XLVII UNE CIRCULAIRE ÉLECTORALE.

Le lendemain de ce jour, Mathieu Durand se promenait dans une des allées du parc de l’Étang, relisant une fois encore l’écrit qu’il avait si attentivement lu la veille et dont Léopold avait apporté les copies que le banquier lui avait demandées. On était au milieu du jour à peu près, et Mathieu Durand semblait attendre avec impatience ; il regardait souvent en arrière comme pour voir si quelqu’un ne venait pas. Enfin, il aperçut un homme qui parut au bout de l’allée et dont l’arrivée sembla le charmer. Cet homme, c’était M. Daneau. Cependant, malgré le plaisir que sa venue semblait faire au banquier, il n’alla pas vers lui. Il continua sa promenade comme s’il ne l’avait point vu, mais d’un pas assez lent pour se laisser bientôt atteindre, et il recommença sa lecture en paraissant être complètement absorbé par ce qu’il lisait. Daneau fut bientôt près de lui. Il salua Mathieu Durand, qui lui fit un petit signe de tête amical en lui disant :

« – Pardon, je suis à vous. Si vous n’êtes pas fatigué, nous allons nous promener un moment ensemble.

– C’est me faire honneur.

Le banquier ne répondit pas et continua sa lecture pendant que l’entrepreneur marchait près de lui. De temps en temps Durand haussait les épaules en lisant, puis il laissa échapper quelques petits rires et quelques exclamations de pitié bienveillante comme celle-ci :

« – Le pauvre homme !… il est fou !… »

Enfin il parut ému de ce qu’il lisait et il se dit à lui-même :

« – Il y a du cœur là-dedans… Je ne puis lui en vouloir de cette exaltation. En vérité, ajouta-t-il en se tournant vers M. Daneau, il y a plus de reconnaissance parmi les pauvres que dans le monde.

– J’en suis persuadé, dit M. Daneau.

– Tenez, voilà un écrit qui m’a paru d’abord ridicule et qui a fini par me toucher, parce que je suis sûr du bon sentiment qui l’a inspiré.

– Qu’est-ce donc ? dit M. Daneau, si obligeamment amené à entrer dans les confidences du banquier.

– Un pauvre brave homme, répondit celui-ci, que j’ai tiré d’un mauvais pas et qui s’est imaginé de me témoigner sa reconnaissance en sollicitant pour moi les voix des électeurs de son arrondissement.

– Mais c’est une idée qui me semble bien naturelle ; et l’a-t-il mise déjà à exécution ?

– Non, heureusement ; il m’a fait soumettre le projet de lettre qu’il comptait écrire, et le voici.

– Vous ne l’approuvez pas ?

– Voyez vous-même si je le puis, » dit Mathieu Durand en donnant le papier à Daneau.

Celui-ci le lut attentivement, pendant que le banquier suivait, avec une anxiété mal déguisée, l’effet que cet écrit produisait sur l’entrepreneur.

Enfin Daneau reprit :

« – Mais cette lettre ne dit rien qui ne soit l’exacte vérité. En vous présentant comme le plus habile banquier de France et le plus probe à la fois, en énumérant tous les services que vous avez rendus au commerce et à l’industrie, il ne fait que dire ce que tout le monde sait.

– J’ai peut-être fait quelque bien, mais de là à ce qu’on dit il y a loin.

– Ma foi ! dit M. Daneau avec un bon mouvement d’honnête homme, si j’avais eu à faire une pareille lettre, j’en aurais dit bien davantage.

– Il y en a bien assez comme cela, fit le banquier en souriant.

– Pardon, monsieur Durand, reprit l’entrepreneur ; mais permettez-moi de vous demander si votre intention est de vous mettre sur les rangs ?

– De m’y mettre ! dit Durand, non, certes.

