L

C’était, cette fois, dans les premiers jours de juillet 1830. Mathieu Durand revenait de l’Étang, où il avait laissé Delphine dans un tel état de douleur qu’elle avait été sur le point de battre son père. Il était encore assis dans le cabinet où nous l’avons vu au commencement de ce récit. Mais le banquier n’avait plus cet aspect de bonheur calme et de suprême contentement de lui-même qui rayonnait sur son visage quelques mois auparavant. On eût dit qu’il éprouvait ensemble un bonheur plus actif et une inquiétude très-vive ; on voyait se succéder rapidement en lui de soudains épanouissements de joie et un abattement soucieux. Ces diverses émotions dépendaient des diverses choses sur lesquelles il portait ses regards en lui-même. Lorsqu’il considérait qu’il venait d’être nommé député par trois colléges d’arrondissement et un collége de département, une ardente chaleur d’orgueil lui montait à la tête, et son œil brillait d’un éclat impérieux ; lorsqu’il examinait par quel chemin il était arrivé à ce triomphe et qu’il reconnaissait qu’il lui avait fallu sacrifier la sûreté de ses affaires à son ambition, une crainte froide le faisait pâlir. Mathieu Durand avait la fièvre des grands joueurs politiques, tantôt avec ses transports brûlants qui donnent le délire au malade et lui prêtent une vigueur au delà de sa nature, tantôt avec ses frissons glacés qui le font trembler et l’abattent comme s’il était à bout de toute force. Cependant ce n’était guère que dans la solitude que Mathieu Durand laissait percer ces symptômes de l’état fâcheux où il se trouvait. Dès qu’il était en représentation, il reprenait son rôle et le jouait encore avec l’admirable sang-froid de l’acteur à qui une longue habitude du théâtre donne le geste et l’intonation des choses qu’il débite, quoique sa pensée en soit bien loin. Or, comme Mathieu Durand était prévenu qu’une foule de personnes attendaient dans son antichambre, il s’en fit remettre la liste et ne fut pas médiocrement étonné de rencontrer parmi trente noms assez insignifiants le nom de M. le comte de Lozeraie. À côté de ce nom était celui de M. Daneau. Le banquier parut réfléchir un instant sur ce qu’il devait faire vis-à-vis de M. de Lozeraie ; puis il finit par dire à son valet de chambre :

« – Vous m’excuserez auprès de M. de Lozeraie, vous lui direz que toute ma matinée est prise par des affaires et que je craindrais de le faire attendre trop longtemps ; mais que, s’il veut repasser demain ou après-demain, je serai à ses ordres. Quant à M. Daneau, dites-lui d’attendre, car il faut que je lui parle absolument, puis faites entrer les autres personnes. »

Dès qu’il eut donné cet ordre, le banquier quitta le fauteuil où il était assis, et se leva pour recevoir debout les personnes qui venaient le voir à divers titres et les forcer ainsi à abréger leur visite. Cette très-légère différence entre l’accueil qu’il faisait autrefois aux gens qui venaient le solliciter et auxquels il offrait un siége avec tant de grâce, cette très-légère différence, dis-je, semblait montrer que Mathieu Durand pensait déjà que c’était perdre son temps que d’écouter des demandes auxquelles il accordait de longues heures quelques mois auparavant. Il expédia une demi-douzaine d’électeurs qui venaient solliciter des apostilles qu’il dut refuser, attendu qu’il s’était avant tout engagé à soutenir, les droits du peuple à la tribune, et non pas dans les bureaux, autrement dit, dans la théorie et nullement dans la pratique. Ah ! c’est que, voyez-vous, la théorie est la plus belle chose que le diable ait inventée pour désorganiser le monde. Donnez-moi le philanthrope le plus amoureux de l’humanité, confiez-lui le pouvoir pendant vingt-quatre heures, et j’en ferai le monstre le plus abominable. Robespierre était un théoricien qui voulait le bien de la France et qui, comme tous les théoriciens, pensait que la fin justifie les moyens.

– Oh ! monsieur le comte de Cerny, quelle grosse épigramme de carliste ! s’écria le poëte, vous donnez à Robespierre des opinions de jésuite.

– C’est peut-être mon intention, fit le Diable, tandis que Luizzi lui disait tout bas :

– Satan, tu t’oublies.

