XIII

– Monsieur Bruno, dit le baron, y a-t-il quelqu’un ici qui puisse me conduire à l’endroit où se cache la bande de Bertrand ?

– Jadis j’aurais pu vous y conduire, repartit le père Bruno ; je connais toutes les retraites des chouans, il n’en est pas une où je n’eusse été autrefois les yeux fermés ; mais, maintenant que je suis aveugle, je ne pourrais être aussi sûr de ne pas me tromper…

Le baron ne put s’empêcher de sourire de la singulière prétention du vieillard, et du démenti qu’il lui donnait au même instant. Il reprit :

– Mais, à défaut de vous, ne pourrais-je trouver quelqu’un qui me guiderait ? Je le récompenserais en conséquence.

– Hum ! fit l’aveugle, Mathieu est un petit gars qui sait les chemins sur le bout de son doigt. En lui indiquant l’endroit où doit être Bertrand là cette heure, il vous y mènerait tout droit ; mais ce serait vous exposer l’un et l’autre à un bon coup de fusil, à moins que vous ne fussiez avec quelqu’un qui pût répondre de vous.

– Si vous m’accompagniez, Caroline ? dit Luizzi en se tournant vers sa sœur.

– Moi ? répondit-elle en rougissant. Elle sembla hésiter un moment, puis elle finit par dire en balbutiant : Quel empire aurais-je sur ces hommes ? Vous avez vu que je n’ai rien pu pour Henri, quand j’ai tenté de le sauver sans le connaître.

– Sans doute, dit Bruno ; mais vous avez vu aussi qu’un mot de vous a suffi pour sauver Monsieur, que vous connaissiez.

– N’importe ! répondit Caroline, renoncez à ce projet, mon frère, ne vous exposez pas à quelque affreux danger, pour obtenir une explication qui ne sera peut-être qu’une nouvelle douleur pour moi.

– N’oubliez pas, repartit Luizzi, qu’il y va de votre honneur… et de votre bonheur, peut-être.

– Est-ce comme ça ? dit le père Bruno en se levant ; en ce cas, me voici. Je vous accompagnerai, moi, et le petit Mathieu nous guidera.

– Mais n’est-ce pas vous exposer vous-même au danger dont vous me menaciez tout à l’heure ? dit Luizzi.

– Oh ! c’est bien différent ; il y a entre moi et Bertrand des choses qui le rendront prudent.

– Cela n’a pas sauvé votre fils de ses violences, reprit Caroline.

– Ce n’est pas Bertrand qui a fait le coup ; il ne l’a pas commandé non plus. Je ne vous demande qu’une chose, sœur Angélique, à vous qui êtes si bonne et si charitable pour les pauvres gens. Est-il vrai que votre bonheur dépend de ce que ce Monsieur rejoigne la bande de Bertrand et voie le prisonnier ?

Caroline hésita encore, puis elle répondit en baissant les yeux :

– Je ne puis m’opposer à la volonté de mon frère, et, s’il veut absolument voir M. Henri…

– Oui, ma sœur, je le veux. Songez aussi que Henri est livré sans défense à des hommes qui peuvent lui faire payer de la vie le courage qu’il a montré contre eux. C’est lui aussi qu’il s’agit de sauver.

– Sauvez-le donc, mon frère, et que Dieu vous protége !

– Quand pouvons-nous partir ? reprit Luizzi.

– Le plus tôt sera le mieux, repartit Bruno, le temps d’éveiller Mathieu et de le faire lever.

– Écoutez, dit une voix venant du grand lit qui occupait le coin de la vaste salle.

Luizzi et sa sœur s’en approchèrent et virent Jacques qui s’était assis sur son séant.

– Écoutez, continua-t-il, je veux bien laisser partir mon père et mon fils, puisqu’il s’agit de l’honneur de la sœur Angélique. Quand ma pauvre petite fille qui dort ici à côté a manqué mourir de la petite vérole, la sœur Angélique est venue chez nous sans craindre la contagion ; elle a passé les nuits et les jours près du lit de mon enfant, et l’a sauvée. Pour la vie de celle-là qu’elle m’a gardée, je peux bien risquer la vie d’un autre ; Mathieu vous suivra donc. Quant à vous, mon père, vous savez ce que vous faites, et je n’ai rien à dire contre votre volonté. Mais il me faut votre parole d’honneur, Monsieur, que vous ne profiterez de ce que vous allez voir que pour vous-même. Il faut que vous me juriez devant Dieu que vous ne direz à personne la retraite de Bertrand, et que, si les chefs des troupes qui occupent le pays apprenaient que vous avez pénétré jusqu’à l’endroit où se cachent les chouans, vous ne leur donnerez pas de renseignements qui pourraient les y conduire.

– Je vous donne cette parole, reprit le baron, quoique je m’étonne que vous me la demandiez, vous qui avez été la victime de ces misérables.

– C’est un compte à régler entre Bertrand et moi, dit Jacques. C’est du sang qu’il me redoit et que je ne veux pas qu’il paye à d’autres. Maintenant, allez faire vos affaires ; je ferai les miennes quand il en sera temps.

