LX UNE HONNÊTE FEMME.

– Voici ce qui est arrivé à ta sœur Caroline, si c’est par celle-là que tu veux que je commence.

Luizzi fit un signe d’assentiment, et le Diable commença.

– Tu ne connais pas ta sœur, baron ; tu n’as jamais su voir en elle qu’une jeune fille sans expérience et exaltée, qui s’est maladroitement éprise d’un butor et qui a été la victime de son ignorance. Tu t’es trompé, mon maître : Caroline est une âme à part, faible devant la prière et la souffrance des autres, énergique contre le vice et le malheur. Tu vas voir si je la juge mal ! Comme je te l’ai dit, elle n’a point reçu la lettre que tu lui as adressée de Fontainebleau ; cette lettre fut remise à son mari, et, par son mari, communiquée à Juliette, et, par Juliette, à M. de Cerny. Tu sais aussi que Gustave de Bridely a reçu ta lettre, et cette lettre fut communiquée par lui à Juliette, la grande maîtresse dans l’art de tirer parti d’une mauvaise position. Bridely, M. de Cerny, Juliette, Henri Donezau, quittèrent Paris le soir même. Ce fut le résultat d’un conciliabule où ta sœur ne fut pas admise, et dont je te dirai le sujet quand j’arriverai aux personnes qu’il regarde plus particulièrement.

Le Diable s’arrêtait de temps en temps durant son récit, comme s’il eût voulu laisser place à Luizzi pour l’interrompre ; mais celui-ci savait trop qu’il n’avait plus une minute à perdre pour profiter de cette attention de Satan, qui fut donc forcé de continuer :

– Tu dois te rappeler, mon maître, que, parmi les personnes que tu recevais habituellement chez toi, l’une des plus assidues était le jeune Edgard du Bergh. Il était de trop bonne compagnie pour venir dans la maison d’un homme où il lui fallait subir la compagnie de M. Henri Donezau, et il était en même temps de trop mauvaise compagnie pour y venir à l’intention d’une fille de la tournure de Juliette. Il y a cent filles, à Paris, à vendre, qui sont de meilleur ton, de meilleur goût et de meilleur santé ; mais entre le rustre qui s’appelait Donezau et la coquine qui s’appelait Juliette, il y avait ta sœur, et c’est ce qui l’attirait dans ta maison. Tant que tu fus présent, il cacha avec grand soin un désir que tu étais assez habile pour découvrir, assez adroit pour surveiller, assez résolu pour écarter au besoin. Il ne comptait pas le mari pour un obstacle ; plus avisé que toi, il avait compris que la brutale et lubrique nature de Henri Donezau préférait la nature lascive et ardente de Juliette, il soupçonnait que ton beau-frère se souciait fort peu de sa femme, mais il était loin de supposer qu’en partant il la lui abandonnât vierge et pure comme il l’avait reçue. Ce fut le lendemain du départ de son mari et de Juliette qu’il commença véritablement à espérer. Ce jour-là il vint faire sa visite accoutumée, ce jour-là il trouva Caroline seule et plongée dans le plus vif désespoir. En effet, dans l’espace de vingt-quatre heures, elle avait appris ta fuite avec madame de Cerny, le départ de Juliette, suivi, quelques heures après, du départ de son mari.

– Quoi ! dit Luizzi tout étonné, ils ne sont pas partis ensemble ?

– Écoute, maître, dit le Diable, si tu me fais mêler toutes ces histoires l’une avec l’autre, non-seulement nous n’y comprendrons rien, mais encore nous n’en finirons pas… Edgard rencontra donc Caroline tout en larmes.

« – Quel chagrin avez-vous ? » lui dit-il.

