XXXIV ENCORE UNE HISTOIRE NOUVELLE ET QUI EST VIEILLE. LE DERNIER GROGNARD.

D’après ce qu’il avait écrit à sa sœur, Luizzi alla se loger à l’hôtel de la Poste sans déclarer son nom. On ne le lui demanda pas, vu la générosité qu’il montra envers le premier domestique qui s’empara de ses paquets. Quoi qu’en ait la police, l’or est un passe-port aussi excellent que celui qui est signé PORTES, et que cet aimable et excellent homme délivre avec tant de politesse.

Lorsque Léonie et le baron furent installés dans leur appartement où on les avait servis, ils pensèrent à faire appeler le vieil aveugle et la jeune mendiante qui, d’après leurs ordres, les avaient suivis à l’hôtel. Ils les firent avertir de monter dans leur appartement et les engagèrent à leur raconter leur histoire.

– Si vous voulez me le permettre, dit l’aveugle, je commencerai par la mienne, et elle ne sera pas longue ; la petite vous dira ensuite la sienne, et vous verrez ce que vous en pouvez tirer.

– Parlez, lui répondit Léonie.

Et voici ce que dit le vieillard :

– Tel que vous me voyez, j’ai quatre-vingts ans sonnés ; je suis né en 1752, et j’étais soldat aux gardes françaises en 1770. Il ne faut pas vous étonner de ce que je vais vous dire, parce qu’à quatre-vingts ans et dans l’état où je suis réduit on a le droit de tout dire. J’avais donc dix-huit ans, et j’étais un des plus beaux hommes de la compagnie ; je dois avouer que je ne m’en étais pas aperçu, lorsqu’une très-belle femme du temps m’en fit avertir par sa chambrière. Il se trouvait que cette très-belle femme avait un mari qui n’était pas suffisant ; il s’appelait Béru et jouait du violon d’une façon merveilleuse, mais rien que de ça.

À ce nom de Béru, madame de Cerny et Luizzi se regardèrent avec un tel étonnement (car Léonie n’ignorait pas l’origine d’Olivia), que ni l’un ni l’autre n’entendirent, à vrai dire, la singulière phrase du vieux soldat qui continua :

– Il paraît que madame Béru s’ennuyait beaucoup de son mari ; il ne s’amusait pas beaucoup d’elle non plus, et, une fois qu’elle vint voir la parade où j’étais en superbe tenue, je crus remarquer qu’elle m’avait distingué face en tête sur toute la ligne. Je ne dis rien, mais je pensai en moi-même que ce pourrait être une maîtresse qui m’irait joliment, bien habillée, bien cossue, et qui devait avoir une fameuse cuisine chez elle ; je lui fis l’œil, elle n’en parut pas courroucée, et il me sembla qu’elle demandait à un des officiers de notre compagnie : « Quel est donc ce bel homme qui est le troisième du premier rang ? » Il paraît que l’officier lui dit mon nom et mon adresse à la caserne des gardes françaises ; car le soir je reçus un petit brin de poulet que je me fis lire par le caporal et qui m’engageait à passer chez la belle dame, sous prétexte de me demander des nouvelles du pays, attendu que je suis des environs d’Orléans et qu’elle en est aussi. Je me rendis à l’invitation. Je me tais par respect pour Madame et pour l’enfant qui nous écoute, mais neuf mois après, jour pour jour, madame Béru accoucha d’une jolie petite fille qu’on appela Olivia. J’ai la mémoire des noms, et pour cause, ajouta le vieux soldat d’un ton significatif.

Léonie et Armand échangèrent un nouveau regard, l’un et l’autre de plus en plus confondus de l’étrange assemblage de toutes ces circonstances, et Luizzi véritablement alarmé au souvenir des menaces de Satan.