Un moment après, le petit Mathieu était prêt. Il fut convenu que Caroline attendrait chez Bertrand le retour de Luizzi. Le baron partit, accompagné du jeune gars et du vieil aveugle. Tant que dura la nuit, qui était sur le point de finir, leur marche fut silencieuse. C’étaient toujours des chemins creux et effondrés qu’il fallait longer en suivant partout des haies épaisses. Dès que le jour commença à poindre, ils rencontrèrent des paysans qui s’en allaient travailler la terre ; puis le mouvement devint plus actif, et ils virent les chemins se couvrir des étroites charrettes du pays avec leurs immenses attelages qui consistaient pour le moins en trois paires de bœufs et quatre chevaux retenus par des traits d’une immense longueur. D’une part, le déplorable état des routes nécessite l’emploi de ces forces considérables pour transporter les moindres charges et arracher les chariots aux fondrières dans lesquelles ils s’embourbent ; d’une autre part, les paysans font une affaire de vanité de la quantité de chevaux et de bœufs qu’ils peuvent atteler à un seul chariot pour porter quelques sacs de blé à un marché. Luizzi, occupé de l’importance de la mission qu’il s’était donnée, regardait tout cela sans y faire véritablement attention ; il ne remarquait pas non plus l’aspect étrange des paysans qui conduisaient ces voitures, enveloppés dans leur cape de peau de chèvre, la tête coiffée d’un large bonnet rouge d’où s’échappaient leurs longs cheveux plats, leurs pieds nus dans leurs sabots et les jambes nues dans des guêtres de cuir qui se joignaient mal, avec une culotte courte ouverte sur le côté extérieur des genoux. L’espèce de chant doux et monotone qui accompagne presque toujours la marche de ces paysans ne le distrayait point de ses réflexions ; cependant il fut frappé de la manière dont on parlait au père Bruno toutes les fois qu’on le rencontrait.

« – Hé ! comment va-t-on chez vous ? Jacques en a-t-il pour longtemps de son épaule ? la blessure est-elle grave ? » lui disait-on à tout moment.

L’événement arrivé à la chaumière depuis trois ou quatre heures à peine était déjà connu de tout le monde ; chacun s’en informait avec intérêt, mais personne ne faisait la plus simple observation de blâme ou de louange sur la conduite de Jacques ni sur celle des chouans. Cependant Luizzi témoigna sa surprise à Bruno de ce que la nouvelle de la blessure de son fils se fût si rapidement propagée.

– Cela n’a rien d’extraordinaire, répondit le bonhomme ; la moitié des gars que nous venons de rencontrer étaient peut-être de la bande. À présent qu’ils ont fait leur coup, il sont rentrés dans les closeries, et les gendarmes y pourront aller sans se douter de rien.

– Je ne comprends pas cela, dit Luizzi.

– C’est pourtant bien facile. On sait combien il y a de chapeaux et de têtes blanches (d’hommes et de femmes) par maison. Que les gendarmes arrivent à l’heure du dîner, par exemple : ils demandent le compte des gens, il faut leur déclarer ceux qui sont aux terres et ceux qui sont au marché, et, s’il en manque, ils en prennent note. Mais comme les gars, lorsque le jour reparaît, sont là ou à l’ouvrage, il n’y a pas moyen de savoir ceux qui font partie des bandes. C’est si vrai que souvent on demande des renseignements sur un mauvais coup précisément à ceux qui l’ont fait. Pour que l’on pût découvrir les gueux qui font de la fausse chouannerie, il faudrait tomber tout d’un coup dans les maisons au milieu de la nuit, et il ne fait pas bon pour les gendarmes de se promener la nuit dans nos chemins.

– Alors, dit Luizzi, nous trouverons Bertrand chez lui ?

– Oh ! non pas ; il est connu, lui ! et s’il va quelquefois dans la maison, ce n’est plus qu’après le soleil couché. Nous le trouverons à la Grande-Lande avec quatre ou cinq autres qui sont forcés de se cacher pour la même raison.

– Ainsi, reprit le baron, nous avons rencontré quelques-uns des hommes qui ont attaqué cette nuit votre maison ?

– Mieux que ça, dit Bruno, je parierais que nous avons parlé à celui qui a tiré le coup de fusil… vous savez ce petit trapu qui m’a dit : Faut espérer que ça ne sera rien.

– Ce n’est pas lui, grand-père, dit le petit Mathieu ; je sais qui, moi.

– Et l’as-tu dit à ton père ? reprit Bruno, sans s’étonner du secret qu’avait gardé l’enfant.

– Je le dirai d’abord avec mon sabot au gars Louis, le fils à Petithomme, la première fois que je le rencontrerai au pâturage.

– Ah ! c’est Petithomme ? dit le vieillard froidement ; il y a longtemps que Jacques aurait dû s’en méfier. Mais toi, petiot, prends garde au gars Louis, il a deux ans de plus que toi ; tape-le sur l’œil, c’est un bon endroit.

– Soyez tranquille, grand-père, ce ne sera pas la première fois qu’il portera de mes marques. Et, sans s’inquiéter davantage de ce qui pourrait arriver de la querelle de son petit-fils, Bruno s’arrêta et sembla flairer autour de lui.

– Nous devons être tout près de la Grande-Lande, dit-il.

– Oui, grand-père, répondit Mathieu.

– Alors ; cherche à gauche un petit sentier dans les genêts ; Bertrand doit être au trou du Vieux-Pont.

L’enfant eut bientôt trouvé le sentier, et Luizzi, qui voyait s’étendre devant lui une lande de plus d’une lieue de diamètre, demanda si le chemin à parcourir était encore bien long.

– Nous allons au milieu de la lande à peu près répondit Bruno.

– Comment ! repartit le baron, les chouans se cachent dans un endroit si découvert ?

– Regardez : vous verrez en face de vous, un peu à gauche, une petite éminence. C’est au pied de ce petit monticule qu’est le vieux pont. Une sentinelle, placée au sommet et cachée dans les genêts, domine facilement toute la lande. Au moment où je vous parle, Bertrand sait que trois personnes y ont mis le pied et s’avancent vers sa retraite. Ilnous attend, parce que nous ne sommes que trois ; mais, si on lui eût signalé un corps de troupes, il serait déjà en route pour s’enfuir du côté opposé.

