fils la bassesse de ses opinions, et il conclut une fort belle tirade sur le respect qu’on doit à son nom par ces paroles :

« – Je comprends que des hommes d’un nom nouveau, ou des membres de la vieille noblesse qui ont compromis le leur dans de fâcheuses spéculations, cherchent ou à s’enrichir ou à rétablir leur fortune par de pareilles alliances ; mais, quand on s’appelle de Lozeraie et quand on a votre fortune, on est plus scrupuleux en pareille matière. Oui, Arthur, c’est à des hommes comme nous qu’il est réservé de maintenir ces principes rigoureux d’honneur et de dignité qui rendront bientôt à la noblesse l’éclat et la position qu’elle a perdus en partie.

– Mais, mon père, répondit Arthur, comment se fait-il que ce nom et cette fortune aient été ce soir le sujet de commentaires assez fâcheux ? »

Il n’en fallait pas davantage à M. de Lozeraie pour qu’il exigeât un récit exact de tout ce qui avait été dit, et Arthur, pressé de questions, fut forcé de répéter à son père les propos de mademoiselle Delphine Durand et de M. Félix. Toute la colère de M. de Lozeraie ou du moins toute celle qu’il laissa voir éclata contre M. Durand, et Arthur fut prévenu que rien au monde ne pourrait forcer le comte à consentir au mariage de l’héritier de son nom avec la fille d’un manant parvenu comme M. Durand. Arthur dut croire que cette décision était irrévocable, car le lendemain au matin il reçut de son père l’ordre de partir pour Londres. Il quitta Paris persuadé qu’on avait voulu le séparer de Delphine, et sans supposer qu’on avait peut-être voulu prévenir, avant tout, une nouvelle rencontre avec M. Félix. De son côté, Mathieu Durand, si faible d’ordinaire pour Delphine, s’était montré inébranlable. Elle lui avait dit vainement qu’elle mourrait de désespoir si elle ne devenait pas la femme d’Arthur, vainement elle avait eu des attaques de nerfs : rien n’avait touché le banquier. Delphine avait cependant chassé ses deux femmes de chambre, mis son maître de dessin à la porte, jeté la musique au nez de son professeur de piano, renvoyé trois chapeaux à Alexandrine, déchiré une douzaine de robes, cassé une foule de jolis petits meubles : toutes ces démonstrations de sa profonde douleur avaient trouvé Mathieu Durand inexorable.

« – Est-ce le titre qui te plaît ? disait-il à sa fille ; mais, si tu veux, je te ferai la femme d’un marquis ou d’un duc.

– Je veux être la femme d’Arthur, répondit-elle.

– Mais, reprenait Mathieu Durand l’homme du peuple, ce M. de Lozeraie est un intrigant parvenu, c’est le fils de quelque huissier de province qui a volé les titres dont il se pare.

– Mais vous, mon père, lui répondait Delphine, n’êtes-vous pas le fils d’un ouvrier ? Vous le dites à qui veut l’entendre.

– Oh ! moi, c’est différent, Delphine, dit le banquier avec une colère mal déguisée ; moi, je ne renie pas mon origine, je m’en vante, je m’en honore, j’en suis fier. »