– Quoi qu’il en soit, reprit celui-ci, Mathieu Durand reçut et renvoya les électeurs avec cette supériorité de l’homme qui est souverainement ennuyé de leur visite : il ne voulait pas se commettre avec le pouvoir, disait-il. La même phrase lui servit pour tous, et chacun se retira ravi de la haute indépendance du nouveau député. Trente minutes suffirent au banquier pour expédier ses électeurs. Cependant, un ancien fournisseur de l’armée impériale s’étant présenté avec une pétition aux chambres par laquelle il réclamait d’assez fortes sommes, en accusant le gouvernement d’avoir écarté des titres incontestables et en signalant, disait-il, des fraudes évidentes, le banquier lut sa pétition d’un bout à l’autre et lui dit :

« – Oui, Monsieur, j’appuierai cette demande de tout mon pouvoir ; je veux et dois signaler une spoliation aussi honteuse ; vos réclamations ont été repoussées parce qu’elles remontent à une époque dont le gouvernement actuel se fait un jeu de répudier la gloire et les engagements. Mais le jour de la justice viendra, Monsieur, et il ne tiendra pas à moi et à mes amis que vous n’ayez une entière satisfaction.

– L’espérez-vous, Monsieur ? dit l’ex-fournisseur.

– La majorité de l’opposition est incontestable, Monsieur, elle est toute-puissante, Monsieur, et il faudra bien que le pouvoir veuille ce que nous voulons, si toutefois le pouvoir reste longtemps entre les mains d’hommes qui en abusent d’une façon si perverse et si arbitraire contre tout ce qui est populaire et national.

– Ah ! Monsieur, s’écria le pétitionnaire, vous me rendez la vie, car je ne dois pas vous le laisser ignorer, avec les titres que vous-même croyez être si valables, je me vois réduit à la dernière misère, et cette misère est telle que si je pouvais trouver à emprunter une faible somme sur le dépôt que je ferais de ces documents, pour attendre le jour où mes réclamations seront enfin admises grâce à votre éloquente intervention, je m’estimerais bien heureux.

– C’est une chose qui vous sera bien facile, je suppose, dit Mathieu Durand en prenant le chemin de la porte de son cabinet, comme pour le montrer à son protégé, avec une aisance qui annonçait de la part du banquier de grandes dispositions à devenir ministre.

– Si vous le croyez, dit le fournisseur en suivant le banquier, ne vous serait-il pas possible, monsieur Durand… ?

– À moi, Monsieur, dit le député ; hélas ! non. Ma maison s’est absolument interdit ce genre d’opérations. Je le voudrais, que je ne le pourrais pas. Je n’en suis pas moins tout à vous, Monsieur, et, lorsque votre pétition arrivera à la Chambre, vous pouvez entièrement compter sur ce que vous appelez mon éloquente intervention. »

Et en disant cela, le banquier ouvrit lui-même la porte de son cabinet et salua le pétitionnaire d’un air de politesse parfaite, qui recouvrait admirablement cette phrase intérieure : « Faites-moi le plaisir d’aller au diable ! »

Après ce pétitionnaire il s’en présenta un autre, qui venait soumettre à M. Mathieu Durand un projet de réforme financière, lequel ne tendait pas moins qu’à supprimer la patente, l’impôt sur les boissons, celui sur le sel, le monopole du tabac, et à combler le déficit que cela ferait au budget en diminuant de moitié tous les traitements des fonctionnaires publics. Le banquier, sans admettre l’application radicale des idées du réformateur, en approuva vivement le principe et déclara qu’il était temps d’introduire le système d’économie sévère dans les dépenses publiques et de faire cesser l’impudent gaspillage qu’on faisait de la fortune du peuple, ajoutant qu’alors il serait possible d’arriver à la réalisation des idées du pétitionnaire, idées qu’il l’engageait, dans tous les cas, à soumettre à la Chambre, afin de l’habituer à entendre parler d’économie et de réforme.

– Ce n’est pas là le Mathieu Durand que je connais, le vrai et franc patriote que tous ses amis admirent, dit le poëte.

– C’est possible, repartit le Diable ; je ne peins pas celui que vous connaissez, mais celui que je connais, moi.

– Je ne vous ai jamais vu chez lui.