– Mais s’il s’en présentait de plusieurs côtés à la fois ?

– Quand elles viendraient de dix côtés, peu lui importerait. Il y a vingt sentiers inaperçus qui sortent de la lande ; les gars se disperseraient et fileraient à travers les soldats comme un lièvre entre deux chasseurs. Iln’y a jamais eu qu’un moyen de faire la guerre aux chouans.

– Et lequel ?

– C’est de prendre leurs femmes et leurs enfants, et de les emmener tranquillement à la ville sans leur faire de mal. Ah ! comme les pauvres diables se lasseraient vite s’ils n’avaient ni gîte ni lit ! Ce serait l’affaire de huit jours. Ils rapporteraient au galop leurs fusils et leurs munitions pour ravoir leurs familles, et, une fois désarmés, il faudrait bien qu’ils se tinssent tranquilles.

Le père Bruno s’arrêta tout à coup, puis reprit :

– Écoutez ! avez-vous entendu ce houhou ? on envoie quelqu’un pour nous reconnaître.

Ils continuèrent à marcher, et Luizzi remarqua que cette lande, qui au premier aspect lui avait semblé si unie, était traversée en tous sens par de profondes tranchées ou des ravins creusés par les pluies, et coupée de distance en distance de champs de genêts qui n’avaient pas moins de cinq ou six pieds de hauteur. Au moment où ils sortaient de ces épais fourrés, ils aperçurent Bertrand debout devant eux, qui leur cria :

– Où allez-vous comme ça ?

– Nous allons où nous sommes arrivés, dit Bruno ; car c’est toi que nous cherchions.

– Puisque vous m’avez trouvé, dites-moi ce que vous me voulez.

– Ce Monsieur va te l’expliquer, car c’est lui que ça regarde.

– Diable ! fit Bertrand, est-ce qu’il n’en a pas assez d’avoir manqué aller au fond de la mare, comme ça lui serait arrivé sans l’intervention de la sœur Angélique ?

– C’est en son nom que je viens encore, fit Luizzi.

– Pour sauver l’officier ? dit Bertrand d’un ton sombre.

– Pour le sauver.

– Que la sœur Angélique se mêle de ses affaires ! repartit Bertrand avec emportement. Du reste, tant pis pour vous de vous être mêlé de tout ça ! tant pis pour toi, Bruno, de t’en être mêlé aussi ! tu as fait une faute, tu as enseigné à un étranger le chemin du Vieux-Pont ; c’est une trahison, ça, et tu sais ce que ça se paye !

– Le motif qui amène ici ce Monsieur, repartit tranquillement Bruno, ne regarde pas la chouannerie ; ça intéresse la sœur Angélique toute seule. Expliquez-lui ça, Monsieur, et faites votre affaire.

Luizzi allait parler, quand Bertrand reprit la parole en disant :

– Puisque vous avez voulu voir le trou du Vieux-Pont, dit Bertrand, il faut y venir tout à fait à présent ; et puisque vous êtes si curieux, je vais vous montrer un chemin que vous ne connaissez ni les uns ni les autres.

Aussitôt, Bertrand se mit en marche en prenant une espèce de fossé à moitié plein d’eau. Comme Luizzi hésitait à le suivre, Bruno lui dit tout bas :

– Il ne s’agit point de reculer maintenant. Il doit y avoir des gars à droite et à gauche de nous, et peut-être derrière, qui vous saleraient les reins d’une balle, si vous faisiez mine de broncher.

Luizzi se mit à marcher, et, au bout de dix minutes ils arrivèrent dans le creux d’un ravin dont les deux bords avaient été joints autrefois par un pont à deux arches ; l’une d’elles était encore entière et sous laquelle huit ou dix hommes étaient assemblés autour d’un feu qu’ils y avaient allumé. Ils regardèrent à peine Bruno et son petit-fils ; mais ils tournèrent autour de Luizzi en murmurant entre eux :

– C’est l’espion de cette nuit.

Cette dénomination parut de mauvais augure à Luizzi. Mais, comme il ne s’était pas décidé à la démarche qu’il avait faite sans prévoir qu’il pouvait courir quelque danger, il parut ne pas s’apercevoir des mauvaises dispositions des chouans. Toutefois, il remarqua que le petit Mathieu s’approcha d’un des chouans qui se tenaient à l’écart, et lui dit d’un ton jovial :

– Bonjour, père Petithomme, comment va le gars Louis ?

– Ça va comme ça peut, dit le chouan.

– Tu es donc là, Petithomme ? dit Bruno d’un ton amical.

– Oui, père Bruno. Et ça va bien, j’espère, chez vous ?

– Pas mal, pas mal.

Ni l’enfant ni le vieillard ne montrèrent la moindre émotion, en parlant l’un à l’assassin de son père, l’autre à l’assassin de son fils. D’un autre côté, Luizzi ne vit rien qui lui annonçât que le lieutenant eût été porté en ce lieu, et il attendit que Bertrand l’interrogeât. Celui-ci s’assit sur une grosse pierre, s’accouda sur ses genoux, et lui dit en se penchant vers le feu :

– Que demandez-vous ?

– Ce que je crains bien, dit Luizzi, que vous ne puissiez plus m’accorder : je voudrais voir votre prisonnier.

– Qu’est-ce que vous voulez lui dire ?

– C’est un secret entre lui et moi.

