« Pardonnez-moi d’oser vous écrire, moi qui n’ai pas osé vous parler. Hélas ! lorsque j’étais devant vous, je me sentais si interdit, si tremblant, que jamais je n’ai pu trouver la force de vous adresser une parole que votre sévérité eût repoussée. En ce moment même, lorsque je me figure que cette lettre sera dans vos mains, que vous la rejetterez peut-être avec dédain ou que vous la lirez avec indignation, j’hésite, car je sens que je ne pourrais supporter ces témoignages de votre mépris ou de votre colère ; je m’arrête, je tremble encore. Cependant je n’ai pas, d’un autre côté, le courage d’accepter le désespoir de toute ma vie sans avoir tenté de m’y soustraire. Je vous aime, Caroline. Ce mot que je ne devrais pas vous écrire et qui doit vous irriter, ce mot m’échappe comme le cri d’une douleur dont je ne suis plus le maître et que vous ne pouvez concevoir. Plus hardi près de votre amie, j’ai osé lui parler d’un amour qui vous semble peut-être une offense. Hélas ! en voulant m’ôter l’espérance, elle n’a fait qu’accroître la passion qui m’égare ; elle m’a dit combien vous étiez isolée en ce monde, elle m’a dit avec quel courage saint et quelle noble résignation vous supportiez cet abandon ; elle m’a appris ce qu’il y avait de généreuse bonté en vous ; et moi, qui vous aimais déjà pour tout ce que vous avez de beauté céleste et de grâce parfaite, je vous ai aimée pour tout ce que la vertu a de plus noble et de plus pur. Alors, n’espérant rien en moi, j’ai espéré en vous. La sainte pitié qui vous a fait venir au secours de madame Gelis se tournera peut-être un moment vers la plainte d’un malheureux. Toutes les douleurs ne sont pas dans la misère, et vous pardonnerez à celui qui vous aime, comme Dieu pardonne à celui qui souffre. Mais si votre âme noble et bonne vous inspire ce pardon pour une faute qui ne torture que moi, comment le saurai-je ? Qui me dira que je ne vous ai pas offensée ? Oh ! pardonnez-moi ; mais il faut que je l’apprenne, il faut qu’un mot de vous me le dise, ou il faut que je meure. Oui, je le sens, si j’avais eu la force de me taire, j’aurais gardé toute ma vie dans le fond de mon âme le désespoir d’un amour ignoré ; mais, maintenant que j’ai parlé, il faut que je sache si je n’ai pas été trop coupable. Il suffira de votre silence pour me l’apprendre. Si d’ici à huit jours rien n’est venu me dire que je ne me suis pas attiré le mépris de celle que je respecte comme l’image des anges sur la terre, vous n’entendrez plus parler de moi ; car la tombe est muette, et le désespoir y trouve un asile contre le mépris.
« HENRI DONEZAU. »
Quand Luizzi eut fini cette lettre, il lui prit envie de rire. Elle lui parut niaisement ridicule. Ce monsieur, qui dès l’abord parlait de la tombe comme d’un asile tout prêt où il allait entrer, ni plus ni moins que s’il eût été question d’ouvrir son parapluie en cas d’orage, ce monsieur lui parut un pauvre séducteur, à moins qu’il ne fût véritablement amoureux. Car notre baron savait qu’en fait de folles imaginations et d’emphase sentimentale, il n’y a rien de tel que l’amour véritable ; puis il pensa que, si la séduction était arrivée à copier le langage du véritable amour, même dans ce qu’il a d’outré, elle n’en était que plus savante. Il se rappela aussi que cette lettre n’était pas destinée à une femme du monde, à qui la bonne santé de tous ceux qui ont dû mourir pour elle répond de la vie de tous ceux qui menacent de se tuer, mais que cette lettre s’adressait à une jeune recluse que rien ne pouvait prémunir contre un mensonge, et qui, dans le récit qu’elle venait de faire, avait montré jusqu’à quel point son imagination était facile à exalter. Il passa donc à la seconde lettre ; mais il s’aperçut qu’il avait oublié le post-scriptum de celle d’Henri, qui disait ceci : « Je me suis assuré du jardinier du couvent ; quoi que vous puissiez lui confier, il me le remettra facilement. » Après ce paragraphe, le baron fredonna en lui-même : Enfant chéri des Dames, des Visitandines, et, poussant un gros soupir en pensant à ce qu’il allait apprendre, il reprit la lecture des lettres et se laissa aller à murmurer d’un ton alarmé : Ah ! daignez m’épargner le reste ! toujours des Visitandines.