– J’y suis pourtant souvent, dit Satan ; et il reprit :

Lorsque Mathieu Durand eut renvoyé ce grand économiste avec la même cérémonie qu’il avait employée vis-à-vis de l’ex-fournisseur, il donna l’ordre à son valet de chambre d’introduire M. Daneau, et sa colère fut grande en apprenant que l’entrepreneur n’avait pas voulu l’attendre, mais qu’il avait annoncé qu’il repasserait dans la journée. D’un autre côté, Mathieu Durand eut lieu d’être encore plus surpris lorsqu’il apprit également de son valet de chambre que M. le comte de Lozeraie avait déclaré qu’il attendrait que M. Mathieu Durand eût terminé ses affaires. M. de Lozeraie, attendant dans l’antichambre de Mathieu Durand, jeta dans le cœur de celui-ci une telle bouffée d’orgueil satisfait qu’il oublia un moment le sans-façon de M. Daneau à son égard, et donna l’ordre d’une voix retentissante d’introduire les autres personnes qui étaient dans l’antichambre. Celles-ci étaient des gens de commerce, qui, sur la haute réputation de bienfaisance de Mathieu Durand, venaient, comme l’avait fait autrefois M. Daneau, expliquer leur fâcheuse position au banquier et solliciter l’appui généreux que l’entrepreneur avait obtenu. Mathieu Durand avait pour les solliciteurs commerciaux une phrase toute faite, comme pour les solliciteurs politiques. Ses nouvelles fonctions de député, disait-il, absorbaient tout son temps, et il avait complètement abandonné la direction de sa maison de banque à M. Séjan, qui, disait-il, ferait tout ce qu’il serait possible de faire, et chez lequel il les renvoyait avec une bonne grâce extrême. Le chef de la comptabilité les recevait avec cette figure immobile de financier qui ne tire le verrou qui semble clore ses lèvres que pour laisser échapper ce peu de mots : « Monsieur, cela est complètement impossible. » D’où il résultait que M. Séjan endossait à son compte l’insensibilité du banquier, qui gardait par devers lui sa réputation de bienveillance et de générosité.

Toutes les audiences se trouvant épuisées, on dit à Mathieu Durand que M. Daneau était de retour, et le banquier, voulant épuiser jusqu’à la dernière goutte le plaisir de faire faire antichambre à M. le comte de Lozeraie, admit l’entrepreneur en sa présence.

« – Vous m’avez fait mander, Monsieur ? dit M. Daneau en arrivant d’un air souriant.

– Oui, Monsieur, repartit le banquier assez sèchement, et j’aurais désiré vous voir plus tôt, attendu que la conversation que nous devons avoir ensemble est fort importante.

– C’est votre faute, monsieur Durand, dit l’entrepreneur avec une grâce obséquieuse. »

Mathieu Durand fronça le sourcil.

« – C’est votre faute, continua l’entrepreneur ; ne m’avez-vous pas dit, la première fois que j’ai eu l’honneur de vous voir, que le temps était un capital qu’il ne fallait pas gaspiller ? Or, j’ai profité de celui que me laissaient les nombreuses visites que vous aviez à recevoir, pour aller à quelques affaires. »

Un sourire aigre de dédain parut sur les lèvres du banquier, et il répliqua à M. Daneau :

« – Celle dont nous avons à parler ensemble était peut-être la plus importante de toutes.

– De quoi s’agit-il donc ?

– Je crois devoir vous prévenir que le crédit qui vous a été ouvert chez moi cessera à partir du 15 de ce mois.

– Vous me fermez ce crédit ! s’écria l’entrepreneur abasourdi.

– Et je compte, reprit le banquier sans paraître avoir remarqué l’exclamation de l’entrepreneur, être couvert par vous, d’ici à un mois, des 400,000 francs que je vous ai avancés.

– D’ici à un mois ! reprit M. Daneau avec un nouvel ébahissement.

– Il me semble, dit Mathieu Durand, que vous devez être en mesure. Je vous ai fourni, comme vous me l’avez demandé, les fonds nécessaires à l’achèvement de vos constructions ; elles sont terminées, nous voici au mois de juillet, moment où, selon vos calculs, elles vont entrer en plein rapport. C’est l’heure, il me semble, de compléter votre opération, de mettre vos maisons en vente, de solder vos dettes et de réaliser vos bénéfices.

– Sans doute, Monsieur ; mais, s’il me faut mettre en vente tout à coup pour trois millions de propriétés bâties, c’est les déprécier assez pour que j’éprouve une perte qui dévorera non-seulement tous mes bénéfices, mais encore l’argent que j’y ai mis.

– Cela n’est pas possible, monsieur Daneau, répondit le banquier avec un flegme imperturbable. Vous avez mis 300,000 francs dans l’affaire ; quand vous êtes venu à moi, vous aviez pour 1,200,000 francs d’hypothèques. Je vous ai prêté 400,000 francs encore sur hypothèques, ce qui constitue une somme totale de 1,900,000 francs. De là à 3 millions, évaluation que vous avez donnée vous-même à vos propriétés, il y a loin, et vous avez encore une grande marge pour les bénéfices.

