XXXI PREMIER RELAIS.

– Il faut vous dire, mon cher Armand, à moins que vous ne le sachiez, car vous savez beaucoup de choses, que mon père, le vicomte d’Assimbret, et sa sœur, mademoiselle Valentine d’Assimbret, restèrent orphelins dès leur enfance. Leur tutelle fut confiée à M. de Cauny, le père du mari de ma tante, qui est mort au commencement de la révolution. Ce M. de Cauny était veuf, et sa sœur, qui ne s’était pas mariée, demeurant en Bretagne, il se trouva fort embarrassé de sa pupille et la plaça dans un couvent à quelques lieues de Paris. Quant au vicomte d’Assimbret, mon père, il fut élevé avec le fils de M. de Cauny. Ils suivirent les mêmes études, entrèrent en même temps dans la maison du roi et restèrent amis, quoique tous deux d’un caractère bien différent. Le regard que vous avez lancé sur madame de Marignon lorsque vous m’avez rappelé le nom de mon père me prouve que vous savez assez, pour que je n’aie pas besoin de vous le raconter, quelle a été sa jeunesse.

– Oui, dit Luizzi, il a été fort brillant.

– C’est le nom poli qu’on donne encore à l’homme qui a été plus que dérangé ; je vous remercie de l’avoir choisi, répondit madame de Cerny… Toujours est-il que, tandis que mon père passait alternativement sa vie dans les salons les plus éminents de la cour et dans les boudoirs les moins discrets de la ville, M. de Cauny poursuivait sans relâche des études graves et sérieuses, et se livrait avec ardeur à la discussion et à la pratique des idées nouvelles qui se faisaient jour de toutes parts. Mon père et lui étaient, à vrai dire, les deux représentants les plus complets des deux mondes de cette époque. Mon père, insouciant, léger, brave, téméraire, méprisant les classes bourgeoises qu’il ne connaissait pas et auxquelles il n’accordait pas même la faculté de pouvoir penser, se moquant de ce qu’il appelait les doléances des manants, écoutant le mot « peuple » comme un vain son qui n’avait pas de sens, était le type le plus parfait de cette société qui vivait au jour le jour dans les petits salons de Trianon, en prenant, comme garantie de l’avenir, les quatorze siècles passés de la monarchie. Comme tant d’autres, il ne soupçonna qu’au moment où il se produisit avec fureur ce travail interne de la société qui se refaisait au-dessous des lambeaux du pouvoir royal et de la puissance du clergé et de la noblesse, et qui s’en débarrassa tout à coup comme d’un haillon usé pour se montrer dans toute sa force. Lorsque les premiers actes d’indépendance de la Constituante lui montrèrent qu’il y avait un véritable effort de la nation pour changer l’ordre du gouvernement, il traita ces premières manifestations d’impertinentes railleries, et le soulèvement du peuple lui parut une misérable révolte. Il était du fameux dîner des gardes du corps de Versailles, et il s’y fit remarquer par son exaltation. M. de Cauny, au contraire, était l’ami de la plupart des hommes qui occupaient alors la France de leur renommée. Il avait embrassé avec une ardeur extrême les idées de réforme sociale sans s’apercevoir, peut-être comme tant d’autres, qu’on ne pourrait arriver à réaliser cette réforme qu’en commençant à détruire la constitution politique du pays. Peut-être aussi avait-il compris ses opinions dans toutes leurs conséquences probables, et sa conduite semble en être une preuve. Tandis que mon père passait ses nuits dans les fêtes de la Muette, de Luciennes et de l’Opéra, M. de Cauny passait les siennes dans les conciliabules où se tramait la propagation des idées de liberté, où se préparait le mouvement immense qui devait emporter ceux qui l’avaient fait naître.

Pendant que le vicomte d’Assimbret recherchait les suffrages des plus jolies femmes, M. de Cauny sollicitait ceux des hommes sérieux, et il s’éloignait pour jamais de la cour le jour même où mon père y fut remarqué des courtisans par la bonne grâce avec laquelle il ramassa l’éventail de la reine et le lui présenta en lui débitant un quatrain qu’on a toujours attribué au comte de Provence, depuis Louis XVIII, mais qui appartient assurément à mon père. Il n’y avait même que l’entraînement de la circonstance qui en pouvait faire pardonner l’audace, non-seulement dans la bouche de mon père, mais dans celle du prince le plus haut placé, du moment que ce quatrain était adressé à Marie-Antoinette ; mais la poésie et l’étiquette ne sont pas rigoureuses pour les impromptus, et le fameux quatrain :

« Prévenant vos moindres désirs,

« Au milieu des chaleurs extrêmes,

« Je vous rapporte les zéphyrs ;

« Les amours y viendront d’eux-mêmes. »

fut jugé délicieux.