Voici quelle était la réponse de Caroline :
DE CAROLINE À HENRI.
« Pourquoi vous mépriserais-je, Monsieur ? Je n’ai pas le droit de regarder comme une faute un sentiment qui, dans le monde, mène à des liens légitimes. Si, dans la position où je suis, l’expression vous en est échappée, c’est qu’on ne vous a pas assez dit sans doute que j’avais renoncé à toute autre espérance que celle de me vouer au service de Dieu. Je vous pardonne donc, et, si ce pardon ne suffit pas à vous donner le courage de vivre, sachez que toutes les douleurs n’habitent pas le monde et que le silence du cloître en cache de bien cruelles.
« CAROLINE. »
DE HENRI À CAROLINE.
« J’ai reçu votre lettre, Caroline. Oui, vous êtes sainte devant Dieu, vous qui avez eu pitié d’un insensé ! et cependant vous souffrez ; les anges pleurent donc ? Oh ! vous qui d’un mot avez soumis le désespoir de mon âme et l’avez calmé, vous êtes peut-être sans consolation ! Je ne sais quelles sont vos douleurs, Caroline ; mais, s’il était au pouvoir d’un autre que de vous-même de les faire cesser, n’oubliez pas qu’il y a quelqu’un ici-bas qui ne vit que par vous et qui ne vivra que pour vous. Pardonnez-moi ma folle supposition ; mais, si je pensais que les vœux que vous devez prononcer bientôt vous sont dictés par la tyrannie de votre tuteur ou par celle des personnes qui vous entourent, croyez que je saurais vous en délivrer. Je m’égare peut-être, mais je ne puis supposer que tant de grâce et tant de beauté doivent être ensevelies dans un cloître. Ce n’est que le désespoir ou le remords qui se cache dans ces asiles obscurs ; la vertu même, lorsqu’elle s’y réfugie, n’y brille pas de tout son éclat ; elle n’atteint pas à son plus noble but, celui de guider les faibles et de ramener les égarés par son exemple. Et vous, Caroline, qui feriez aimer la vertu de l’amour ardent qu’inspire votre beauté, vous à qui le ciel doit le bonheur en retour de tout ce que vous pouvez en donner, il faut que vous viviez inconnue à tous, excepté à moi, indifférente à tous, excepté à moi ? non, cela n’est pas possible. Il y a, il doit y avoir une puissance à laquelle vous n’osez vous soustraire, qui vous impose cet horrible sacrifice. Oh ! s’il en est ainsi, je le saurai, et si je ne me suis pas trompé, malheur à ceux qui oseraient vous faire violence ! Je connais le tuteur qui dispose de votre destinée ; je le verrai, je l’interrogerai. Ce n’est plus maintenant ma douleur qui me déchire, c’est la vôtre : vous souffrez, vous me l’avez écrit, j’ai donc un droit sur vous… J’ai le droit de vous protéger, de vous sauver peut-être… Ma vie a un but, je suis heureux, je suis fier… Comptez sur moi.
« HENRI. »
– Hum ! hum ! fit Luizzi en lui-même après la lecture de cettelettre, voici un gaillard qui va vite, et je tremble de lire la réponse de ma pauvre sœur ; elle doit avoir un de ces cœurs de religieuse qui, à force de s’imprégner de l’amour de Dieu, prennent feu à la première étincelle d’amour humain qui tombe sur eux.
Tout en faisant ces réflexions, Luizzi parcourut le post-scriptum de la lettre de Henri ; il était assez insignifiant. « Vous trouverez sous ce couvert, disait-il, une lettre de madame Gelis pour sa fille. Je vous l’envoie pour qu’elle ne passe pas à l’examen de la supérieure. » Luizzi passa et lut la réponse de Caroline.