– Sans doute, Monsieur ; mais les 400,000 francs prêtés par vous ont servi à payer des engagements antérieurs. Je vous l’ai dit : j’ai dû en faire de nouveaux, et j’ai encore, aujourd’hui que les constructions sont terminées, pour plus de 200,000 francs d’échéances avenir.

– Eh bien ! monsieur Daneau, cela fait 2 millions 100,000 francs, et vous aurez encore 900,000 francs à gagner, si vos calculs ont été justes et loyaux.

– Ils ont été loyaux, Monsieur, répondit l’entrepreneur avec quelque vivacité, et ils seront justes si vous m’accordez le temps nécessaire pour opérer la vente de mes maisons. »

Le banquier ouvrit un carton, y prit un papier et en lut quelques passages à M. Daneau.

« – Vous le voyez, ajouta-t-il, les termes de notre contrat sont parfaitement clairs. Je vous ai prêté sur hypothèques 400,000 francs pour quatre mois. Les quatre mois expirent demain, et je serais en droit de demander un remboursement immédiat et intégral. Je ne le fais pas ; j’ajoute un délai d’un mois, et je pense aller beaucoup au delà de ce qu’exigeraient mes intérêts si je n’étais habitué à les sacrifier à ceux des autres.

– En vérité, monsieur Durand, dit l’entrepreneur d’un air suppliant, il me sera impossible de vous satisfaire.

– En ce cas, reprit le banquier, vous ne vous étonnerez pas si je prends immédiatement les mesures nécessaires pour arriver au payement que j’avais le droit d’attendre de vous.

– Quoi ! s’écria l’entrepreneur, une expropriation !

– Il ne tient qu’à vous de l’éviter en me remboursant immédiatement.

– Mais c’est user envers moi d’une rigueur…

– Je vous remercie, dit amèrement le banquier ; heureusement que je suis fait à l’ingratitude. Tout homme qui a consacré sa vie à venir en aide aux autres doit s’attendre à pareille chose. Je n’usais pas de rigueur lorsque je vous ouvrais ma caisse ; mais, maintenant que je vous redemande mon argent, je suis un homme rigoureux. Il suffit, je sais ce qu’il me reste à faire.

– Monsieur, reprit Daneau, pardonnez-moi une parole imprudente, je la désavoue du fond de l’âme. Mais je vous jure que c’est me ruiner que me presser ainsi. Vous connaissez trop les affaires pour ne pas savoir que l’on ne trouve des acquéreurs qu’à la condition de ne pas les chercher. Il faut les laisser venir, et ce n’est pas en un mois que je puis espérer réaliser une vente si énorme. D’ailleurs on me demandera des termes, et, si je n’en obtiens pas moi-même, je ne pourrai en accorder ; la vente me deviendra impossible.

– Substituez une hypothèque à la mienne, j’y consens.

– Mais c’est déprécier mon gage que d’être forcé de dire qu’il ne paraît pas suffisant à une maison de banque comme la vôtre. Car personne ne doutera que, si vous exigez un pareil payement, c’est que vous croyez vos fonds exposés ; personne ne traduira autrement votre… je ne veux pas dire votre rigueur… mais votre… »

L’entrepreneur ne pouvait trouver un mot poli, et s’arrêtait encore.

« – Passez, passez, lui dit le banquier.

– Oui, monsieur Durand, reprit Daneau d’un ton vivement ému, personne ne croira qu’un homme comme vous, le soutien du pauvre, l’appui de l’industrie, qui avez prodigué votre fortune à secourir les honnêtes gens, vous soyez aussi sévère envers moi, si je ne l’ai pas mérité par quelque manque de parole, par une conduite peu loyale. Et cependant, monsieur Durand, je suis un honnête homme, je suis comme vous, et, vous me l’avez dit souvent, un enfant du peuple qui ai acquis ma fortune par le travail et la probité ; et vous ne voudrez pas me perdre, non-seulement de fortune, mais de réputation, vous en êtes incapable. »

Le banquier parut ému et répondit :

« – Croyez que, si je n’avais pas un besoin pressant de mes capitaux, je ne serais pas si rigoureux. Mais, dès le jour où je vous les ai prêtés, ils avaient une destination. Je me suis engagé, je n’y puis plus rien.

– En ce cas, Monsieur, dit Daneau avec désespoir, je verrai… je verrai… »

Il s’apprêtait à sortir, lorsque le banquier le rappela.

« – Écoutez, monsieur Daneau, je ne veux pas qu’on puisse dire que j’aie jamais manqué à secourir un honnête homme, et un homme comme moi sorti du peuple. »

L’entrepreneur revint avec un air d’empressement joyeux, et attendit avec anxiété les paroles du banquier, qui paraissait lui-même assez embarrassé de ce qu’il allait dire. Enfin celui-ci se décida et reprit :

« – D’après vos calculs, vous avez une somme de 2 millions 100,000 francs engagée sur vos propriétés ?