Caroline croyait que du Bergh était un ami, vous le traitiez comme tel. C’est d’ordinaire le premier grade que prennent les amants dans les bonnes maisons, et c’est toujours le frère ou le mari qui leur en signe le diplôme, quelquefois tous les deux ensemble. Elle lui raconta donc le malheur qui lui arrivait. Le malheur voile la faculté perspicace de l’âme, comme les pleurs voilent les facultés visuelles des yeux. Caroline n’aperçut pas la maligne joie qui se montrait sur le visage de du Bergh à cette nouvelle. Il lui promit de ne pas l’abandonner, de s’informer exactement de ce qu’étaient devenus son mari, toi et Juliette. Tu dois comprendre qu’avec les projets d’Edgard, il se garda bien de faire la moindre démarche à ce sujet : il commença par laisser quelques jours à la première vivacité du désespoir, puis, en habile séducteur, il entreprit de jeter dans l’âme de Caroline le soupçon qu’il s’étonnait de ne pas y voir naître. C’était un soir, il était assis à côté d’elle, et voici ce qu’il lui disait :

« – Oui, Madame, j’ai honte de vous le dire, votre mari, celui à qui appartenait votre amour, celui que votre union avait rendu le possesseur de cette beauté si charmante et si pure, votre mari vous a préféré une femme qui ne vous valait certes à aucun titre.

– Juliette, n’est-ce pas ? dit-elle ; vous avez tort, Monsieur, elle était plus gracieuse et plus belle que moi ; il y a longtemps que je m’étais aperçue de cette préférence, et, quoiqu’elle me chagrinât, j’étais trop juste pour en vouloir à mon mari. »

Edgard dut s’étonner de cette étrange abnégation ; il prit pour niaiserie ce qui n’était qu’ignorance, et il répondit :

« – En vérité, Madame, c’est trop de modestie, vous ne vous estimez pas ce que vous valez ; et d’ailleurs, M. Donezau eût-il été égaré par une passion peu concevable, son honneur aurait dû lui défendre d’introduire sa maîtresse dans la maison de sa femme. »

Il faut te dire, mon maître, dit Satan en s’interrompant, que ta sœur avait bien entendu prononcer dans le monde ce nom de femme et de maîtresse ; mais tu dois comprendre qu’il lui était difficile de s’expliquer ce que c’était qu’être la maîtresse d’un homme, quand, pour elle, être sa femme n’était autre chose que porter son nom. Aussi répondit-elle à Edgard :

« – Mais comment était-elle sa maîtresse ? »

Cette question était si singulière qu’Edgard ne la comprit pas ; il s’imagina que Caroline doutait simplement de la réalité du fait, et, ne pensant pas devoir ménager la niaiserie d’une femme dont la conviction était si difficile à amener, il lui répondit très-franchement :

« – Je ne puis vous dissimuler, Madame, que j’en ai eu les dernières preuves. »

Et comme Caroline le regardait d’un air encore plus étonné, il ajouta :

« – Pardonnez-moi l’aveu que je veux vous faire, mais je les ai surpris seuls ensemble.

– Et, mon Dieu ? fit-elle, je les ai laissés ainsi vingt fois moi-même.

– Pardon, dit Edgard avec quelque impatience, je rougis du mot que je suis forcé d’employer, mais je les ai vus s’embrasser.

– Mais il l’embrassait comme mon frère m’embrasse.

– Il la tutoyait.

– Sans doute, comme mon frère me tutoie. »

Ceci dépassait de beaucoup tout ce qu’Edgard pouvait s’imaginer de la niaiserie d’une femme. Alors, croyant n’avoir aucun ménagement à garder vis-à-vis d’une femme dont la bêtise le désenchantait un peu, il répondit assez brutalement à ta sœur :

« – Enfin, puisqu’il faut tout vous dire, j’ai surpris votre mari dans le lit de Juliette.

– Dans son lit ? s’écria Caroline… Couché près d’elle ?

– Oui. »

Elle devint rouge jusqu’au blanc des yeux, et dit à voix basse :

« – Sans vêtement ? »

Edgard, poussé à bout, répondit en riant :

« – Tous deux sans vêtements. »

À cette révélation, Caroline cacha sa tête dans ses mains ; une étrange confusion d’idées, de soupçons, de doutes, vint l’agiter, tandis qu’Edgard, qui croyait faire simplement une phrase à effet, ajoutait :

« – Ainsi, Madame, c’est en sortant de votre lit qu’il allait dans celui de votre rivale.