Bertrand releva la tête, et examina Luizzi d’un air surpris ; puis il reprit sa position en étendant les mains vers le feu, et cria à l’un de ses gens :

– Va chercher le blessé !

Un moment après, Henri parut, et Luizzi put l’examiner à son aise. C’était un homme de vingt-cinq ans à peine, de formes herculéennes, la tête petite, le front déprimé, et qui devait être rose sous sa barbe noire, quand la maladie ne l’avait pas atteint.

– Vous pouvez causer ensemble, dit le chouan. Ne vous gênez pas. Nous vous laisserons le temps.

– Êtes-vous venu ici, Monsieur, dit Henri, pour traiter de ma liberté ?

– Non, reprit le baron ; je viens au nom de la personne qui vous a reconnu chez Jacques.

– De mademoiselle Caroline, qu’on appelle la sœur Angélique, et qui a deux noms de baptême faute d’un nom de famille, dit brutalement Henri ; qu’est-ce qu’elle me veut ?

– Rien, Monsieur, dit Luizzi révolté de cette grossièreté ; mais j’ai droit d’attendre de vous une explication.

Le militaire regarda autour de lui d’un air insouciant, et répliqua :

– Une explication ici ! L’endroit n’est pas commode, j’ai le bras droit en écharpe, mais c’est égal. Si ces paysans ont deux mauvaises lattes bien aiguisées à nous prêter, je suis votre homme.

– Vous ne me supposez pas le mauvais goût, je pense, reprit Luizzi de son grand ton de gentilhomme, d’être venu vous demander une pareille explication ici et dans l’état où vous êtes ?

– En ce cas, je n’en ai pas d’autre à vous donner, reprit Henri en lui tournant le dos.

Luizzi resta tout abasourdi de surprise en voyant le ton et les manières de ce monsieur que, d’après ses lettres, il s’était figuré un beau et mélancolique jeune homme. Il ne trouva rien à dire d’abord à la brutale réponse d’Henri, et peut-être l’eût-il laissé s’éloigner, si celui-ci ne se fût retourné et ne lui eût dit d’un ton insultant :

– Mais j’y pense, je voudrais bien que vous me fissiez le plaisir de me dire de quel droit vous venez vous mêler de mes affaires ?

– C’est que vos affaires sont les miennes, Monsieur, dit le baron avec hauteur ; c’est que je suis le baron de Luizzi, et que Caroline est ma sœur.

À cette révélation Henri sembla pétrifié, et, quand Luizzi ajouta : « Je sais tout, Monsieur ! » le lieutenant se laissa emporter à d’effroyables jurements.

– Eh bien ! s’écria-t-il, que vous sachiez tout, c’est bon ; allez me dénoncer à mes chefs, faites-moi casser en tête du régiment. Après tout, ça m’est égal ; d’ailleurs voilà des gueux qui depuis hier me promettent de m’achever. À leur aise maintenant, j’aime autant que ça finisse tout de suite.

Luizzi se figura qu’un délire de fièvre occasionné par la blessure exaltait la tête de ce jeune homme. Flatté d’ailleurs de l’impression qu’avait faite la simple énonciation de son nom, il reprit plus doucement :

– Écoutez, Monsieur, je crois l’autorité militaire fort peu curieuse de punir une faute comme la vôtre, surtout quand elle peut se réparer.

– Eh ! comment diable voulez-vous que je la répare avec douze cents francs d’appointements ? répondit Henri en haussant les épaules.

Luizzi, qui s’était fait une idée chevaleresque de la mission qu’il venait remplir et qui ne renonçait pas à atteindre le but qu’il s’était proposé, écouta à peine cette singulière réponse, la rejeta toujours sur le compte de la fièvre, et repartit vivement :

– Votre manque de fortune, Monsieur, ne saurait être un obstacle ; la fortune personnelle de ma sœur est peu de chose à la vérité, mais je puis l’accroître à tel point qu’elle satisfera à toutes les exigences d’une position honorable.

L’épaisse intelligence du sous-lieutenant sembla s’éveiller lentement, et, comme un homme qui cherche à comprendre ce qu’on veut lui dire, il regarda Luizzi et lui dit en balbutiant :

– Caroline était déjà un assez bon parti… Tant mieux pour elle si vous la faites plus riche… Il est possible que j’eusse mieux fait de l’épouser… si je n’avais pas écouté…

– D’indignes calomnies, dit Luizzi.

– Je ne dis pas que mademoiselle Caroline ait jamais rien fait de répréhensible, répondit Henri en grommelant entre ses dents.

– Mais vous l’avez cru peut-être un moment, et ce moment a suffi pour détruire à jamais son bonheur, et aussi le vôtre sans doute. Mais il en est temps encore, Monsieur ; elle n’a pas prononcé ses vœux, elle vous aime toujours, et, si vous êtes enfin désabusé, prouvez-le-moi en acceptant sa main.

Pour faire cette proposition, Luizzi s’était posé d’une façon tout héroïque, en se campant sur la hanche, la main tendue vers Henri. Il avait parlé d’un ton théâtral auquel il ne manquait absolument qu’un manteau espagnol et une rapière pour être du meilleur dramatique, et il continua de même en voyant l’air ébouriffé de Henri.

– Je suis venu loyalement à vous, Monsieur. Répondez-moi de même : Êtes-vous libre ?

– Libre de me marier ? dit Henri. Oui, si je deviens libre de partir d’ici.

– En ce cas, que dirai-je à Caroline ?

– Ma foi ! que je suis tout prêt à l’épouser, dit encore Henri dont les yeux attestaient une étrange surprise et une espèce d’égarement.