– Or, continua le soldat, il faut vous dire qu’outre les jolis petits cadeaux que me faisait la belle de mon cœur et qui me mettaient à même de porter du drap d’officier et du linge blanc deux fois la semaine, elle m’avait promis sa protection ; mais cette protection se fit si longtemps attendre qu’en 1789 j’étais encore soldat aux gardes françaises. Cependant ma fille avait fait fortune ; mais, comme ce n’était pas ma fille devant la loi, je n’avais rien à lui réclamer, et en 1793, lorsqu’elle était en Angleterre, j’étais soldat de la république. Depuis ce temps, je ne puis pas dire que j’en ai eu des nouvelles, à moins que je n’eusse été en chercher en Italie, et l’Italie n’est pas précisément sur la route de Londres.

Quand je revins à Paris, on me dit bien qu’on l’avait revue quelque part. J’étais toujours soldat de la république ; mais je me trouvais tellement en fonds, que, ma foi ! je ne pensai pas trop à aller chercher ma fille. Cet argent me venait d’une drôle d’affaire qu’il faut que je vous conte.

Et il continua :

– Un soir que je passais le long d’un hôtel de la rue de Varennes, je fus heurté par un homme qui portait sous le bras un paquet qui criait. Il faisait nuit. Je regarde cet homme, qui avait l’air tout effaré.

« Où allez-vous donc si vite, que je lui dis en l’arrêtant, que vous marchez sur le pied d’un grenadier de l’Italie, comme vous pourriez faire sur un moindre pavé ?

– Je vais où vous pouvez aller pour moi, me dit-il, si vous voulez gagner une bonne récompense.

– Ça se peut ! que je lui dis.

– En ce cas, me répondit-il, prenez ces vingt-cinq louis et cet enfant, et allez le porter aux Enfants-Trouvés. »

Je pris les vingt-cinq louis et je regardai l’hôtel d’où sortait cet homme. C’était une belle façade, une grande porte cochère, avec deux belles colonnes ; un vrai hôtel du faubourg Saint-Germain. Moi, qui avais vécu un peu dans les idées de l’ancien régime, je me dis : C’est bon ! connu ; une grande dame qui a frustré son mari en son absence ou une jeune personne sur le point de se marier, c’est tout simple ! Je reçus l’enfant des mains du médecin, car ce devait être le médecin ; les médecins n’ont jamais été bons qu’à ça, et je l’emportai le plus proprement et le plus doucement que je pus. On lui avait attaché au cou un papier que j’eus la discrétion de ne pas lire, attendu que je ne sais pas lire, ce qui m’est parfaitement égal à présent que je suis aveugle, et je m’amusai à regarder au clair des réverbères les langes en fine toile dont était enveloppé cet enfant, lorsqu’à mon tour je fus accosté par un homme qui fut tout aussi surpris que moi en me voyant en grande tenue et avec un poupon sous le bras. Le fait est que ça n’était pas naturel et que je n’eus pas le droit de me fâcher lorsqu’il me dit en m’abordant :

« Eh ! camarade, où diable avez-vous donc trouvé cet enfant ?

– Pardine ! que je lui dis, saisi par son idée, je l’ai trouvé là-bas, du côté du Gros-Caillou, qui grognait comme un malheureux.

– Et que comptez-vous en faire ? me dit-il.

– Je vais le porter à son domicile naturel, aux Enfants-Trouvés. »

Alors il s’arrêta et sembla réfléchir longtemps, puis il me dit :

« – Voulez-vous me donner cet enfant ?

– Un moment, camarade, que je lui réplique, on ne confie pas comme ça une pauvre petite créature au premier venu sans savoir ce qu’il en veut faire.

– Je l’élèverai, me dit cet homme, je le nourrirai ; je n’ai pas d’enfant, il deviendra le mien. D’ailleurs, j’en ai besoin.

– Besoin d’un enfant ! que je lui dis. C’est peut-être bon quand on est vieux ; mais vous, vous m’avez l’air d’un blanc-bec. »

En effet, il était tout jeune, comme je le pus voir toujours à la clarté des réverbères.