– De mon lit ! s’écria Caroline ; il n’y est jamais entré, je vous le jure. »

Tout s’expliqua pour Edgard. L’exigence d’une femme comme Juliette vis-à-vis de son amant n’était pas chose à l’étonner, car cette exigence est plus commune que tu ne penses ; mais c’est l’obéissance du mari à laquelle il n’eût pu croire si la conversation qu’il venait d’avoir avec Caroline ne l’avait persuadé d’avance que cette obéissance avait été complète.

Tu sens maintenant, mon maître, quelle belle proie ce devait être que ta sœur pour un homme comme du Bergh. Une belle fille vierge est chose assez rare pour agacer les désirs d’un libertin, quel qu’il soit ; mais une femme mariée et vierge, c’est d’un charme à faire tourner la tête à de moins dissolus que le bel Edgard.

– Mais c’est une lâche infamie ! s’écria Luizzi.

– Allons donc, maître ! fit le Diable en parlant d’un air penché, la tête sur l’épaule ; allons donc ! c’est un morceau friand, tu le sais, et madame de Cerny t’en a donné la preuve. Crois-tu que tu aurais fait pour elle la folie de l’enlever si elle eût été la femme de son mari, bonne mère de famille, avec des enfants paillards autour d’elle et une beauté dégradée par la possession légitime et la maternité ? non, mon maître tu ne l’aurais pas fait. Tu as été séduit par le piquant de l’aventure autant que par la valeur réelle de ta maîtresse, et il ne te sied pas de trouver mauvais ce que tu as fait avec tant de charme.

– Oh ! moi, c’est bien différent ! dit Luizzi.

– Oui, dit le Diable, voilà le mot de tous les hommes : moi, c’est bien différent ! Ils ont tous une raison pour excuser en eux ce qu’ils blâment dans les autres, et c’est de bonne foi qu’ils agissent ainsi. Quant à toi, maître, tu n’as pas fait une mauvaise action (et tu en fais beaucoup) que je ne t’aie vu cracher dessus lorsqu’elle a passé à côté de toi sous une autre figure que la tienne. Hé ! qui t’a dit qu’Edgard du Bergh n’avait pas d’excellentes raisons pour désirer ta sœur ? Qui te dit que si je voulais faire de cette histoire une nouvelle sentimentale pour une revue littéraire, je ne trouverais pas des moyens de t’intéresser à l’infâme séduction de cet homme, en te le peignant dévoré d’un amour plus fort que lui, et cela serait vrai ; bien décidé à protéger cette jeune femme contre l’abandon insensé de son frère et contre l’odieux délaissement de son mari, et cela serait vrai encore ? Mais, parce que j’habillerais mon récit de mots touchants et polis, le fond de l’action n’en serait pas moins coupable et odieux, l’intention de cet homme ne serait pas moins celle d’un libertin éhonté. Car, une fois sûr de la vérité de l’ignorance de Caroline, il lui fallut une grande adresse pour lui faire comprendre ce qu’il voulait d’elle. C’est chose très-simple que de demander à une femme les faveurs qu’elle accorde à son mari ; elle sait, elle, de quoi il s’agit. C’est chose très-simple que de demander à une jeune fille les faveurs qu’elle n’a encore données à personne : elle soupçonne qu’elles doivent être autre chose que ce qui fait qu’elle est une jeune fille. Mais demander à une femme, qui croit avoir tout donné, un bonheur dont elle ne comprend pas le sens, c’est une entreprise difficile, mon maître, et dans laquelle, pour réussir, il fallait un maître passé en corruption. Aussi la lutte fut-elle longue, et d’abord du Bergh se garda de pousser plus loin qu’il ne l’avait fait l’explication donnée par hasard à Caroline : il recula rapidement et se replaça au rôle d’ami et de protecteur. Ainsi il s’assura la libre entrée de la maison de Caroline. Ta sœur, laissée seule, sans ressources durables, sans la moindre idée de l’administration d’une fortune, lui confia la direction de ses affaires ; c’était un droit de venir la voir souvent. Edgard accepta. Il l’entoura de soins ; esclave obéissant et empressé, il ne vit pas couler de ses yeux une larme qu’il ne fût prêt à l’essuyer, il n’entendit pas s’échapper un vœu de sa bouche qu’il ne fût prêt à l’accomplir. Il fut triste avec elle, il espéra avec elle, et, quand il lui eut bien montré comment une vie tout entière pouvait se lier à une autre vie par tous ses points, se confondre incessamment dans la même émotion, dans le même besoin, dans le même désir, il lui dit que c’était là ce qu’on appelait aimer, et Caroline comprit alors qu’elle n’avait pas été aimée comme cela, et voici ce qu’elle lui répondait le jour où il lui fit cet aveu :