DE CAROLINE À HENRI.
« Si je vous écris encore. Monsieur, si je fais une nouvelle faute, c’est pour réparer celle que j’ai commise en vous répondant. Je suis libre, Monsieur, et c’est librement que je prendrai le voile ; dispensez-vous donc de toute démarche qui pourrait faire croire que je ne me trouve pas heureuse du sort qui m’attend. Je n’en ai jamais espéré d’autre, et je n’en veux pas d’autre.
« SŒUR ANGÉLIQUE. »
« P.-S. Vous trouverez ci-joint la réponse de Juliette à sa mère. »
– Voilà qui est parfaitement explicite, pensa Luizzi ; je serais curieux de voir ce que M. Henri a trouvé à répondre à un congé si formel.
DE HENRI À CAROLINE.
« Mademoiselle,
« Lisez cette lettre, ce n’est plus celle de l’insensé qu’un moment le joie et d’espérance a égaré encore plus que son désespoir ; c’est celle d’un homme d’honneur qui vous demande le droit de se justifier. Daignez m’écouter. Je connais aussi bien que vous-même votre vie et votre position ; je sais que vous êtes sans famille et sans amis, et que vous n’avez à attendre de personne ni conseil ni protection. Si dans de telles circonstances vous aviez quitté le monde à un âge où on a pu l’apprécier, j’aurais dû croire que vous cherchiez au couvent un refuge contre un isolement que vous n’auriez pas voulu faire cesser. Mais, placée dès votre enfance sous la direction de personnes qui ont un intérêt direct à vous faire prendre une résolution qui leur livre votre fortune, j’ai pu croire qu’on vous avait égarée, j’ai pu supposer que des menaces, des violences même vous avaient inspiré une détermination que maintenant je sais être volontaire. Ce soupçon m’était permis pour vous qui êtes seule en ce monde, lorsque je vois des familles dont toute l’autorité ne peut arracher leur enfant à des engagements pris sous l’empire d’idées habilement suggérées, lorsque je vois les larmes d’une mère impuissantes à fléchir l’implacable avidité de ces femmes qui vous gouvernent et qui opposent au désespoir maternel une vocation due seulement à la terreur qu’elles savent inspirer aux infortunées dont elles se sont emparées. Ce qui est vrai pour tant d’autres, j’ai pu le croire vrai pour vous ; j’ai dû le croire, lorsque vous m’avez dit que le silence du cloître cachait aussi des douleurs bien cruelles. J’ai mal interprété votre pensée : que ce soit là mon excuse ! Vous êtes heureuse, c’était là tout mon désir. Ce bonheur, je n’ai pas su le comprendre, pardonnez-le-moi. L’idée que le monde nous en donne est si éloignée de l’idée qu’on vous en a faite, que vous ne me comprendriez pas non plus, si je vous parlais de celui qui pourrait vous y attendre. Vous n’avez pas de mère, vous n’avez pas de famille, Caroline ; mais, lorsqu’une femme a donné à celui qu’elle aime le titre sacré de son mari, elle trouve tout ensemble une mère et une famille. Le présent lui est doux par la tendresse de celle qui l’a adoptée pour fille, par le bonheur qu’elle répand autour d’elle ; l’avenir lui est beau, car un jour viendra où de jeunes existences lui demanderont l’amour sacré d’une mère et lui rendront l’amour soumis et respectueux de l’enfance. Elle aimera, et elle sera aimée : ce que Dieu a laissé de bonheur sur la terre est dans ces deux mots. Et je ne vous parle pas de l’amour de celui que vous auriez choisi ; je ne vous dis pas par quelle constante adoration il vous eût payée du bonheur que vous lui auriez donné. Vous ne me comprendriez pas, Caroline, si je vous disais avec quel orgueil il vous eût montrée à tous les yeux, en disant : Celle-là est la plus belle, celle-là est la plus noble, celle-là est la plus pure. Vous me comprendriez encore moins, si je vous disais le charme enivrant qu’il y a dans cette union de deux êtres confondus dans une même vie, se souriant, l’un à l’autre et vivant l’un de l’autre, heureux partout et de tout ; soit que dans une fête le plaisir les entraîne