XXX UNE NOUVELLE HISTOIRE QUI SE TROUVERA VIEILLE. RECONNAISSANCE.

Ils couraient en voiture pressés l’un contre l’autre, soumis encore au charme de cette nuit d’amour ; car le cœur est comme un instrument qui a été vivement ébranlé par une main puissante et qui vibre longtemps encore après que l’archet qui l’a touché ne l’anime plus. Puis, quand le grand jour fut levé, les pensées mystérieuses qui couraient autour d’eux s’effacèrent lentement, ainsi que les fantômes aimés disparaissent devant le soleil. Peu à peu la réalité de leur position leur revint avec toutes les réalités de la nature qui se levait lentement dans le jour. Ce fut alors que Luizzi dit à la comtesse :

– J’ai voulu ce que vous avez voulu, Léonie ; mais êtes-vous bien sûre de la protection de madame de Paradèze ?

– Aussi sûre qu’on peut l’être, en ce monde, d’un cœur bon et facile.

– C’est quelquefois un signe de faiblesse, Léonie.

– Sans doute, reprit madame de Cerny, et je ne vous donne pas ma tante comme un modèle de ce courage héroïque qui fait faire des actions éclatantes de dévouement. Cependant, si elle est faible, ce n’est que pour le bien ; car elle est très-capable de résister à tout pouvoir qui la pousserait à une mauvaise action.

– Je le crois, dit le baron ; mais on peut lui faire considérer comme une chose heureuse pour vous votre retour auprès de votre mari.

– Cela ne serait possible que dans deux cas : dans celui où elle aurait près d’elle quelqu’un qui eût intérêt à le lui persuader, ce qui n’est pas probable ; ensuite dans le cas où cette personne, si elle existait, aurait sur ma tante un pouvoir qui pût balancer le mien.

– Je ne doute de votre pouvoir sur personne, Léonie, reprit le baron en souriant ; mais pardonnez-moi de prévoir tous les dangers pour mon bonheur, même celui d’une illusion… Sur quoi fondez-vous donc cette confiance en votre pouvoir ?

– Sur l’affection qu’elle a pour moi, sur son cœur. Voyons, Armand, ajouta Léonie en souriant, êtes-vous rassuré, croyez-vous que ce soit là un bon garant ?

– C’est que tout le monde ne vous aime pas comme moi. Je commence à croire qu’il n’y a que deux amours puissants en ce monde, celui que j’ai pour vous… ou celui d’une mère pour son enfant.

– Hé bien ! madame de Paradèze est une mère pour moi… ou plutôt je suis une fille pour elle ; car elle a eu le malheur de perdre la sienne.

– Ah ! dit Luizzi, sa fille est morte ?

– Je ne puis vous le dire, repartit madame de Cerny, car le mot perdre que je viens d’employer par hasard doit être pris dans son sens le plus exact. Cette fille a été véritablement perdue ou soustraite à sa mère.

– Ah ! dit Luizzi avec un étonnement marqué qui venait de la coïncidence de cette histoire avec celle d’Eugénie qu’il avait apprise la veille ; on a enlevé la fille de madame de Paradèze ?

Le baron n’avait pas achevé sa phrase, que le nom même qu’il venait de prononcer l’avertit qu’il se trompait, et que Paradèze et Cauny se ressemblaient assez peu pour que Petit-Pierre n’eût pas pris un nom pour l’autre. D’ailleurs c’eût été un hasard si extraordinaire que le baron en repoussa l’idée et qu’il se contenta de répondre :

– Ce n’est pas la seule mère qui se trouve dans une si triste position. Il y a bien peu de temps que j’ai appris une histoire toute semblable, si ce n’est que c’est la fille qui vient d’apprendre qu’elle n’appartenait pas à la femme du peuple, grossière et brutale, qu’elle avait toujours appelée sa mère, et qu’elle était l’enfant d’une noble famille à laquelle elle avait été enlevée.

– Et a-t-elle retrouvé sa famille ? dit madame de Cerny.

– Je ne le pense pas, dit Luizzi.