« – Est-ce donc là, Edgard, ce que vous appelez amour : cette bonté généreuse, cette protection dévouée, ce soin de vous mettre entre moi et le chagrin qui s’approche, cette touchante sollicitude pour ma douleur, qui vous fait préférer la tristesse de mon entretien à tous les brillants plaisirs auxquels vous êtes accoutumé ? Oh ! que les hommes sont heureux de pouvoir aimer ainsi, et que peuvent rendre les femmes à un pareil sentiment ?

– Ce qu’elles peuvent rendre, Caroline, c’est ce que je voudrais obtenir de vous, c’est une confiance sans borne dans cette protection, c’est une foi sincère dans ce dévouement, c’est une douce joie d’en être l’objet.

– Je n’avais pas appelé cela amour, Edgard, je croyais que c’était de la reconnaissance.

– C’est que, dit du Bergh, si c’est là de l’amour, ce n’est pas du moins tout l’amour. »

Et, comme Caroline le regardait avec une douce surprise, il continua :

« – Vous reconnaissiez tout à l’heure que je préférais votre entretien aux plaisirs frivoles du monde, et vous m’en avez presque remercié. Ces remerciements, Caroline, je ne les mérite pas ; quand je viens à vous, c’est que rien ne saurait m’empêcher de venir à vous, c’est que vous voir est pour moi une joie, c’est que vous entendre est pour moi un bonheur, c’est que vous regarder m’écouter est pour moi un triomphe, c’est que toute ma vie est en vous, c’est que vous êtes maîtresse non-seulement de mon sort, mais aussi de mon âme, c’est que je vivrai par vous comme il vous plaira, c’est que je sens par vous comme il vous plaît. »

Caroline écoutait avidement ces paroles, interrogeant son cœur, heureuse et fière de cet empire qu’elle exerçait, et elle murmurait doucement :

« – Et comment peut-on payer tant d’amour, mon Dieu ?

– Comment on peut le payer ! s’écria Edgard : en se trouvant heureuse d’être aimée ainsi et d’être aimée ainsi par celui qui vous aime, en n’étant fière de son esclavage que parce que c’est lui qui est l’esclave, en n’acceptant sa protection que parce que c’est la sienne, en sentant enfin qu’il n’y a que lui dont on puisse tout recevoir, bonheur, joie, douleur, et qu’il porte en lui votre âme comme vous portez la sienne en vous. Voilà, Caroline, comment on paye un tel amour.

– Oh ! s’écria-t-elle alors, si c’est cela, Edgard, je ne suis pas ingrate.

– Tu m’aimes donc, s’écria-t-il en se rapprochant d’elle.