ensemble parmi les joies du monde, soit que dans la solitude ils s’arrêtent à rêver ensemble aux bruits légers de la campagne, soit qu’ils partent légers et joyeux pour un spectacle brillant où on enviera leur bonheur, soit qu’ils rentrent le soir les bras enlacés, se confiant tout bas leurs douces espérances et leurs pensées de chaque moment ; soit qu’ils restent autour du foyer, au milieu d’une famille et d’amis qui les chérissent, heureux d’un bonheur facile, entourés d’affections sincères au milieu desquelles leur amour avoué semble encore être un secret, tant ils sont seuls à savoir combien il est grand ! Ah ! c’est qu’il y a dans toutes ces choses d’ineffables félicités auxquelles le cœur aspire à son insu. Mais pour les rêver, pour y chercher une espérance qui calme la torture qu’on éprouve, il faut aimer, il faut souffrir ; et vous n’aimez pas, et vous êtes heureuse. Il faut être comme le damné qui envie le bonheur des anges, et vous êtes dans le ciel ; il faut être moi, et non pas vous. Adieu donc, Caroline, adieu. Vous n’entendrez plus parler de moi. Dieu a donc envoyé les anges sur la terre pour y semer le désespoir et la mort ?
« HENRI. »
Luizzi fit la grimace. La lettre de Henri lui sembla d’un amour assez ridicule, mais d’une raison assez solide. À tout prendre, une jeune fille, belle, spirituelle, distinguée, lui paraissait avoir quelque chose de mieux à faire qu’une religieuse. Il se hâta d’ouvrir la lettre qui suivait pour lire la réponse de Caroline, mais il trouva encore une lettre d’Henri d’une date postérieure de plus d’un mois à la lettre précédente.
DE HENRI À CAROLINE.
Il y a dix jours, le jardinier du couvent m’a remis un paquet cacheté à mon adresse ; je l’ai ouvert tremblant d’une joie folle, plein d’une espérance insensée. Il contenait la réponse de Juliette à la lettre de sa mère que j’avais jointe à la dernière que je vous ai écrite, et où je vous disais adieu pour jamais. Vous dire ce que j’ai éprouvé d’affreuse déception m’est impossible : c’est le ciel ouvert qui se ferme tout à coup pour vous laisser dans les ténèbres. On doit souffrir ainsi, quand on meurt ; mais on ne meurt pas toujours, quand on souffre ainsi. Lorsque le délire de ma douleur fut calmé, j’envoyai la lettre de Juliette à madame Gelis, et je restai anéanti. Puis il me sembla que cette lettre m’appartenait, cette lettre que vous aviez touchée et j’eusse voulu la ressaisir au prix de mon sang. On devait y parler de vous, je le comprenais ; et, si je l’avais eue dans mes mains, je ne sais si je ne me serais pas laissé égarer jusqu’à en briser le cachet. Mais elle était partie, et, ne pouvant la reprendre, j’ai voulu la connaître. Je suis allé à Auterive, j’ai vu madame Gelis, je lui ai demandé des nouvelles de sa fille. « Elle est heureuse, m’a-t-elle dit. » Je n’osais lui parler de vous. Enfin j’ai prononcé votre nom en tremblant. Alors elle m’a répondu ces seules paroles : « Ma fille me dit que mademoiselle Caroline est toute changée, et qu’elle passe toutes les nuits dans les larmes, tous les jours en prière. » Je me suis fait répéter cette phrase, et je suis parti comme un insensé. J’ai couru à votre couvent, et ce n’a été qu’au moment de frapper à la porte de la prison où vous êtes que je me suis rappelé qu’il y avait entre nous des murs infranchissables. Oh ! ces murs, je les eusse brisés de mon front si j’avais pu vous sauver ainsi ; mais un reste de raison m’a dit de cacher à tous les yeux une folie dont on pourrait vous punir. J’ai erré toute la nuit autour de cette demeure où vous pleurez, où vous souffrez. J’allais comme un insensé avec la rage de mon impuissance. Oh ! Caroline, écoutez-moi. Vous souffrez, vous pleurez, je le sais ; vous ne pouvez avoir d’autre désespoir que celui de votre position. Osez vous confier à l’honneur d’un homme qui n’a jamais manqué à sa parole, et je vous délivrerai ; puis jamais vous n’entendrez parler de moi. Ou bien me tromperais-je ? Ce désespoir viendrait-il d’une douleur pareille à la mienne ? Aimeriez-vous et seriez-vous séparée de celui que vous aimez ? Eh bien ! Caroline, s’il en est ainsi, osez me le dire encore. Dites-le-moi, et celui que vous aimez deviendra mon frère ; je le chercherai, je le trouverai, je vaincrai les obstacles, je vous réunirai, et puis encore vous ne me verrez plus. Vous ne me verrez plus quand vous serez heureuse. Je fuirai loin de vous, car je haïrais trop celui qui vous donnerait ce bonheur. Un mot, un mot de grâce ! Oh ! fiez-vous à moi, Caroline ! L’amour est aussi une religion, et cettereligion a ses martyrs qui savent se sacrifier au culte auquel ils se sont voués. J’attends ; songez que j’attends, et que, si je ne reçois pas de réponse, je ne répondrai plus de ce que je puis faire. Ayez pitié de moi et pitié de vous.
« HENRI. »
Luizzi se gratta l’oreille après cette lecture.
– Ceci, se dit-il, est un amour d’une trempe assez méridionale ; il y a là-dedans du gascon superlatif, ou je ne m’y connais pas. Cependant, reprit-il, les journaux sont pleins de récits de suicides amoureux, de crimes amoureux, d’atrocités amoureuses. On ne peut donc pas absolument nier ces caractères-là. Cet Henri qui, je le comprends très-bien, n’est autre que le lieutenant blessé qu’on vient d’emporter d’ici, doit être, d’après ce qu’en a dit le père Bruno, un brave soldat ; cela ne suppose pas d’ordinaire un malhonnête homme. Allons, il est possible que je n’y comprenne rien, et il continua sa lecture.
DE CAROLINE À HENRI.
« Pourquoi m’écrire encore, Monsieur, pourquoi me persécuter dans mon désespoir ? Laissez-moi à mon malheur. Toutes vos suppositions sont fausses. Non, je n’aime pas. Que deviendrais-je, mon Dieu, si j’aimais !
« CAROLINE. »
DE HENRI À CAROLINE.
« J’avais raison, Caroline : vous aimez, le dernier mot de votre lettre me l’a appris. Permettez maintenant à l’ami à qui vous vous êtes confiée de répondre froidement à la triste question que vous vous faites. Que deviendrais-je, dites-vous, si j’aimais ? Ignorez-vous donc que vous êtes libre et que votre position si cruelle d’abandon a du moins cet avantage qu’elle vous laisse maîtresse de vous-même ? À l’âge où vous êtes parvenue, Caroline, votre tuteur vous doit compte de votre fortune ; bientôt vous pourrez, sans avoir besoin du consentement de qui que ce soit, en disposer ainsi que de votre personne. Les souveraines du couvent où vous êtes ne l’ignorent pas, et elles sauront bien vous l’apprendre le jour où elles pourront tourner vos volontés à leur profit. Vous demandez ce que vous deviendriez, Caroline ? vous deviendriez l’épouse honorée et chérie de celui que vous aimez, la sainte mère de famille qui répand son amour autour d’elle comme une douce chaleur qui fait éclore de jeunes vertus ; vous deviendriez la maîtresse absolue d’un cœur qui se ferait votre esclave ; vous deviendriez la joie et l’honneur d’une nouvelle famille, le modèle des grâces les plus parfaites, l’objet de l’admiration et des respects de tous ; vous seriez tout ce que Dieu a voulu que vous fussiez. Voilà cette destinée qui vous épouvante, cette destinée qui est à vous si vous osez la prendre. Mais je tremble, en vous faisant entrevoir le bonheur, d’avoir ajouté un nouveau désespoir à vos souffrances. Car enfin, puisque vous n’osez vous donner à celui que vous avez choisi, serait-ce donc qu’il est indigne de vous, serait-ce qu’il ne vous aime pas ? Ces deux suppositions sont également folles. Votre cœur ne me permet pas de croire à l’une, le mien me dit que l’autre est impossible. Qu’est-ce donc qui vous fait tant souffrir ? Quel secret me cachez-vous ? Oh ! dites-le-moi, Caroline : je vous aime assez pour apprendre que vous en aimez un autre et pour vous donner à lui et vous sauver, dussé-je en mourir !
