XXXIII TROISIÈME RELAIS.

La voiture s’arrêta encore, et madame de Cerny suspendit de nouveau son récit. Presque au même instant, la petite mendiante s’approcha de la portière de la voiture, montra sa jolie tête à la glace et dit d’un air charmant à la comtesse :

– Madame, voici mon père qui veut vous remercier lui-même de ce que vous avez fait pour nous.

Léonie vit s’avancer alors un vieillard aveugle, comme elle l’avait deviné, mais dont la figure sévère gardait un grand air de résolution et de fierté sous les longs cheveux blancs dont elle était inondée.

– Madame, lui dit-il, vous venez de faire une bonne action, et Dieu ne sera point juste s’il ne vous en récompense pas. Ce n’est seulement une aumône que vous avez donnée à cette enfant, c’est peut-être une famille que vous venez de lui rendre en lui procurant les moyens d’aller jusqu’à la ville où elle peut trouver des renseignements sur les parents qui l’ont abandonnée.

La comtesse ne répondit pas au vieux mendiant ; mais se retournant vivement vers le baron, elle lui dit :

– Voilà qui est-étrange, Armand, encore une fille abandonnée et perdue ! Combien y a-t-il donc de malheureux ainsi jetés dans le monde, que dans cette étroite voiture il s’en trouve pour ainsi dire deux ?

– C’est étrange, dit en effet le baron d’un ton plus soucieux que ne le comportait un simple mouvement de surprise ; c’est étrange, répéta-t-il en lui-même, se demandant si ce n’était pas le pouvoir infernal de son esclave qui amenait ainsi sur sa route toutes ces rencontres extraordinaires et qui l’avertissait de sa présence comme il l’en avait menacé.

Pendant ce temps la comtesse avait répondu au mendiant avec un intérêt très-vif et avec cette politesse de femme qui donne un rang au malheur.

– J’avais prié cette enfant, Monsieur, de ne pas quitter Orléans sans venir me revoir ; je vous prie de l’accompagner, car, si je puis vous être utile, je le ferai avec grand plaisir.

– Qui devrai-je demander ? dit le vieil aveugle.

– Vous demanderez, répondit rapidement Léonie, vous demanderez la…

– Prenez garde ! fit Luizzi en l’arrêtant soudainement, n’oubliez pas que votre nom prononcé tout haut peut être une imprudence…

– Vous avez raison, dit-elle, et elle répondit à l’aveugle : Cela sera inutile, je vous ferai loger dans la maison où nous descendrons.

La voiture était prête à se remettre en route. Les voyageurs durent reprendre chacun leur place ; mais, cette fois, Léonie ne recommença pas immédiatement le récit qu’elle avait interrompu. La conversation entre elle et Luizzi s’engagea sur ce qui venait de se passer, et tous les deux se promirent bien, chacun avec une pensée particulière, de poursuivre jusqu’au bout l’éclaircissement de ce nouveau mystère. Ce fut alors que Luizzi dit à la comtesse :

– N’oublions pas que nous avons plus d’une tâche à remplir en ce genre, et veuillez m’apprendre enfin ce que devint la malheureuse madame de Cauny entre les mains de ce misérable Bricoin.

– Hélas ! dit madame de Cerny, elle devint sa femme.

– Quoi ! s’écria Luizzi, M. de Paradèze…

– N’est autre chose que ce Bricoin, qui, lorsqu’il fut devenu riche par ce mariage, cacha sous un nom de terre la basse extraction de sa naissance. Mais pour que vous n’accusiez pas ma tante d’avoir agi avec une légèreté et une inconséquence qui la rendraient trop peu respectable à vos yeux, il faut que je vous explique par quelle manœuvre coupable M. Bricoin parvint à un but qu’il avait espéré dès le premier moment de sa rencontre avec madame de Cauny. Si les terreurs que cet homme savait lui inspirer pour sa sûreté et celle de sa famille livraient Valentine sans défense à cet homme, le peu de sympathie qu’elle avait pour ses formes grossières, et d’ailleurs l’âge avancé de Bricoin, qui avait déjà plus de quarante ans à cette époque, la protégeaient contre toutes les déclarations mal déguisées dont il l’accablait. Ce fut alors qu’il lui arriva un malheur que je puis vous dire à vous, Armand, et qui est peut-être une excuse à la faute qu’elle a faite en épousant M. Bricoin, quoique ce malheur soit lui-même une faute. Valentine, belle, jeune, charmante, isolée, rencontra, parmi le peu d’hommes que son nom appelait chez elle, un homme distingué, d’une rare adresse à faire croire à des sentiments qu’il n’avait pas, d’un implacable cynisme à se vanter d’avoir joué ces sentiments, et qui s’étudia de tout le pouvoir de son infernale séduction à mettre madame de Cauny au nombre de ses victimes. Cet homme, dont ma tante n’a jamais voulu me dire le nom…

– Cet homme, dit Luizzi en interrompant la comtesse, cet homme s’appelait M. de Mère.

– Vous le connaissez ? dit la comtesse avec un nouvel étonnement.

– Ne savez-vous pas, repartit Luizzi, que je sais toute l’histoire de madame de Marignon ?