« Quoique vous soyez militaire, on peut vous compter ça, me dit-il. Ma femme, qui n’était pas une femme à cette époque, voulant me sauver de la réquisition, a déclaré que je l’avais rendue grosse, et, pour ce, j’ai été obligé de l’épouser ; mais elle n’était pas grosse, elle ne l’est pas devenue. Le terme approche, on va découvrir notre ruse, et la fausse déclaration de ma femme peut l’exposer, ainsi que moi, à une peine sévère.

– Ceci n’est pas du premier courage, que je lui dis ; mais enfin, ce qui est fait est fait. D’ailleurs on ne fait pas de bons soldats avec de bons maris. Prenez l’enfant, et laissez-moi votre adresse pour que j’aille vous remercier de sa part. »

J’avais mon idée en lui faisant cette question. Deux jours après, j’allai aux informations et j’appris que Jérôme Turniquel était un brave homme, qui était digne en tout de la confiance que je lui avais montrée. Quelque temps après, et lorsqu’il ne me restait plus de mes vingt-cinq louis que les dettes que ça m’avait aidé à faire en ayant du crédit, je pensai à retrouver ma fille ; mais je fus obligé de quitter Paris immédiatement pour m’occuper plus particulièrement des affaires de la France, j’étais comme toujours soldat de la république. Je partis pour l’Égypte, où je ne gagnai que la peste, dont je guéris, parce que j’étais bel homme et qu’une odalisque du sérail me soigna d’amour. Je fus absent plusieurs années dans les pays étrangers. Je revins vers 1803, dans l’espoir de retrouver ma famille : mais il paraît que ma fille s’était fondue en grande dame, et je n’en pus pas avoir la moindre nouvelle. J’étais alors soldat dans la garde consulaire. Je passai le reste de mon temps dans les diverses capitales de l’Europe jusqu’à la campagne de 1814 : j’étais alors soldat dans la garde impériale. Lorsque l’empereur fut renversé et que sa chute m’enleva tout espoir d’avancement, je ne quittai pourtant pas l’état militaire, toujours bel homme, toujours bien tenu, lorsqu’en 1830 un coup de fusil, qui alla tuer un vieux pékin qui n’en pouvait mais, me passa si près des yeux qu’il me rendit aveugle : j’étais alors soldat dans la garde royale.

Le vieux soldat s’arrêta, et, prenant une pose où il y avait plus de fierté que le récit qu’il venait de faire ne semblait le permettre, il ajouta :

– Tout ce que je vous dis là, croyez-moi, ce n’est pas l’histoire de vous raconter la mienne, c’est seulement pour vous dire qu’après soixante ans de services effectifs on m’a refusé une place aux Invalides, sous prétexte que ma blessure n’était pas une blessure et que d’ailleurs je l’avais attrapée en tirant sur le peuple ; tout ça, c’est pour vous dire qu’on m’a liquidé une méchante pension de cent vingt-cinq francs avec laquelle on m’a dit de mettre le pot au feu tous les jours ; tout ça, c’est pour vous dire comment un vieux soldat, ainsi que j’ai l’honneur d’être, a été réduit à se faire mendiant. Voilà toute mon histoire. Maintenant la petite va vous dire la sienne, à laquelle je ne comprends goutte, peut-être parce que je n’y vois plus, mais à laquelle vous pouvez croire, parce que, depuis le jour où elle m’a trouvé sur la route à moitié mort de faim et qu’elle m’a donné la moitié de son pain, j’ai reconnu que c’était une honnête fille. Elle m’a toujours rapporté exactement tout ce qu’on lui donnait, et j’ai toujours exactement partagé avec elle ; pas vrai, ma fille ?… parce que, voyez-vous, entre nous, c’est d’honneur ! c’est elle qui demande, c’est à moi qu’on donne. La vieillesse intéresse toujours, et ce n’est pas pour dire, mais je voudrais me voir, je dois faire un bel aveugle.

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