– Oui, Monsieur.

– Faites-moi une vente de ces propriétés pour 2 millions 200,000 francs, et vous êtes complètement liquidé.

– Mais, Monsieur, repartit Daneau avec humeur, étonné qu’il était de la proposition du banquier, et oubliant que ce même homme qui lui offrait d’acheter une propriété de 2 millions 200,000 francs venait de lui dire qu’il avait un besoin pressant de ses capitaux ; mais c’est m’enlever tout le bénéfice de mon opération !

– Comment ! dit le banquier, qu’avez-vous engagé en fonds ? trois cent mille francs, pour commencer, il y a un an, le payement de l’achat des terrains : tout le reste est provenu d’emprunts successifs. Il en résultera qu’avec trois cent mille francs vous aurez réalisé, en un an, un bénéfice de cent mille francs. C’est de l’argent placé à 33 pour 100. Je ne connais aucun commerce qui donne des résultats si exorbitants, et la haute banque, contre laquelle on crie tant, est bien loin d’arriver au quart de bénéfices pareils sur des capitaux qu’elle engage très-souvent plus légèrement qu’elle ne le devrait.

– Cela se peut, Monsieur, dit Daneau ; mais dans l’affaire qui me regarde, vous oubliez que j’ai eu à payer les intérêts des capitaux empruntés, les frais d’acte.

– C’est juste, dit le banquier, et je vous en tiendrai compte.

– Alors j’aurai couru tous les risques de cette affaire, j’aurai travaillé pendant un an…

– Pour gagner cent mille francs : cela me semble assez beau, surtout en considérant d’où vous êtes parti !

– Mais, dit l’entrepreneur avec fierté, du même endroit que vous.

– Pardon ! fit le banquier avec hauteur, je ne parle pas de l’homme, mais du capital engagé. Je n’oublie pas ce que j’ai été, moi, qui ai été peut-être moins que vous.

– Tenez, Monsieur, dit Daneau avec un de ces mouvements de résolution que prend un blessé qui se sent en danger et qui tend au chirurgien une jambe ou un bras à couper ; tenez, donnez-moi deux millions quatre cent mille francs, et c’est une affaire faite. »

Le banquier serra dans son carton le contrat d’hypothèque et lui répondit froidement :

« – J’ai fait tout ce que j’ai pu pour vous sauver ; je suis fâché de vous voir si peu raisonnable. Adieu, Monsieur, cette affaire ne me regarde plus ; vous verrez M. Séjan pour la liquidation de votre compte.

– Mais, Monsieur…

– Pardon, voilà deux heures que M. le comte de Lozeraie m’attend ; et, en vérité, malgré toute mon envie de donner tout mon temps aux hommes qui ne sont comme moi que des commerçants et des industriels, ce serait me montrer plus qu’impoli envers un grand seigneur si-patient.

– Je vais voir M. Séjan, dit Daneau confondu.

Le banquier le salua, et, pendant qu’il donnait l’ordre d’introduire M. de Lozeraie et que celui-ci entrait dans son cabinet, Mathieu Durand écrivit quelques lignes qu’il cacheta et qu’il donna au domestique en disant :

« – Tout de suite à M. Séjan. »

Voici ces quelques lignes :

« Soyez ferme dans l’affaire Daneau, et nous aurons, pour deux millions cent mille francs des propriétés qui, en saisissant une occasion favorable, vaudront plus de trois millions. »

Aussitôt que le valet de chambre fut sorti, le banquier fit signe à M. de Lozeraie, et les deux parvenus restèrent seuls en présence.

– Mathieu Durand a fait cela ? dit l’homme de lettres en regardant le comte assez sérieusement pour que le baron s’aperçût que le Diable commençait à obtenir l’espèce d’attention qu’il désirait.

– Oui.

– En êtes-vous sûr ?

– Je vous nomme les personnes, je vous dis les chiffres exacts.

– Mais où diable avez-vous appris tout cela ?

– Je vous le dirai quand j’aurai fini.

– Savez-vous qu’avec de pareils secrets on pourrait mener loin un homme comme Mathieu Durand ? dit le poëte.

– Ah ! je vous jure, reprit Satan, que si sa fille me plaisait comme elle vous plaît, elle serait bientôt à moi… surtout avec ce qui me reste à vous apprendre.

À cette dernière phrase, Luizzi commença à deviner l’intention de Satan, et il écouta tandis que celui-ci continuait.

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