Delphine était bien loin de comprendre ce calcul de l’orgueil qui poussait sans cesse Mathieu Durand à dire qu’il était un homme du peuple et à être blessé de cette qualité dès le moment qu’un autre que lui-même la lui donnait. Aussi ne s’arrêta-t-elle pas à la distinction établie par son père, et, se retranchant dans l’expression de sa capricieuse volonté, elle recommença à s’écrier que, si elle n’était pas la femme d’Arthur, elle en mourrait. Cela dura huit jours, au bout desquels elle apprit qu’Arthur était parti pour Londres. Delphine fut grandement humiliée de cette nouvelle. En effet, depuis huit jours elle s’étonnait de n’avoir pas encore rencontré Arthur escaladant les murs du parc, séduisant un jardinier ou tout au moins une chambrière pour parvenir jusqu’à elle, lui proposant de l’enlever en chaise de poste, et menaçant de se tuer à ses pieds si elle ne consentait pas à ses désirs. Comme l’aveuglement de sa propre vanité attribuait à l’amour toutes les sottes démonstrations qu’elle avait faites pour Arthur, elle ne concevait pas que la passion d’un homme n’eût pas été de beaucoup au delà, et surtout une passion qu’elle inspirait. Le départ d’Arthur apporta donc à mademoiselle Durand un cruel désenchantement, non point, à vrai dire, sur son propre compte, mais sur celui d’Arthur. Elle ne s’estima pas moins capable d’inspirer la passion la plus romanesque, mais elle jugea Arthur incapable de la sentir. La colère et le dépit qu’elle éprouva en cette occasion auraient dû faire cesser les simagrées d’une douleur qui n’existait pas ; mais avouer à son père qu’elle ne se souciait plus de M. Arthur de Lozeraie, c’était avouer qu’elle pouvait avoir tort, et elle n’en persista pas moins à répéter : « Je veux Arthur, ou la mort. » En conséquence elle refusa de voir qui que ce fût. Elle s’enferma chez elle, ne s’occupant que de sa douleur : ce qui lui fit dire un mot que nous croyons digne d’être rapporté. Un jour que son père lui reprochait doucement de négliger ses talents en musique, elle lui répondit aigrement : « Je suis assez forte sur le piano pour mourir. » Cependant il n’est pas douteux qu’elle eût été cruellement punie de sa comédie si son père eût cédé à ses désirs ; mais elle avait fini par comprendre qu’elle ne réussissait pas, et, en attendant, elle obtenait une autre espèce de succès qui lui plaisait bien plus que tout autre. Elle chagrinait son père, elle alarmait toute la maison ; on surveillait ses actions, on entourait son sommeil, on la suivait dans ses promenades, on tremblait de la voir examiner un couteau ou se mettre à une croisée un peu élevée. Tout cela servait de distraction au dépit de mademoiselle Durand, qui s’apercevait de ces craintes et qui s’amusait à les exciter.

Voilà où en étaient les choses trois mois après l’époque à laquelle cette histoire a commencé, et Mathieu Durand, véritablement alarmé de la persistance de Delphine, commençait à sentir l’antipathie qu’il portait à M. de Lozeraie fléchir devant le chagrin que lui causait sa fille, lorsque arriva la scène suivante…

– Vous parlez toujours, dit le poëte, de la haine de M. de Lozeraie et de Mathieu Durand. Il me semble que toute haine doit avoir un motif.

– Un motif ? reprit le Diable ; en donne-t-on à l’amour ? pourquoi en cherchez-vous à la haine ? On se hait parce qu’on se hait, voilà tout, comme on s’aime parce qu’on s’aime. Cependant l’antipathie du banquier et du comte ne partait pas d’un de ces vifs instincts de dissidence qui séparent invinciblement certaines natures, et je crois qu’ils se haïssaient pour quelque chose, sans cependant s’être rendu compte de ce quelque chose. Leur haine avait ses motifs. Mais il ne faut point les chercher dans des relations antérieures entre ces deux hommes ; ils ne venaient point du tort ou du mal que l’un ou l’autre avaient pu se faire dans le monde. Jamais il n’avait existé entre eux ni rivalité d’amour ni rivalité politique, ces deux sources si fécondes de querelles, de crimes, de niaiseries et de ruines ; et, lorsqu’ils se virent chez M. de Favieri, c’était la première fois qu’ils se rencontraient, bien que depuis longtemps ils se connussent de nom l’un et l’autre. La haine qu’ils se portaient venait seulement de ce qu’ils avaient en eux-mêmes un vice pareil, se produisant sous des formes différentes. S’il est possible de faire comprendre un sentiment haineux par un autre, j’en invoquerai un dont la réalité n’est pas contestée, parce qu’il se rencontre plus fréquemment dans notre société. La haine qui séparait M. de Lozeraie et Mathieu Durand était la même que celle qui existe entre deux femmes de mauvaise conduite, dont l’une cache ses écarts avec hypocrisie et baisse sa robe sur la pointe de ses souliers, tandis que l’autre porte sa honte haut le front et fait voir sa jarretière aux passants. La première, croyant mieux voiler ses vices en blâmant celles qui laissent voir les leurs à nu, déteste la franche coquine qui la force incessamment à mépriser tout haut la vie qu’elle mène tout bas, tandis que la seconde ne peut pardonner à celle qui se cache le peu de considération qu’elle garde, quoiqu’elle ne soit pas moins indigne de toute estime, et elle la hait de ce qu’elle obtient une meilleure place dans le monde. Posez une honnête femme entre ces deux femmes, elle les méprisera l’une et l’autre ; mais elle n’aura que faire de les haïr, elles ne lui portent aucun préjudice. Quant à ces deux femmes, elles détesteront sans doute l’honnête femme, mais moins qu’elles se détestent.