– Edgard, que faites-vous ? lui dit-elle en reculant avec épouvante. »

Puis, après un moment de silence, elle ajouta :

« – Vous avez accusé mon mari et Juliette de s’être tutoyés : si c’était un crime pour eux, ce doit en être un pour nous. C’en est fait, je suis coupable, je le sens, puisque vous vous êtes cru le droit de me parler ainsi. »

Edgard fut un peu désorienté par cette réflexion ; mais, décidé à profiter du terrain qu’il avait gagné, il reprit avec un air de tristesse admirablement joué :

« – Vous vous trompez, Madame. Ce langage, qui pour moi n’a été que l’égarement d’un instant, c’était leur langage habituel ; je vous l’ai adressé quand je n’en avais pas le droit, mais tous deux avaient le droit de se parler ainsi.

– Je ne vous comprends pas, dit Caroline.

– C’est que l’amour tel que je viens de le dépeindre n’est pas encore tout l’amour ; c’est qu’à part cette union des âmes, si calme et si sainte, il en est une autre enivrante et fiévreuse ; c’est que, quand je suis près de vous, Caroline, ajouta-t-il en s’approchant d’elle, je sens ma vue qui se trouble, mon cœur qui bat, mon corps qui frissonne ; et, tenez, dit-il en lui prenant la main, ne sentez-vous pas que je brûle ? regardez-moi, ne voyez-vous pas que mon regard s’égare ? »

Caroline l’écoutait avec un effroi d’autant plus grand, qu’elle sentait se glisser en elle le trouble qu’Edgard lui peignait avec tant d’ardeur.

« – Laissez-moi ! lui dit-elle avec épouvante, laissez-moi !

– Oh ! c’est que vous ne savez pas, reprit-il, quelle ivresse on éprouve à perdre ses regards dans les regards de celle que l’on aime ! »

Et, comme il parlait ainsi, ses yeux attachés sur ceux de Caroline y plongeaient les rayons brûlants de son amour.

« – C’est que tu ne sais pas quelle volupté indicible il y a à sentir trembler dans sa main la main de celle que l’on aime, à sentir sa poitrine battre contre la sienne, ses lèvres toucher à votre bouche, tout son corps vous appartenir. »

Et, en parlant ainsi, il prenait doucement ses mains, il enlaçait sa taille, il la pressait contre lui et attachait ses lèvres aux siennes.

– Et alors elle succomba sans doute ? s’écria Luizzi avec colère et désespoir.

– L’en crois-tu capable ? répondit Satan d’un ton railleur.

– Et quelle femme ignorante comme Caroline, abandonnée comme Caroline, malheureuse comme Caroline, n’eût pas succombé à sa place ? dit tristement Luizzi.

– Toute autre eût succombé peut-être, mais ta sœur résista.

– Caroline ! s’écria Luizzi avec joie.

– Caroline, que tu as soupçonnée, car il ne te manquait plus que de ne pas croire à la vertu d’une seule femme ; Caroline, qui, s’arrachant avec violence des bras d’Edgard, s’écria comme éclairée par une soudaine lumière d’en haut… (car je dois t’avouer, baron, que Dieu s’en mêla), Caroline, dis-je, qui s’écria : « Oh ! c’est là qu’est le crime ! Jamais ! jamais ! »

Ici, Edgard perdit par un seul mot tout le chemin qu’il avait fait ; il avait en main une femme à qui il eût pu persuader que le crime n’était pas là, mais il eut la maladresse de s’écrier :

« – Si c’est un crime pour d’autres femmes, en est-ce donc un pour vous, pauvre femme malheureuse et abandonnée ; pour vous, livrée par un frère imprudent à un mari sans honneur ; pour vous, déshéritée du nom de votre famille ; pour vous, qui ne devez rien à la société, qui n’a rien fait pour vous ? »

Le Diable se tut, et Luizzi, le regardant attentivement, lui dit :

– Et que répondit-elle à ces accusations si vraies contre nous tous ?

– Elle répondit simplement et en montrant le ciel du doigt : « La société n’est pas mon juge, Monsieur. »

Satan regarda l’effet que ce mot avait produit sur Luizzi, et celui-ci lui dit alors :

– Et tu oses me répéter ce mot, à moi ! Ne crains-tu pas que je n’en profite ?