– Merci pour elle, mon frère, reprit le baron, toujours monté sur son dada chevaleresque.

Puis, s’adoucissant jusqu’au ton paternel, par une habile transition il reprit :

– Qui donc avait pu vous égarer au point d’écrire à Caroline un billet pareil à celui-ci ?

Henri prit le billet et le lut. Il resta silencieux et comme plongé dans de profondes réflexions.

– Je sais, dit Luizzi qui était en train de phrases, je sais que l’amour, qui souvent se refuse à l’évidence, croit aussi au crime sur les plus légers soupçons. Mais vous pouvez me dire quel a été l’auteur des calomnies ?

– Oh ! dit Henri, les yeux toujours fixés sur le billet, je ne puis ni ne dois nommer une personne…

– Je vous comprends, dit Luizzi ; mais je crains que cette Juliette…

Henri tressaillit ; mais il répondit presque aussitôt :

– Non, sur l’honneur, jamais Juliette ne m’a dit un mot contre la bonne réputation de Caroline.

– Ce serait donc ?…

– Ne cherchez pas, monsieur de Luizzi ; vous ne connaissez pas ceux qui m’ont trompé.

– Comme vous voudrez. Je respecte votre scrupule. Mais ce qui maintenant doit nous occuper, c’est de trouver les moyens de vous délivrer. Laissez-moi me charger de cette négociation, ajouta le baron d’un air ravi de sa supériorité ; je ferai entendre raison à ces gens-là.

– Essayez, dit Henri ; mais soyez assez bon pour me confier cette correspondance.

– Vous y retrouverez tout à fait votre cœur, repartit Luizzi d’un ton charmant.

Et il remit le paquet de lettres à Henri, qui se prit à les lire avec une attention qui fit sourire Luizzi. Aussitôt le baron s’avança vers Bertrand.

– Enfin c’est fini, lui dit le chouan. Bruno vient de m’expliquer l’affaire ; il paraît que la religieuse est votre propre sœur. Tant mieux pour vous, car c’est une sainte femme. Puisque vous n’avez plus rien à faire ici, partez : le plus tôt sera le mieux.

– C’est que je ne puis partir seul, car Bruno ne vous a pas tout dit. Je suis le frère de la sœur Angélique, comme vous l’appelez ; mais cet officier était son fiancé depuis longtemps ; des malheurs les ont séparés, et aujourd’hui qu’ils se sont retrouvés, je veux assurer leur bonheur en les mariant.

– Marier une religieuse ! dit un des chouans.

– Elle n’a pas prononcé ses vœux, repartit Luizzi.

Un sourd murmure courut parmi tous ces hommes.

– Taisez-vous, cria Bertrand, ça n’est pas notre affaire ! et pour vous le prouver, Monsieur, dit-il à Luizzi, je vous dirai tout bonnement que l’officier et la religieuse pourront se marier tant qu’ils voudront quand on nous aura remis Georges en échange de notre prisonnier.

– Vous ne voulez donc pas me le rendre ?

Bertrand regarda Luizzi d’un air tout ébahi.

– Et pourquoi voulez-vous que je vous le rende ?

– Il y va de l’honneur d’une femme, du bonheur de celle que vous appelez une sainte.

– Jolie sainte, dit Bertrand, qui a des galants dans la Ligne !

– Vous oubliez à qui vous parlez ! dit Luizzi.

– Vous oubliez vous-même ! s’écria Bertrand en s’avançant vers le baron, la crosse de son fusil en l’air. Est-ce que je vous connais, moi ? Je vous ai laissé approcher quand j’aurais pu vous faire dévaler à coups de fusil, je vous ai permis de parler à cet officier parce que le père Bruno vous accompagnait et que j’ai causé un malheur à son fils ; mais est-ce que je vous dois quelque chose, à vous ? Décampez donc, je vous le conseille ; éloignez-vous pendant que j’ai encore la bonne volonté de vous laisser partir, et ne me fatiguez pas de vos airs de monsieur de Paris, entendez-vous ?

Probablement Luizzi allait faire quelque sotte réplique, lorsque Bruno prit la parole.

– Voyons, Bertrand, ne sois pas méchant ; il a raison, ce monsieur.

– Ne te mêle pas de ça, Bruno, dit Bertrand ; tu ne t’en es déjà que trop mêlé.

– Et je m’en mêlerai tant que je voudrai, entends-tu, Bertrand ? repartit l’aveugle d’un ton irrité. Penses-tu me faire peur avec ta grosse voix ? je l’ai entendue trembler et prier, Bertrand !

– Tais-toi, dit le chouan en tournant son farouche regard vers l’aveugle, tais-toi ! tu t’attireras quelque malheur.

– Et si je ne veux pas me taire, et si je veux dire ce que tu as fait Bertrand, ne me force pas à parler…

– Je t’en empêcherai bien reprit le chouan en armant son fusil.

– Ne touchez pas le bonhomme, s’écrièrent les autres chouans ; c’est assez de Jacques.

Le chef s’avança en relevant son fusil avec colère, et Bruno lui dit d’un ton impératif :

– Viens ici, Bertrand, viens ici.

Bertrand obéit et suivit le vieillard à quelques pas de Luizzi. Les chouans se retirèrent en dehors de l’arche du pont ; mais, l’ellipse de la voûte servant de conducteur aux paroles de Bruno, le baron put les entendre comme s’il eût été à côté de l’aveugle. Il disait à Bertrand :

– As-tu oublié l’attaque d’Andouillé ? as-tu oublié que Balatru notre chef, y fut tué d’une balle entre les deux épaules, quoiqu’il marchât le premier devant nous ? Il n’y a que moi, qui étais à côté de toi, qui sache qui a tiré cette balle. Veux-tu que je le dise tout haut ?

