XLVI UNE AUTRE ESPÈCE DE GENTILHOMME.

Le jour même où ces diverses scènes se passaient chez le banquier Mathieu Durand, dans la rue de Provence, une autre comédie se jouait, par un personnage bien différent, dans la rue de Varennes au faubourg Saint-Germain. Le principal acteur était le comte de Lozeraie. C’était un homme de cinquante ans passés, de haute taille, le visage busqué, l’air froid et dédaigneux, portant la tête au vent, parlant du bout des lèvres, mis avec une recherche qui savait prendre aux modes de l’extrême jeunesse ce qu’elles avaient de convenable à son âge, sans se laisser entraîner à ce qu’elles avaient de ridicule. Il était enfermé de même dans un cabinet de travail d’une grande richesse, tout luisant de brocart, de meubles dorés, de curiosités coûteuses, de porcelaines de prix. Cependant il paraissait prêt à sortir, car un valet de chambre venait de lui remettre son chapeau, ses gants, sa cravache, en lui annonçant que ses chevaux étaient prêts.

À ce moment, un jeune homme de vingt-quatre ans ouvrit la porte du cabinet, et salua le comte de Loseraie.

« – Ah ! vous voilà enfin, Arthur ?

– On m’a dit que vous me demandiez, mon père, et je me suis hâté de descendre.

– Vous auriez pu y mettre plus d’empressement.

– Pardon, mon père, j’achevais une lettre à un ami, à monsieur…

– En voilà assez, je ne vous demande pas compte de vos actions ; vous êtes d’un nom et d’un rang qui doivent vous mettre à l’abri de liaisons indignes de vous. »

Arthur baissa les yeux et ne répondit pas. Son père reprit :

« – Je vous ai fait mander pour vous prier de ne pas vous engager pour demain dimanche.

– J’aurais voulu le savoir, plus tôt, mon père, car j’ai presque promis.

– Il suffit que vous le sachiez aujourd’hui, repartit sévèrement le comte ; vous êtes invité demain chez le marquis de Favieri, qui donne un bal à sa maison de campagne de Lorges, et je tiens à ce que vous vous rendiez à cette invitation.

– Je m’y rendrai, mon père, je m’y rendrai avec grand plaisir, répondit Arthur avec empressement.

– Je vous sais gré de cette obéissance, reprit M. de Lozeraie d’un ton moins rogue ; mais tâchez de n’y pas mettre de restriction, je vous prie ; quittez, s’il se peut, cet air triste et mélancolique que vous traînez partout. Vous verrez demain mademoiselle Flora de Favieri : c’est une fort belle personne, son père est immensément riche ; tâchez de plaire à l’un et à l’autre. Vous me comprenez ?… »

Arthur sembla d’abord entendre son père avec un vif étonnement, puis avec une satisfaction évidente. Il hésita cependant un moment à exprimer les pensées que la dernière phrase de son père avait fait naître en lui ; mais, comme celui-ci le regardait d’un air sévère et interrogateur, il se décida à parler et lui dit :

« – Sans doute, mon père, je crois vous comprendre, et je dois croire, d’après vos paroles, que vous ne répugneriez pas à une alliance avec un homme qui exerce l’état de banquier, comme fait M. le marquis de Favieri.

– Cet homme est le représentant d’une des plus nobles familles de Florence, dit sévèrement M. de Lozeraie. Le commerce et la banque, qui, en France, ont toujours été considérés comme une dérogation à la noblesse, n’ont pas la même défaveur en Italie. M. de Favieri ne s’est pas fait banquier, il est resté banquier comme ses ancêtres. C’est une bien grande différence avec les hommes de finance de notre pays, pour la plupart petits bourgeois parvenus. »

La joie qui s’était montrée sur le visage d’Arthur s’en effaça tout à coup, et il répondit timidement :

« – Il y a cependant des hommes fort honorables parmi tous ces bourgeois.

– Cela doit vous être indifférent, je suppose ; qu’avez-vous à faire avec ces gens-là ?

– Rien, mon père, » répondit Arthur vivement troublé.

Le comte considéra son fils, comme s’il eût douté de la vérité de cette assertion, puis reprit durement :

« – Vous vous appelez le vicomte de Lozeraie, ne l’oubliez plus, si par hasard il vous était arrivé de l’oublier.

– Mon père, jamais… Je n’ai rien fait…

– Je ne vous demande pas un plaidoyer ; un gentilhomme se fie à l’honneur de son fils. Souvenez-vous cependant que vous m’accompagnerez demain chez M. de Favieri.

– Je vous accompagnerai, mon père, » répondit Arthur.

Il allait se retirer et le comte s’apprêtait à sortir, lorsqu’on annonça M. de Poissy. M. de Lozeraie fit signe à son fils de les laisser seuls.