– M. de Mère a-t-il donc eu quelques rapports avec madame de Marignon ?

– Il a été son dernier amant, comme Bricoin avait été le premier.

À cette révélation, madame de Cerny devint pensive à son tour ; elle s’étonna en elle-même de ces destinées qui agissent l’une sur l’autre sans paraître jamais s’être rencontrées, et elle répondit à Luizzi :

– Ce fut donc le dernier amant de madame de Marignon qui livra Valentine au premier !

Elle s’arrêta, puis elle continua :

– Vous savez, je le suppose, par quel lâche et insultant abandon ce M. de Mère paya l’amour d’une femme qui s’était noblement confiée à lui et envers laquelle il fut d’autant plus infâme qu’elle n’avait personne au monde pour la protéger.

– Elle s’en vengea cependant autant que le peut une femme, dit le baron, en le traînant audacieusement dans la fange de sa propre infamie, devant une nombreuse assemblée, et en présence de madame de Marignon, qui n’était alors que la belle Olivia.

– Oui, répondit madame de Cerny, je sais que, grâce aux relations que la belle Olivia, puisque vous l’appelez ainsi, avait gardées avec le vicomte qu’elle avait retrouvé en Angleterre, elle se crut autorisée à attirer madame de Cauny chez elle, malgré la honteuse position où elle vivait alors.

Luizzi ne put s’empêcher de remarquer le mot de honteuse position que venait d’employer madame de Cerny, et il admira combien les convenances apparentes du monde peuvent dominer les âmes les plus fortes et les plus justes, puisqu’il avait pu trente ans après rencontrer convenablement la comtesse chez cette femme dont elle qualifiait la vie d’autrefois avec tant de mépris.

Cependant madame de Cerny continua :

– Ce que je ne savais pas, car elle ne me l’a point dit, c’est que ma tante y avait retrouvé M. de Mère, et qu’elle y avait fait l’éclat dont vous me parlez ; toujours est-il que, le cœur brisé par la fatale expérience qu’elle venait de faire de la perfidie de certains hommes, elle renonça à espérer aucun amour et sentit avec plus de force que jamais la douleur de son isolement. La chance devint belle alors pour Bricoin qui, toujours assidu près de la jeune veuve, lui sauvant l’ennui de ses affaires, la protégeant contre la rapacité des intrigants, sinon contre les perfidies du monde, semblait être le seul protecteur qu’elle dût avoir jamais. D’ailleurs, il parlait toujours de mariage, et ce lien sacré, dont madame de Cauny avait apprécié la sainteté durant les deux années qu’elle avait passées avec son mari, était le seul qui pût attacher son existence à un homme qui ferait sa vie de sa vie, son bonheur de son bonheur. Une autre raison, que j’ai tardé à vous dire parce que je ne puis croire à la manière dont mon père l’envisage, dut déterminer aussi l’infortunée Valentine. Depuis le jour de sa naissance, elle n’avait pas vu sa fille. Bricoin, pour des raisons fausses ou vraies, lui disait toujours que les gens à qui il l’avait confiée avaient quitté Paris et étaient sur le point d’y revenir. Peut-être mon père a-t-il raison ; peut-être cet homme fit-il espérer son enfant à une mère, comme le prix du sacrifice qu’il lui demandait ; peut-être Bricoin promit-il à madame de Cauny de lui rendre sa fille le jour où elle consentirait à l’épouser. Quoi qu’il en soit, ce mariage eut lieu, et quelques jours après M. de Paradèze, car il prit ce nom en épousant ma tante, annonça à sa femme qu’il avait la presque certitude que sa fille était morte.

– Le croyez-vous donc capable d’un crime ? dit Luizzi.

– Ce que vous m’avez appris de madame Peyrol, répondit madame de Cerny, nous prouve, si tant il est qu’elle soit cette malheureuse fille perdue, que Bricoin ne poussa pas jusque-là l’infamie. D’ailleurs, jamais il ne produisit une preuve légale de la mort de cette enfant ; et, depuis plus de trente ans, ma tante vit avec l’horrible incertitude de savoir si elle a une fille ou si elle n’en a pas. Toutes les recherches faites par mon père ont été vaines ; car, il faut vous le dire aussi, ce fut mon père qui, en haine de M. de Paradèze, essaya le plus activement de découvrir l’héritière de M. de Cauny. « Il a fait disparaître l’enfant, disait-il, pour s’emparer de toute sa fortune ; je le ferai reparaître, moi, pour faire rentrer ce drôle dans la misère dont il n’aurait jamais dû sortir. » Car voilà de quel style mon père parle toujours du mari de sa sœur.

– Mais ne craignez-vous pas, dit le baron, qu’avec la haine qui existe entre ces deux hommes votre séjour chez M. de Paradèze ne soit très-dangereux ?

– Je vous l’ai dit, repartit la comtesse, M. de Paradèze est maintenant un vieillard accablé d’infirmités et qui n’a plus la force de vouloir, car c’est à peine s’il a souvenir de ce qu’il a été. Comme elle disait ces mots, ils entrèrent à Orléans.

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