– Balatru nous trahissait, dit Bertrand en baissant la tête.

– Tu étais l’amant de la femme à Balatru et tu l’as épousée, voilà tout.

– Eh bien ! après ? repartit Bertrand dont la main se crispait de colère.

– Après ? quand je t’ai menacé de te dénoncer aux chefs tu m’as prié à genoux sur la terre et tu m’as dit : « Ne me trahis pas ; si tu me demandes jamais la vie ou la mort d’un homme, je le sauverai ou je le tuerai à ton plaisir. »

– Est-ce que tu me demandes la vie de cet officier ?

– Ça d’abord, puis autre chose. C’est Petithomme qui a tiré sur Jacques.

– Qui te l’a dit ?

– Est-ce que ce n’est pas lui ? Mathieu l’a vu.

– Oui, c’est lui.

– Je ne veux pas qu’il puisse recommencer. Tu sais qu’il a dû épouser Marianne ; il a tenté cette nuit de faire ce que tu as fait autrefois, et…

– C’est bon, dit Bertrand, je t’en réponds. D’ailleurs, c’est un failli gars dont je me méfie ; c’est la moindre des choses… Mais pour l’officier, je ne le peux pas.

– Tu le peux, si tu le veux…

Comme ils allaient continuer, ou entendit un petit bruit au sommet du ravin, et un chouan descendit en se laissant glisser à travers les ronces et en disant à voix basse :

– Hé ! les gars ! voilà les culottes rouges !

– Où ça ? fit Bertrand.

– À la lisière du grand bois.

– C’est bon, répondit le chef, tenez-vous en repos, et remontez là-haut.

Puis, se tournant vers Bruno, il reprit :

– Comment veux-tu que je fasse pour proposer cela aux autres ?

Il n’avait pas achevé qu’un second chouan parut.

– Hé les gars ! voilà les culottes rouges !

– De quel côté ?

– Vers la grande mare.

– Remonte, et qu’on attende, reprit Bertrand.

À cette nouvelle, Henri s’était levé pour s’approcher du baron ; mais celui-ci lui avait fait signe de ne pas interrompre l’entretien des deux paysans. En ce moment, Bruno disait à Bertrand :

– Voilà une bonne occasion ; renvoie tes hommes et laisse ici l’officier avec nous.

– Je vais voir si c’est possible, dit Bertrand d’une voix tranquille.

Aussitôt il s’éloigna de quelques pas en jetant un regard de menace sur le vieillard. Luizzi s’approcha de Henri qui lui dit :

– Voilà un secours qui nous arrive fort à propos…

– J’en doute, dit Luizzi. Puis il s’approcha de Bruno et lui glissa tout bas ces mots : Prenez garde, j’ai peur de quelque trahison.

Presque aussitôt Bertrand reparut : il semblait violemment agité.

– Nous sommes vendus, dit-il, ils sont plus de trois cents venant de tous les coins.

Les chouans se rapprochèrent de Bertrand, et le mot : vendus ! vendus ! circula parmi ces douze ou quinze hommes réunis.

– Vendus et perdus ! dit Bertrand ; ils s’avancent en faisant le cercle et en fouillant la lande comme des rabatteurs de gibier.

– C’est le père Bruno qui nous a dénoncés, cria le chouan Petithomme, pendant que Bertrand regardait quel effet produirait cette accusation.

– Si je vous avais dénoncés, dit Bruno en haussant les épaules, est-ce que je serais au milieu de vous ?

– Il a raison ! il a raison !

– Mais vous me semblez bien vite démontés, vous autres, reprit Bruno ; comment ! vous ne pouvez pas vous échapper et glisser entre une centaine de soldats ? Est-ce que vous ne connaissez pas le sentier du…

– Je connais tous les sentiers, dit Bertrand en interrompant Bruno ; mais, à la manière dont ils s’y prennent, nous serons bien heureux s’il n’y en a pas trois ou quatre d’entre nous arrêtés ou tués. Pourtant, il y a un moyen de tout sauver sans qu’aucun de nous coure le moindre risque.

– Voyons…

– Le voici, reprit Bertrand en s’adressant à Henri ; vous connaissez le terrier où vous avez été enfermé, il peut tous nous contenir et nous pouvons nous y cacher. Vous laisserez approcher les soldats jusqu’ici, et quand ils arriveront, vous leur déclarerez qu’il y a plus de deux heures que nous avons quitté la lande. Les recherches cesseront de ce côté, et nous, nous resterons ici tranquilles comme des poissons dans l’eau.

– Soit, dit Bruno, je te le promets.

– Et moi aussi, ajouta le baron.

– Mais moi, je ne peux pas m’engager à trahir les miens, dit Henri.

– Vous, dit Bertrand, ça ne m’embarrasse pas, et je vous réponds que vous ne parlerez pas.

– Que veux-tu donc faire ? dit Bruno.

– Il nous suivra de bonne volonté et il ne criera pas quand nous le tiendrons, ou bien il restera ici et ça fera un cadavre de plus dans la lande.

– N’oublie pas que je t’ai demandé la liberté de cet officier ? dit Bruno.

– Pour qu’il nous livre, repartit Bertrand.

– Sauvez-vous, Henri, reprit le baron, et jurez sur l’honneur de ne pas révéler le lieu de leur retraite.

– Cela m’est impossible, répondit Henri.