« – Vous arrivez à propos, dit M. de Lozeraie à M. de Poissy, je comptais passer chez vous en allant à Saint-Cloud.

– Je suis sorti depuis ce matin, car les affaires ne se font pas d’elles-mêmes.

– Eh bien ! où en sommes-nous ?

– L’expédition d’Alger se fera, elle est tout à fait décidée.

– Et que vous ont dit nos gens au ministère de la guerre ?

– Je n’ose vous l’apprendre.

– Comment ! tant de sacrifices seraient-ils perdus ?

– Ils ne le seront pas si vous en augmentez le chiffre.

– Encore ! s’écria le comte avec impatience. Je croyais que quatre cent mille francs déjà donnés suffiraient.

– Il y a tant de monde à satisfaire.

– Mais enfin, si je me décidais à un nouveau sacrifice, serais-je sûr cette fois que je pourrais disposer de cette fourniture ?

– Cela n’est pas douteux.

– Et que demande-t-on ?

– C’est que c’est une affaire à gagner trois ou quatre millions, dit M. de Poissy.

– Je le sais ; mais quel prix faudra-t-il les payer ?

– Il faudrait encore cent mille écus.

– Cent mille écus ! mais c’est exorbitant !

– Pour gagner quatre millions !

– Ah ! reprit le comte de Lozeraie, quel temps que le nôtre ! Autrefois le roi eût fait présent à un des seigneurs de sa cour d’une entreprise pareille ; cela eût suffi à la fortune de son protégé. Mais ce n’est plus le roi qui gouverne, ce sont les chambres d’une part, assemblées d’ergoteurs et de gratte-sous, et les bureaux d’une autre, repaires peuplés d’une race de commis sortis de derrière tous les comptoirs de France où ils ont appris à vendre jusqu’à leur honneur.

– C’est heureux quand on a de quoi l’acheter.

– C’est déplorable quand il faut le payer dix fois plus qu’il ne vaut.

– Cette somme de cent mille écus vous gênerait-elle ? dit le vicomte en regardant attentivement M. de Lozeraie.

– Moi ! reprit celui-ci avec hauteur, je suis prêt à la donner ; mais je ne veux pas me laisser friponner. Il me faut des garanties.

– En peut-on donner dans de pareilles négociations ? C’est une affaire de bonne foi.

– Savez-vous que j’avance plus de six cent mille francs ?

– Sans doute ; mais doutez-vous que, lorsqu’on présentera un homme de votre nom, il ne l’emporte pas facilement sur tous les concurrents qui lui seraient opposés ? Le ministre lui-même aura la main forcée.

– Croyez-vous ! dit M. de Lozeraie d’un air capable. Eh bien ! nous verrons. Je vais chez le roi, j’y trouverai le ministre, je sonderai le terrain, et demain je vous donnerai une réponse.

– Faudra-t-il venir la chercher ici ?

– Vous devez être invité chez M. de Favieri ? je vous y verrai.

– C’est très-bien ; mais on m’attend, que faut-il que je réponde ?

– Que je me consulte.

– Il y a des offres plus considérables que les vôtres et qu’on peut accepter d’ici à demain.

– Je ne puis cependant donner une telle somme sans y réfléchir, sans prendre des mesures.

– Une promesse formelle suffira. La parole d’un homme comme vous est un engagement sacré.

– Je le sais, reprit le comte avec un sourire vaniteux ; c’est pour cela que je ne la donne pas légèrement… Qu’on attende.

– Il suffit, dit M. de Poissy, je m’arrangerai pour que rien ne se termine avant après-demain.

– Je compte sur vous, vous y êtes aussi intéressé que moi… Je pars pour Saint-Cloud, adieu. »

Comme le comte allait sortir, le domestique entra encore et annonça M. Félix, de Marseille.

« – Je ne le connais pas, répondit le comte. Qu’est-ce que c’est que cet homme ?

– Un vieillard de près de quatre-vingts ans ; il dit qu’il a une lettre de recommandation pour monsieur le comte…

– Ah ! quelque mendiant… sans doute… Je n’y suis pas… »

Et, sans faire attention à ce qu’il venait de dire, M. de Lozeraie quitta son cabinet, traversa le salon et passa dans l’antichambre avant que le domestique eût eu le temps de dire à ce M. Félix que le comte de Lozeraie était absent. À son aspect, le vieillard se leva, et, l’abordant respectueusement, il lui dit en lui tendant une lettre :

« – De la part du vicomte de Couchy, de Lyon. »

Le comte s’arrêta et prit la lettre, sans répondre à la salutation du vieillard. Cette lettre était ainsi conçue :

« Mon cher comte, l’homme qui vous remettra cette lettre est un bon vieillard à qui la révolution a fait perdre sa fortune. Il vous dira son histoire, et je vous serai très-reconnaissant de ce que vous pourrez faire pour lui. »

Le comte jeta cette lettre sur une étagère, et dit à son domestique qui l’avait suivi :

« – Donnez deux louis à cet homme, et faites avancer mes chevaux.