– Mais enfin, accepteriez-vous la candidature qui vous serait offerte ?…

– Ceci est grave… C’est une charge bien pesante que la députation, surtout pour un homme comme moi. Songez que, si j’étais à la chambre, je m’y croirais le représentant du peuple, des industriels, des commerçants, et que la tâche serait rude de prétendre faire prévaloir leurs droits que le pouvoir s’obstine à méconnaître.

– Ces droits ne pourraient avoir un plus noble représentant et un meilleur défenseur.

– Je les soutiendrais de cœur et de conviction, je vous le jure ; car j’en suis, moi, de ce peuple, et je ressens vivement l’injure incessante qu’on lui fait.

– Eh bien donc, Monsieur, dit Daneau, permettez-moi de m’unir à l’électeur qui a fait cette lettre…

– Non ! non ! dit le banquier ; si je laissais faire une chose pareille, je ne voudrais pas que son nom parût. C’est un brave homme qui a été plus imprudent que malintentionné, mais qui n’a pas dans le commerce un nom aussi intact que pourrait être le vôtre, par exemple.

– Le mien, monsieur Durand, je vous dois de l’avoir conservé honorable, et je l’écrirai, si vous voulez me le permettre au bas de cette lettre.

– Oui, dit le banquier d’un air assez indifférent, je comprends que votre nom en attirerait beaucoup d’autres.

– Ce serait le vôtre, monsieur Durand ; et, si je présentais cette lettre à signer à tous mes confrères, ils n’hésiteraient pas.

– Il est certain que, si une pareille lettre était signée par un grand nombre d’électeurs, je pourrais me décider à me mettre en avant cela m’encouragerait, cela…

– Je vous promets deux cents signatures d’ici à deux jours ! s’écria l’entrepreneur emporté par son désir de reconnaître les services de Mathieu Durand.

– C’est beaucoup, dit le banquier…

– Me permettez-vous de le tenter ?

– Ce sera peut-être un essai inutile.

– Ce sont mes affaires, monsieur Durand… ce sont mes affaires, dit Daneau tout fier de la victoire qu’il sentait avoir remportée sur la modestie du banquier.

– Faites donc vos affaires, lui répondit Mathieu en souriant. Mais puisque vous m’y forcez, je veux bien qu’on sache une chose c’est que c’est au peuple que je m’adresse, que je suis un enfant du peuple, que c’est de lui que je veux recevoir mon mandat, oui c’est pour lui que je veux l’exercer.

– Oui, Monsieur, oui, et vous verrez que le peuple est reconnaissant.

– C’est bien, mon bon monsieur Daneau ; cachons ce papier, et qu’il n’en soit plus question aujourd’hui. Mais vous ne connaissez pas l’Étang, je vais vous le montrer. Vous devez savoir apprécier des constructions de cette importance : c’est aussi votre affaire. »

Et, pendant une heure, le banquier et le maçon se promenèrent à travers un parc magnifique, planté des arbres les plus rares, semé d’eaux vives et de parterres admirablement tenus. Ils arrivèrent ainsi jusqu’à la demeure princière du banquier, vieille propriété qui avait appartenu à l’une des familles les plus considérables de France, et qui gardait encore les fossés et les ponts-levis féodaux, lesquels ne s’abaissaient plus que devant les pas de l’homme du peuple, Mathieu Durand.

– Et c’était l’œuvre dudit Mathieu Durand, fit le poëte, que ledit Mathieu Durand faisait si adroitement signer à Daneau. Le tour me semble assez bon.

– Il n’est pas trop littéraire, repartit le Diable. Ordinairement, en bonne littérature, on signe plutôt ce qu’on n’a pas fait que de le donner à signer aux autres.

– C’est une calomnie contre la littérature, Monsieur, dit le poëte au Diable.

– Comme le portrait de Mathieu Durand passera pour une calomnie contre la finance, repartit Satan. Quand on crie au filou dans la rue, il y a bien des passants qui se retournent.

Luizzi eût été curieux de voir s’élever une discussion entre le Diable et le poëte, mais celui-ci se tut, et Satan continua.

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