– Hélas ! reprit la comtesse, peut-être sera-ce un bonheur pour elle de ne pas la retrouver. Une pauvre jeune fille élevée dans le peuple, dans des habitudes basses et triviales, jetée tout à coup dans un monde si nouveau pour elle, dans un monde qui, après l’avoir plainte pendant deux jours, la regarderait ensuite avec curiosité, puis avec dédain et dérision, et qui ne lui épargnerait pas les moqueries les plus cruelles et les plus humiliantes… ce serait, je crois, une triste destinée !

– Sans doute, tout cela est vrai pour une pauvre fille, comme vous venez de la peindre ; mais il est peu de femmes qui fussent mieux placées, dans un monde si élevé qu’il soit, que ne le serait madame Peyrol.

– Madame Peyrol ! répéta la comtesse avec étonnement, je crois avoir entendu prononcer ce nom. Mais n’est-ce pas la mère de madame de Lémée ?

– Précisément, la nièce ou plutôt la prétendue nièce de ce fameux oncle de Rigot.

– Voilà qui m’étonne ! dit Léonie. Madame de Lémée est bien impertinente pour être de bonne souche.

– Sa mère vous donnerait d’elle une autre opinion, et certes, plus qu’aucune autre, elle serait une preuve de la puissance héréditaire d’un noble sang.

– Mais est-elle d’un rang, d’une famille véritablement très-élevés ?

– Je ne saurais vous le dire. Avez-vous jamais entendu parler d’une certaine madame de Cauny ?

– Madame de Cauny ! s’écria Léonie avec une étrange stupéfaction, mais c’est ma tante !

– L’une de vos tantes…

– Ma tante chez qui nous allons, reprit la comtesse, madame de Paradèze, autrefois madame de Cauny.

– C’est étrange, dit le baron encore plus stupéfait que la comtesse. Et cependant… attendez que je me rappelle… Sa fille a donc disparu quelques jours après sa naissance ?

– Le jour même.

– C’est à Paris qu’elle l’a perdue ?

– À Paris.

– Vers 1797 ?

– En 1797, en effet.

– C’est elle alors !

– En êtes-vous sûr ? dit Léonie avec une vive émotion.

– Autant qu’on peut l’être d’une chose d’après la coïncidence des dates et la ressemblance des événements.

– C’est que ce serait une joie si vive pour ma pauvre tante !… Oh ! Armand, il faut vous informer.

– Je le ferai, je le ferai.

– Cependant, il faudrait être bien sûr de la réalité de tout cela avant d’en dire un mot à ma tante. Je ne sais si la pauvre femme aurait assez de force pour soutenir le bonheur de retrouver sa fille ; mais je suis sûre qu’elle mourrait si elle concevait un moment cet espoir pour le perdre de nouveau et pour jamais.

– Fiez-vous à moi, Léonie ! Je prendrai toutes les précautions nécessaires, et, si je puis vous faire rendre une fille à sa mère, je crois que vous lui aurez richement payé l’hospitalité que vous allez lui demander.

– Oui, Armand, et je serais bien heureuse de la payer ainsi, je vous le jure. Ma pauvre tante ! elle a été si malheureuse, elle a tant souffert, que le ciel lui devrait cette consolation dans sa vieillesse.

– Mais, reprit Armand, dites-moi tout ce que vous savez des circonstances de cet événement, pour que je puisse diriger mes recherches d’une manière certaine.

– Volontiers. C’est une histoire assez bizarre que j’ai tout le temps de vous apprendre, et qu’il faut que vous sachiez dans tous ses détails pour que le dénoûment ne vous en étonne pas.

Luizzi se rapprocha de Léonie pour écouter avec un intérêt de cœur une histoire qu’on lui disait intéressante, racontée par une voix dont chaque parole avait pour lui un son harmonieux.

Qu’on nous pardonne si les curieux à qui nous transmettons en fidèle secrétaire ces confidences de notre infortuné ami le baron de Luizzi, ne la lisent pas avec le charme qu’il éprouva à l’entendre ; car nous ne sommes pas dans des conditions aussi favorables que Léonie pour obtenir l’attention et l’indulgence de ceux qui veulent apprendre le secret de la naissance de la malheureuse Eugénie. Voici cependant comment madame de Cerny la raconta :

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