– Ceci me paraît au moins subtil, fit le baron, et n’explique pas la position du comte et du banquier.

– Allons donc ! fit Satan ; mais ce même sentiment de haine, déjà modifié, se rencontre entre deux hommes dont l’un est un fripon éhonté et l’autre un fripon hypocrite. Il n’y a presque jamais que les créanciers voleurs qui font mettre en faillite les débiteurs fripons ; les honnêtes gens ne s’en mêlent pas. C’est toujours la maîtresse du mari qui l’avertit que sa femme le fait cocu : une honnête femme s’en garderait. Le vice n’a pas d’ennemi plus implacable que le vice. Faites subir encore à ce sentiment une modification qui n’est qu’extérieure, appelez ridicule ce que je nomme vice, et vous trouverez le même principe de haine entre deux parvenus comme Mathieu Durand et M. de Lozeraie.

– Deux parvenus ! s’écria le poëte ; comment ! M. de Lozeraie était…

– Quoi ? fit le Diable.

– Un parvenu ?

– Oui.

– Ah ! c’est donc pour cela que vous l’avez fait ridicule ?

– Non ; c’est pour cela qu’il l’était, ainsi que Mathieu Durand, repartit le Diable, et c’est pour cela qu’ils se détestaient. En effet, tous deux étaient désolés de l’obscurité de leur origine ; mais l’un en faisait parade pour l’imposer orgueilleusement à la société, comme les femmes de mœurs perdues prétendent lui imposer leurs vices, et l’autre la cachait avec soin, avide qu’il était d’un genre de considération qu’il savait ne pas mériter, comme fait la femme hypocrite. Mathieu Durand était l’homme d’orgueil qui se croyait la force de lutter seul contre les préjugés sociaux et de les vaincre à son profit ; M. de Lozeraie, l’homme de vanité qui s’y soumettait à la condition de les tourner à son profit ; Mathieu Durand haïssait M. de Lozeraie de ce qu’il occupait, par un mensonge, une position d’homme important qu’il ne méritait à aucun titre ; M. de Lozeraie haïssait Mathieu Durand de ce que l’affectation de celui-ci à vanter son origine obscure était une satire vivante du soin qu’il mettait, lui, M. de Lozeraie, à cacher la sienne ; tous deux détestant les hommes de haute et vraie noblesse, mais tous deux les détestant moins qu’ils ne se détestaient eux-mêmes. D’un autre côté, l’on peut dire que ces deux hommes étaient l’un le représentant de certaines vieilles idées, l’autre le représentant de certaines idées nouvelles. M. de Lozeraie était le parvenu de tous les temps, celui qui, se conformant aux idées reçues sur les avantages d’une haute naissance, fait tout au monde pour donner à croire qu’il possède ces avantages. Mathieu Durand était le parvenu d’aujourd’hui, celui qui, s’appuyant sur un principe absolu d’égalité sociale et de valeur individuelle, répudiait toute illustration de famille, toute considération héréditaire, pour poser le moi comme une puissance qui ne tire rien que d’elle-même, et qui est presque égale à celle de Dieu. S’il faut tout dire, je pense que le vieux M. Félix avait sincèrement exprimé la vérité de ces deux caractères en appliquant à Mathieu Durand le mot orgueil et à M. de Lozeraie le moi vanité.

– Ce doit être quelque vieux gentilhomme de vos amis, fit le poëte, un homme de haute et vieille roche… Vous en parlez trop bien.

Le Diable ne répondit pas, et reprit :

– Maintenant que je pense vous avoir expliqué à peu près quelles étaient les dispositions de ces deux hommes vis-à-vis l’un de l’autre et vis-à-vis du monde, je continue mon récit ; je vais vous rapporter les diverses scènes qui se passèrent entre eux et qui furent les conséquences de ce que je vous ai déjà raconté.

Luizzi, qui connaissait la manière de raconter du Diable, pensa qu’il devait avoir de bonnes raisons pour allonger aussi indéfiniment son récit, et il écouta afin d’observer s’il produirait sur le poëte l’effet prédit par Satan, qui continua.

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