Eh bien ! comme je vous le disais, le jour même où mon père faisait l’envie de toute la cour par la bonne fortune de son esprit, M. de Cauny se faisait nommer par la sénéchaussée de Rennes député du tiers à l’assemblée des états généraux ; et quelque temps après, lorsque mon père se faisait remarquer à Versailles par l’exaltation de son dévouement aux intérêts de Louis XVI, M. de Cauny donnait sa démission de la charge qu’il occupait dans la maison militaire du roi. Cette démission fut considérée comme un acte de lâcheté, et tous les officiers de la compagnie à laquelle appartenait M. de Cauny jurèrent de l’en punir. Vous savez, Armand, que plus on a aimé un homme, plus on le hait et on le méprise lorsqu’on croit qu’il a manqué à l’honneur. Mon père, poussé par ce sentiment et outré de la trahison de M. de Cauny, se proposa pour cette vengeance et appela en duel celui qui avait été si longtemps son ami. M. de Cauny refusa d’abord. Les principes philosophiques qu’il professait lui faisaient considérer le duel comme une barbarie. Sa position à l’Assemblée constituante lui faisait dire que l’on ne vidait pas des querelles politiques par des combats singuliers ; mais ces motifs qu’il disait tout haut et le motif bien plus puissant qu’il ne disait pas ne purent tenir contre les provocations insultantes de M. d’Assimbret : une rencontre eut lieu, mon père y fut grièvement blessé. Cela fit grand scandale, et l’on donna presque raison à mon père, en l’accusant de torts qu’il n’avait pas. On alla promenant partout le bruit que la cour, n’osant résister à l’Assemblée constituante en masse, voulait s’en défaire en détail. On mêla le mot infâme d’assassinat à un combat loyal dont six personnes avaient été témoins.

Comme vous devez le croire, tous ceux qui connaissaient mon père pour l’un des plus braves et des plus francs officiers des gardes furent indignés de cette accusation. Elle arriva jusqu’à la famille, qui crut devoir faire donner à mon père des témoignages de son intérêt ; cela fut encore traduit comme on traduisait tout alors. On dit que Louis XVI avait fait complimenter mon père pour sa conduite et l’avait offerte en exemple à tous ses officiers. Il en résulta que le nom d’Assimbret fut marqué d’une renommée qui devait plus tard le faire inscrire l’un des premiers sur les listes de proscription.

Je ne vous ai pas dit le motif secret qui avait fait refuser si longtemps au comte de Cauny la réparation que lui demandait mon père, mais vous l’avez sans doute deviné. Le comte était épris et sincèrement épris de Valentine, quoiqu’à cette époque elle eût à peine quatorze ans. Mais il paraît que déjà à cet âge c’était une personne accomplie en esprit et en beauté.

« – Ah ! dit Luizzi avec un amer soupir ; alors, comme aujourd’hui, à ce que je vois, les couvents n’étaient pas un asile contre la séduction.

– Il n’y eut pas de séduction, je vous assure, mon cher Armand ; cette passion naquit et grandit avec l’âge chez le comte et Valentine. Toutes les fois que M. de Cauny le père envoyait le vicomte pour voir sa sœur, celui-ci, qu’un voyage de quelques heures aboutissant à un parloir ennuyait à périr, se faisait accompagner par son ami. Bientôt il arriva que mon père, dont ces visites dérangeaient la vie de plaisirs, priait le comte, qui, disait-il, avait beaucoup de temps à dépenser en ennui, d’aller voir sa sœur et de lui rapporter les nouvelles du couvent pour qu’il pût les apprendre à son tuteur comme s’il eût fait la visite lui-même. M. de Cauny, quoique bien jeune, aima d’abord Valentine comme une enfant charmante qui n’était guère protégée que par lui ; car le vieux comte, toujours malade et impotent, ne quittait presque jamais son hôtel. Puis, lorsqu’elle devint grande et belle, il l’aima comme une femme. On avait coutume de voir venir M. de Cauny au couvent, où il représenta longtemps, à vrai dire, son père en qualité de tuteur de Valentine. Personne ne put soupçonner que ces visites n’avaient plus un intérêt aussi respectable, et, lorsque des dissensions d’opinions éclatèrent entre le vicomte d’Assimbret et M. de Cauny, personne n’ayant averti la supérieure qu’il y avait une séparation entre les deux familles, le comte continua à voir Valentine jusqu’au moment de ce déplorable duel…

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