– Monsieur le comte, reprit M. Félix en se plaçant entre lui et la porte, ce n’est pas l’aumône que je suis venu vous demander.

– Et qu’est-ce donc, s’il vous plaît ?

– C’est une restitution, Monsieur.

– Une restitution ! Je n’ai pas de dettes, Monsieur, et, si j’en avais, ce ne serait pas avec des gens de votre sorte.

– Aussi, Monsieur, reprit le vieillard d’un ton haut, ne parlé-je pas de vos dettes personnelles envers moi.

– Cela serait difficile.

– Peut-être, dit le vieillard ; mais je parle de celles de M. de Loré, votre beau-père. Il m’a emprunté de fortes sommes à l’étranger avant l’émigration, et je viens vous les demander.

– À moi ?… Je ne suis pas garant des dettes de M. de Loré, si tant est qu’il vous ait jamais dû quelque chose.

– Cependant, Monsieur sa fille, qui était votre femme, a recueilli son héritage.

– En ce cas, cela pourrait tout au plus regarder mon fils, qui a recueilli l’héritage de sa mère. Mais où sont vos titres ?

– Quand je vous aurai fait le récit des circonstances où j’ai secouru M. de Loré, vous reconnaîtrez la vérité de ce que j’avance, quoique je ne puisse dire que j’aie des titres exacts.

– Ah ! je comprends, repartit le comte avec colère et mépris, quelque histoire arrangée sur des circonstances que le hasard vous aura apprises… Vous venez trop tard, Monsieur ; je connais cette industrie, et je vous conseille d’aller l’exercer ailleurs.

– Et je comprends aussi, répondit le vieillard sévèrement, que M. de Lozeraie sache mieux que personne comment on bâtit des histoires sur des circonstances apprises par hasard.

– Que veut dire ce misérable ? s’écria le comte.

– Moi ! rien, répondit humblement le vieillard ; mais vous m’avez dit que ma réclamation regardait monsieur votre fils. Je m’adresserai à lui.

– Qu’on jette cet homme à la porte ! dit le comte avec violence.

– Songez, reprit le vieillard, qu’il y va de l’honneur du nom de M. de Loré.

– Le nom de M. de Loré, comme le mien, est au-dessus de si basses intrigues.

– Votre fils ne pense peut-être pas de même.

– Je vous défends de voir mon fils, Monsieur ; je sais que les jeunes gens sont faciles à séduire, et je vous avertis qu’à la moindre tentative de votre part, je saurai y mettre un terme. Les tribunaux punissent ces tentatives d’escroquerie.

– Ils punissent aussi les suppositions de titres, » dit le vieillard.

Ce mot parut frapper le comte d’une complète stupéfaction, à laquelle succéda une violente colère. Mais le vieux M. Félix s’était déjà retiré au moment où elle éclata, et M. de Lozeraie, se tournant vers M. de Poissy, lui dit avec emportement :

« – Voilà pourtant à quoi nous sommes exposés, nous autres gens de vieille noblesse. Des intrigants s’arment de notre nom pour nous en menacer en nous épouvantant d’un scandale.

– Et quel succès peuvent-ils en attendre ?

– Eh ! mon Dieu, de prêter à rire à nos dépens à tout ce petit monde libéral qui ne demande pas mieux qu’une occasion de nous calomnier, et qui attribue à la complaisance des juges la condamnation de ces misérables. Tant qu’on ne pourra pas jeter de tels drôles dans un cul-de-basse-fosse, de façon à ce qu’on ne puisse pas en entendre parler, nous serons en butte aux plus ignobles intrigues. Mais il faut espérer que cela viendra. »

Aussitôt le comte de Lozeraie monta à cheval et partit au grand trot de l’animal.

– Eh bien ! que vous semble de mon gentilhomme ? fit le Diable.

– Ilme semble être comme il y en a beaucoup, répondit le poëte. Quand on a un grand nom, il est assez clair qu’on s’en grise. Mais ce qui me paraît le plus curieux, c’est le monsieur Félix ; c’est l’homme gris de votre histoire, il me semble. Qu’est-ce que c’est que ce monsieur ?

– Ce que je ne vois pas, dit le baron, ce sont les rapports qu’il peut y avoir entre Mathieu Durand et M. de Lozeraie.

– Chaque chose viendra en son temps, repartit le Diable, et, si vous voulez m’écouter, vous allez l’apprendre. Je ne fais ni drames ni comédies, mais je ménage mes effets, comme vous dites au théâtre. Et Satan reprit :

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