– En ce cas, dit Bertrand en tirant son couteau de chasse, marchez devant et ne bronchez pas.

– Vous pouvez me tuer, dit Henri, car je ne ferai pas un pas.

– Va comme il est dit, fit Bertrand en se reculant comme pour asséner un coup plus sûr à Henri.

– Si vous commettez un tel crime, s’écria Luizzi, je retire ma parole.

– Eh bien ! ça sera pour vous comme pour lui.

– Ils se resserrent et se rapprochent ! murmura une voix partie du haut du pont.

– Voyons, décidez-vous, cria Bertrand.

– Un moment, dit Luizzi. Vous oubliez une chose : c’est que, si nous restons seuls ici, les militaires qui vont venir et qui ne nous connaissent pas ne croiront point à nos assertions et n’en continueront pas moins leurs recherches…

– C’est juste, dit-on de toutes parts.

– Tandis que si un de leurs officiers, continua Luizzi, leur certifie que vous êtes partis depuis longtemps, ils n’en douteront pas.

– C’est encore juste, repartit Bertrand, mais il faut qu’il le veuille.

– Consentez, Henri, dit le baron.

– Les voilà qui viennent ! cria un chouan qui descendit du monticule où il était en sentinelle.

– Voyons, dit Bertrand, qui jeta brusquement son fusil en bandoulière pour pouvoir se mieux servir de son couteau de chasse : une fois, deux fois, voulez-vous jurer de dire que nous sommes partis depuis le matin ?

Henri hésita encore.

– Ma foi, tant pis pour lui ! dit Bruno en haussant les épaules.

– Vous ne le voulez pas ? reprit Bertrand ; alors, bonjour.

Il leva son couteau de chasse. Henri pâlit et recula.

– Je vous jure sur l’honneur, dit-il d’une voix altérée, de me taire sur ce que vous avez fait.

– Ce n’est pas cela, dit Bertrand ; il faut dire que nous sommes partis depuis longtemps. Allons, ne faites pas tant de façons ! votre peau est devenue trop blanche depuis un moment pour que vous n’y teniez pas.

– Ils arrivent… ils arrivent ! murmura une voix dans les broussailles.

– Allons, finissons ! dit Bertrand en levant son couteau.

– Eh bien ! fit Henri, je vous donne ma parole de militaire de déclarer ce que vous voulez.

– Soit, repartit Bertrand.

Luizzi fut charmé de la résolution de Henri, quoiqu’elle lui parût trop tardive ; il pensa qu’il est de ces occasions où il est maladroit de laisser approcher le danger d’assez près pour montrer qu’on en a peur.

– Songez, dit Bertrand, que les Bruno nous répondront de vous et qu’ils y passeront tous, hommes et femmes, si nous sommes trahis.

– C’est bon ! c’est bon ! dit Bruno ; pensez à vous, le reste nous regarde.

Bertrand fit signe aux siens de le suivre. Il marcha quelque temps dans le ravin du côté par lequel on avait amené Henri, puis il disparut avec ses gens dans les broussailles ; mais, avant qu’ils se fussent éloignés, Luizzi vit Bertrand désigner Bruno au chouan Petithomme. Il fit part de sa remarque au vieillard, qui sembla méditer un moment sur ce qu’il venait d’apprendre.

– Diable… diable ! faisait-il en secouant la tête.

– C’est votre faute aussi, grand-père, dit Mathieu avec colère ; pourquoi allez-vous dire à Bertrand que nous savons que c’est Petithomme qui a tiré sur mon père ?

– Tu as raison, petiot, j’ai eu tort. Mais je ne puis croire que Bertrand ose faire un coup comme ça.

– Vous lui avez fait un cruel reproche, dit Luizzi à voix basse, et…

– Vous l’avez entendu ? reprit de même Bruno.

Luizzi fit un signe de tête affirmatif. Bruno sembla hésiter un moment, puis il dit assez haut :

– Nous avons un meilleur moyen de sauver les gars que de rester ici : c’est d’aller au-devant des soldats et de les empêcher d’approcher, en leur disant que toute la bande est partie.

– Vous avez raison, reprit Henri ; allons vite et prenons le chemin le plus court.

Aussitôt ils quittèrent le ravin et entrèrent dans un sentier bordé des deux côtés de hauts genêts. Ils marchèrent d’abord rapidement, mais Bruno s’arrêta tout à coup et parut écouter. Ils n’entendirent que les cris lointains des soldats qui s’avertissaient les uns les autres de l’endroit où ils se trouvaient. Bruno reprit sa marche, mais au bout de cinquante pas il s’arrêta encore.

– Nous sommes suivis, c’est sûr. Mathieu, n’as-tu rien entendu ?

– C’est vrai, dit Mathieu, à gauche dans les genêts, j’y vas.

– Reste ici, petiot, dit le vieil aveugle.

Mais l’enfant ne l’écouta pas et s’enfonça intrépidement dans le fourré. Luizzi et Henri suivirent sa marche des yeux au mouvement qu’il imprimait aux genêts qu’il agitait en avançant. À trente pas à peine de l’endroit où ils étaient restés, ce mouvement devint tout à coup plus vif, comme s’il y avait eu une lutte. Il recommença, en s’éloignant, comme si Mathieu eût repris sa course, puis il disparut tout à coup.

– Petiot ! Mathieu ! reste ici, enragé ! criait le vieillard en se démenant.

Point de réponse. Un effroi singulier s’empara de Luizzi, qui s’avança vers l’endroit où avait disparu l’enfant. Henri le suivit et l’arrêta à dix ou douze pas de Bruno, qui continuait à appeler Mathieu.