– Quand tu sauras la fin de l’histoire de ta sœur, reprit le Diable, tu en profiteras si tu veux. Puis il continua ainsi :

– Après une si noble réponse, il était juste, n’est-ce pas, mon maître, que le ciel envoyât à l’aide de la malheureuse Caroline quelque protecteur qui la sauvât, quelque événement qui l’arrachât aux nouvelles séductions de du Bergh ? car cette scène se renouvela plus d’une fois, et cependant Caroline résista toujours, puisant en elle plus de force que tous les liens de famille n’en donnent à d’autres ; elle résista non-seulement à son abandon et à sa solitude, mais encore à son amour, car elle aimait Edgard ; et après ce malheur que tu lui avais fait, il lui fallut résister à celui que lui fit du Bergh ; car, résolu à obtenir cette femme, il n’épargna rien de ce qui pouvait vaincre sa résistance. Il lui laissa sentir peu à peu les approches de la misère ; il la livra aux insultes des créanciers, aux basses avanies des domestiques, à tout ce qui donne au cœur un désespoir qui fait rougir, et il venait incessamment lui dire, lorsqu’il la voyait pleurant et désolée :

« – Sois à moi ! et je te rendrai la fortune, le bonheur et la considération. »

Mais elle lui répondait sans cesse :

« – Ma fortune n’est pas de ce monde ; mon bonheur me vient de plus haut, et je porte ma considération en moi. »

– Noble sœur ! s’écria Luizzi, à qui les larmes étaient venues aux yeux.

– Noble sœur en effet ! repartit le Diable, car la nouvelle de l’accusation qui pèse sur toi lui arriva enfin ; elle lui arriva au moment où sa misère était au comble, à l’heure où il lui restait à peine assez de force pour lutter pour elle-même. Mais, lorsqu’elle apprit que tu étais malheureux, elle en trouva assez pour venir à ton aide. Madame de Cerny s’était échappée en fugitive avec toi, avec son amant qui la sauvait ; Caroline s’échappa en fugitive pour échapper à celui qu’elle aimait et pour secourir le frère qui l’avait abandonnée. Léonie était partie avec un homme riche, et pour quelques heures de privations qu’elle a souffertes à tes côtés, tu as pleuré sur elle, qui dormait sur tes genoux ; Caroline est partie toute seule, à pied, demandant l’aumône, pour aller porter la consolation de sa parole à celui qui l’avait perdue ; car c’est toi qui l’as perdue, mon maître ! Et le voyage a été long ; et il ne lui a rien manqué, ni la grossièreté des hôteliers, ni les propos obscènes des passants, ni la faim, ni la soif, ni la fatigue qui fait dormir couchée au bord du chemin ; et ce fut ainsi, se traînant jour à jour, heure à heure, minute à minute, qu’elle arriva mourante et épuisée dans cette même auberge de Bois-Mandé, d’où Juliette était partie pour parcourir une carrière de vice, et où tu l’as retrouvée arrivant en brillant équipage.

Luizzi baissait la tête devant cette cruelle apostrophe du Diable, qui continua :

– Dans cette misérable auberge dont le maître lui accorda un grabat, il y avait deux femmes qui souffraient aussi : c’étaient Eugénie et madame de Cerny.

– Quoi ! toutes deux ? s’écria le baron.

– Toutes deux, mon maître.

– Et comment y étaient-elles arrivées ?

– Voici ce que je vais te dire, si tu crois avoir encore le temps de m’entendre, car voilà quatre heures qui sonnent.

Luizzi calcula qu’il lui restait encore vingt heures pour faire son choix, et il dit au Diable de continuer :

– Toutefois, ajouta-t-il, abrége ton récit, et supprime les réflexions dont tu l’allonges à plaisir et dont je te dispense.

– Qu’est-ce donc, maître ? lui dit le Diable, tu me traites comme un homme de lettres qui se fait payer à la ligne ! J’y mets pourtant de la conscience, il n’y a pas un bon auteur qui n’eût fait au moins un volume avec ce que je viens de te raconter en quelques heures.

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