« HENRI. »
– Par ma foi, pensa Luizzi, voilà qui est d’une niaiserie complète ou d’une adresse effrayante ; ou ce monsieur ne devine rien, ou il veut absolument qu’on lui dise tout. Voyons ce qu’aura dit ma pauvre sœur.
DE CAROLINE À HENRI.
« Henri, sauvez-moi donc ! »
DE HENRI À CAROLINE.
« Vous m’aimez ! c’est moi ! Tu m’aimes, Caroline !… Oh ! laisse-moi me mettre à tes genoux… laisse-moi te remercier et t’adorer. Oh ! je voudrais vous dire ce que j’ai souffert de bonheur à ce mot qui m’a brûlé et anéanti ; j’ai fermé les yeux, j’ai chancelé, j’ai cru mourir… Puis je suis tombé à genoux en vous appelant de toute ma force : Caroline, Caroline ! Oh ! vous qui vous êtes confiée à moi, vous serez heureuse, je vous le jure… Vous serez heureuse pour que je vive ; car votre félicité sera l’âme de ma vie, elle sera le cœur de mon cœur qui cessera de battre devant une de vos larmes. Aujourd’hui je ne puis vous en dire davantage… Je m’égarerais… À ce moment je pleure… je tremble… je doute… j’ai peur d’être fou… Est-ce vrai que vous m’aimez ? »
DE CAROLINE À HENRI.
« Oui, Henri, je vous aime, je vous aime parce que vous avez pris en pitié la pauvre fille isolée et triste, je vous aime pour la noble bonté de votre âme ; je vous aime aussi, sans doute parce que Dieu l’a voulu, car je vous aimais avant tout cela. »
À partir de ces deux lettres, ce n’était plus qu’une correspondance amoureuse où Henri et Caroline se racontaient leur cœur : naïves confidences de l’une, rêves emportés de l’autre, espérances sincères, désirs égarés, tout ce qui est l’entretien de l’amour, source inépuisable et abondante qui commence à s’arrêter du jour où on y trempe ses lèvres ! Parmi toutes ces pensées qui planaient au ciel, il s’en glissait quelques-unes cependant qui étaient de la terre. D’abord Henri enseignait à Caroline quels étaient ses droits. Ensuite venaient toutes les mesures à prendre pour un enlèvement et une fuite. À ce propos il y avait une lettre véritablement admirable de Henri où il avouait sa pauvreté à Caroline, et une réponse de Caroline qui fit venir les larmes aux yeux à Luizzi. Elle demandait si naïvement pardon à Henri d’être plus riche que lui, que le baron fut sur le point de croire à la vérité des sentiments vaudevilliques du Gymnase. Puis il admira avec quelle adresse, ce point une fois établi, Caroline se dévoua pour qu’il n’en fût plus question. Elle osa exiger des comptes de M. Barnet et faire remettre chez madame Gelis les sommes provenant des revenus de sa fortune, depuis qu’elle avait atteint l’âge de dix-huit ans. Enfin de lettre en lettre, de billet en billet, Luizzi arriva au moment où tout était préparé pour la fuite. Henri devait venir attendre Caroline à une porte que le jardinier s’était engagé à ouvrir. Luizzi croyait toucher au dénoûment ; il restait un petit billet à lire, il ne contenait que ces quelques mots :
DE HENRI À CAROLINE.
« Vous m’avez indignement trompé ; je vous renvoie vos lettres, je ne veux rien de vous qui me rappelle jusqu’à quel point j’ai été prêt à m’égarer.
« HENRI. »
Luizzi resta confondu et réfléchit longtemps à ce singulier dénoûment. Puis il appela sa sœur, et la considérant avec une pitié curieuse :
– Et depuis le jour où vous avez reçu ce billet, vous n’avez rien appris ?