– Ce petit garçon est au diable, dit le lieutenant ; vous avez bien vu les genêts continuer à s’agiter dans la direction qu’il a prise.

Comme Luizzi allait faire part à Henri de ses craintes, ils entendirent un coup sourd et un cri affreux. Ils se retournèrent. Le père Bruno était encore debout, se dressant sur la pointe des pieds, les bras étendus ; son visage se tordait dans d’horribles convulsions ; ils coururent vers lui ; mais, avant qu’ils fussent arrivés, le vieillard s’abattit la face contre terre, les bras en avant, et ils virent qu’un coup épouvantable, frappé par derrière, lui avait brisé le crâne. Henri et Luizzi se regardèrent d’un commun mouvement d’épouvante, puis ils portèrent autour d’eux un regard effaré. Tout était tranquille, rien ne bougeait, et ils n’entendirent que les appels incessants des soldats qui se rapprochaient de plus en plus. Il s’en fallait que Luizzi fût un lâche, et Henri passait pour un brave soldat ; mais la pâleur livide répandue sur leurs visages montrait cependant la profonde terreur dont ils étaient saisis. Luizzi essaya d’articuler quelques paroles ; mais ses lèvres s’agitèrent vainement, la voix lui resta dans la gorge comme refoulée par un poids invincible. Ils étaient en face l’un de l’autre, immobiles, glacés. Un léger bruit se fit entendre. Ils se retournèrent soudainement et s’appuyèrent dos à dos l’un contre l’autre, comme pour faire face au danger qui pouvait les menacer. Ils restèrent ainsi près d’une minute, et ce ne fut qu’au bout de ce temps qu’ils s’aperçurent que le bruit venait des dernières convulsions de Bruno qui s’agitait dans les étreintes de l’agonie. Un même mouvement de pitié les fit se baisser pour lui porter secours ; un même mouvement de terreur les fit se redresser pour regarder autour d’eux. Rien ne bougeait, et ils se serrèrent encore plus près l’un contre l’autre. Cependant cet effroi immobile sembla se rompre tout à coup, et, après les avoir tenus comme anéantis, il s’échappa en cris et en mouvements désordonnés. Luizzi tira son mouchoir, et, l’agitant au-dessus des genêts, il se mit à crier d’une voix perçante, mais épouvantée :

– Par ici ! par ici ! par ici !

Et presque aussitôt Henri se mit à pousser les mêmes cris. L’agitation de leur effroi fut peut-être plus puissante que son immobilité ; car ils élevaient encore leurs mouchoirs et criaient encore que déjà ils étaient entourés de soldats. Luizzi raconta alors à un capitaine les tristes événements dont il avait été témoin. Pendant son récit, des soldats apportèrent le corps du petit Mathieu. L’empreinte de doigts fortement enfoncés autour du cou du malheureux enfant prouva qu’il avait été saisi à la gorge et étranglé par une main d’une force effrayante. Les cris de Luizzi et d’Henri, en appelant un grand nombre de soldats au point où gisait le corps de Bruno, avaient rompu le cercle qui se resserrait lentement autour des ruines du vieux pont, et l’on fut forcé de reconnaître que les chouans avaient profité du désordre excité par un si atroce attentat pour se glisser de ce côté et se jeter hors de la lande ; car on n’en trouva pas un seul dans l’espèce de caverne qu’ils avaient désignée comme devant leur servir de retraite, et la battue ne put faire découvrir la trace d’aucun d’eux.

Cependant Luizzi, qui devait retrouver Caroline chez Jacques, fut choisi pour être le triste messager de la mort du père et du fils de ce malheureux homme. Le bonheur qu’il croyait apporter à Caroline l’occupait à peine à côté du cruel devoir qu’il avait à remplir. Il s’achemina en tremblant vers la maison du fermier, tandis que Henri, auquel il donna rendez-vous à Vitré, suivait les soldats.

Le baron s’arrêta un moment à la porte de l’enclos avant d’y pénétrer. La maison était fermée, et personne ne paraissait. Il se décida à entrer. Tout le monde était assemblé dans la grande salle, Jacques assis au coin du feu, sa femme agenouillée par terre et pleurant sur les genoux de son mari, les domestiques réfugiés dans les coins et se regardant avec terreur, les petits enfants pressés entre les jambes de Jacques et les bras de leur mère, et Caroline debout à côté d’eux. Quand Luizzi parut, Jacques se leva.

– Nous savons tout, Monsieur, lui dit-il.

– Qui a pu vous l’apprendre ? s’écria Luizzi.

– Un ami… Petithomme, qui a passé par ici.

– Petithomme ! s’écria le baron ; mais c’est celui qui a tiré hier sur vous, c’est celui à qui j’ai vu Bertrand désigner votre père comme une victime.

– Petithomme ! répéta Jacques en abaissant un regard terrible sur sa femme, tandis que celle-ci, se rejetant en arrière, semblait fléchir sous ce terrible regard.

Pas un mot ne fut prononcé de part ni d’autre. Jacques s’essuya le front du dos de la main, car il était inondé de larges gouttes de sueur ; puis il reprit d’une voix tranquille :

– Sœur Angélique, vous avez retrouvé votre fiancé. Épousez-le, si c’est le seul homme que vous ayez aimé. Vous n’avez plus rien à faire ici. Adieu.

– Je ne voudrais pas vous abandonner au milieu de cette affliction, dit Caroline.

Jacques ne répondit pas ; mais ses sourcils se froncèrent légèrement, et il montra à la religieuse la porte de la maison d’un geste impératif. Elle sortit, accompagnée de son frère.

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