– Rien.
– Vous n’avez pas revu Henri ?
– Depuis le jour où je quittai Auterive, c’est aujourd’hui la première fois que je l’ai vu.
– Vous ne savez pas qui a pu vous calomnier à ses yeux ?
– Je l’ignore.
– Mais cette Juliette ?
– Elle ? oh non ! ce n’est pas elle ; elle ne l’avait pas revu plus que moi. Elle ignorait jusqu’à mes projets ; car, depuis que j’étais devenue coupable, je n’osais plus me confier à elle. Je ne me sentais pas la force de rougir devant tant de résignation et de vertu. Je ne voulais pas la rendre complice de ma faute, car son amitié n’eût pas voulu me trahir, et sa conscience lui eût amèrement reproché sa faiblesse. D’ailleurs vous avez pu voir quel secret Henri me recommandait.
– Mais comment se fait-il que vous soyez ici ?
– Le soir venu où je devais partir avec Henri, je m’étais échappée de ma cellule ; je traversai le jardin tremblante et pouvant à peine me soutenir ; la nuit était sombre ; tout dormait dans le couvent. J’arrive enfin à la porte fatale : « Eh bien ? dis-je au jardinier. – M. Henri est venu, me dit-il, mais il a disparu presque aussitôt après m’avoir remis ce paquet et ce petit billet. » Je pensai que quelque obstacle imprévu avait retardé l’exécution de nos projets. Je demandai au jardinier si Henri devait revenir dans la nuit, il n’avait rien dit de plus. J’aurais voulu pouvoir lire ce billet afin de m’assurer de ce qui nous arrivait, mais je n’avais point de lumière dans ma cellule. Enfin, je pensai à la chapelle qui était tout près de la porte du jardin ; je m’y glissai furtivement, et là, à la lueur d’un cierge qui brûlait près d’une relique de Saint-Antonin, je lus ces mots affreux qui me brisèrent le cœur au point que je tombai évanouie. Lorsque je revins à moi, j’étais étendue sur le pavé de la chapelle. Je m’éveillai comme d’un songe horrible, ne comprenant pas pourquoi j’étais dans cet endroit, ne pouvant me rappeler ce qui m’y était arrivé. Enfin, quand je pus me souvenir, j’éprouvai un si vif désespoir que, si la sainteté du lieu n’eût parlé à mon âme, j’aurais brisé ma tête sur les dalles comme on avait brisé mon cœur. Je regagnai ma cellule en chancelant ; je passai le reste de la nuit dans un désespoir sombre où mon âme s’égarait sans résolution ni pour vivre ni pour mourir. Le jour, en m’apportant la lumière, me montra pour ainsi dire une voie à suivre. Dès que je pus voir cette demeure où j’avais tant aimé, tant souffert et tant espéré, je me sentis incapable de l’habiter plus longtemps ; et, au bout de quelques jours, j’avais obtenu de la supérieure de m’envoyer dans une des maisons centrales des sœurs de charité. Ce fut à Évron que je dus finir mon noviciat. J’y vins seule, emportant avec moi mon secret et mon désespoir. Depuis six mois que j’y habite, j’ai passé ma vie dans les plus rudes travaux, attachée à l’hôpital de Vitré, demeurant sans cesse au chevet du lit des malades, espérant que l’aspect de la douleur des autres calmerait les dévorantes ardeurs de la mienne. Mais j’envie vainement ces souffrances du corps sous lesquelles je vois tant d’hommes fléchir. Je venais ici remplir les saints devoirs auxquels je suis vouée, lorsque j’ai revu celui qui a tué ma vie ; car je ne vis plus, mon frère, je n’espère plus.
– Espérez, Caroline, dit vivement Luizzi ; il y a dans tout ceci quelque affreuse machination que je découvrirai.
– Mon frère, que voulez-vous faire ?
– Je verrai Henri, je l’interrogerai.
– Hélas ! il n’est peut-être plus temps.
– C’est ce que je vais savoir.
Et Luizzi entra dans la chambre où veillait encore le père Bruno.