XXXV BONNE RÉSOLUTION.

Si nous n’avons pas suffisamment expliqué dans ce récit tous les mouvements de surprise que laissèrent échapper le baron et la comtesse, si nous n’avons pas dit que l’impression produite sur eux fut grave à ce point de leur faire oublier les formules grotesques du narrateur, c’est que nous avons supposé qu’on a deviné ces mouvements et cette impression, c’est que d’ailleurs nous allons en voir les résultats. À peine le vieux soldat avait-il fini de parler, que Léonie, qui semblait avoir été la plus curieuse d’entendre les aventures de la jeune mendiante, l’arrêta au moment où elle allait commencer, et lui dit doucement :

– Je me croyais plus forte que je ne le suis. Cette route m’a tellement fatiguée que mes yeux se ferment malgré moi ; remettons à demain le récit de vos malheurs, je serai plus capable de les entendre.

Luizzi comprit l’intention de la comtesse et fit reconduire le mendiant et la jeune fille dans les chambres qu’on leur avait préparées. Le visage de Léonie attestait une préoccupation qui flottait entre des craintes et des espérances également vagues, tandis que le visage de Luizzi semblait arrêté dans l’expression d’une terreur insurmontable. Tout à coup Léonie sembla à son tour avoir fait un choix entre les diverses émotions de son âme, et elle dit à Luizzi avec une confiance exaltée :

– C’est la voix de Dieu qui parle en tout ceci ; c’est son indulgence prévoyante qui a mis sur notre route toutes ces choses extraordinaires, comme pour nous présenter l’occasion d’une bonne action qui pût contre-balancer un jour devant sa justice la faute que nous commettons.

Luizzi ne répondit point à haute voix, mais il murmura en lui-même : « C’est plutôt la voix de l’enfer qui me donne tous ces avertissements ; c’est le pouvoir de Satan qui ouvre devant moi toutes ces voies inextricables où je dois m’égarer. »

– Ne pensez-vous pas comme moi ? dit Léonie étonnée de la sombre préoccupation d’Armand, qui, pour la première fois, avait été sourd à une de ses paroles… Croyez-vous, au contraire, continua Léonie, que tout cela soit une menace du sort ? car tout cela est trop extraordinaire pour qu’il n’y ait pas une leçon cachée au fond de ces événements.

– Je ne sais, répondit Armand d’un ton profondément découragé. Tout ce qui vient de moi me fait peur ; ma vie est un mystère qui m’épouvante, et, je l’avoue, en ce moment, je n’ai foi qu’en la protection que Dieu doit vous accorder, à vous si sainte et si pure devant lui, à vous qu’il a mise sans doute à côté de moi pour m’empêcher de me perdre tout à fait dans la voie où je puis périr.

– Armand ! Armand ! s’écria madame de Cerny, pourquoi cette faiblesse et cette terreur ? Rien de ce qui pourrait nous alarmer sur notre destinée ne se mêle à ces étranges rencontres.

– C’est que pour moi elles peuvent avoir un sens caché qu’elles n’ont pas pour vous.

L’expression du baron, pendant qu’il parlait ainsi, était empreinte de cette sombre résignation à une fatalité invincible qui prend l’homme dont tous les calculs pour bien faire ont abouti à faire mal.

La comtesse s’en étonna sérieusement et lui dit à son tour avec découragement :

– Vous avez peut-être raison, Dieu place le châtiment à côté de la faute.

– Que voulez-vous dire ?… demanda vivement le baron.

– Qu’à peine sur le seuil de l’existence perdue à laquelle nous nous sommes condamnés l’un et l’autre, vous en avez peut-être le regret…

– Léonie ! s’écria le baron, avez-vous pensé ce que vous venez de me dire ? Suis-je assez misérable pour que vous l’ayez pensé ?

Ils’approcha d’elle, puis reprit :

– Oh ! s’il en est ainsi, vous avez raison, le châtiment est à côté de la faute, car j’ai déjà mérité votre mépris pour ma faiblesse.

– Non, non, Armand, dit Léonie en s’approchant à son tour de lui et en écartant de sa main les longs cheveux d’Armand qui ombrageaient son front soucieux, comme si elle eût voulu avec eux en chasser la pensée qui l’assombrissait ; non, je n’ai pas pensé cela de toi, mon Armand. J’ai eu peur, voilà tout ! mais ce n’est pas de toi, je le jure ! de toi, en qui je crois ; de toi qui, je le sais, as eu une existence marquée de singuliers malheurs, et qui, je le crois, avais besoin d’être aimé pour être heureux. Et moi, je t’aime tant que je détournerai la fatalité qui t’a fait tant souffrir.

– Oh ! oui, lui répondit Armand en la serrant contre son cœur, tu es l’ange de ma vie, tu es la main que Dieu me tend pour me sauver dans l’orage, tu es la lumière qu’il me montre pour me guider dans la nuit. Parle ! ce que tu me diras de faire, je le ferai ; ce que tu voudras, je le voudrai.

– Eh bien ! crois-moi, Armand, acceptons comme un signe de la protection de Dieu toutes les choses qui m’ont étonnée et qui t’ont épouvanté. Achevons par nos efforts l’œuvre qu’il semble nous avoir remise dans les mains. Rendons une mère à sa fille. Dieu, qui a mis les bienfaits au nombre des vertus, acceptera celui-là comme le plus saint et le plus grand qu’on puisse accomplir sur cette terre.

– Tu as raison, dit Luizzi, ce sera un bienfait pour toi et une expiation pour moi, et maintenant je puis te dire que j’y avais déjà pensé.

Alors il lui dit la lettre qu’il avait écrite à Gustave de Bridely, ainsi que la manière dont il lui avait recommandé madame Peyrol. Léonie écoutait le baron avec un doux sourire, et, lorsqu’il eut achevé, elle lui dit en déposant un baiser sur son front et comme si elle eût compris toutes les accusations que cet homme portait contre lui-même :

– Armand, tu vois bien que tu es noble et bon quand tu le veux, et qu’il n’y a que de fausses lumières qui t’égarent…

Puis elle reprit :

– Il faudrait savoir si M. de Bridely a rempli ta mission. C’est hier au soir que tu as remis ta lettre à Fontainebleau, elle a dû être reçue ce matin, et à l’heure qu’il est, car la nuit est venue, si cet homme est digne de t’avoir compris, il doit être parti de Paris. Il faut écrire à madame Peyrol pour t’en assurer ; et, s’il n’est pas près d’elle, nous irons nous-mêmes lui apprendre un secret qu’il serait imprudent de confier à une lettre, ou plutôt nous lui donnerons rendez-vous dans cette maison où nous attendons ta sœur et où nous serons trois alors qui te devrons notre bonheur.

– Je vais t’obéir, dit Luizzi d’un ton pensif. Repose-toi ; j’écrirai pendant ton sommeil, car il faut aussi que je fasse une longue lettre à mon notaire pour lui expliquer mes intentions, de manière qu’un séjour de vingt-quatre heures à Toulouse suffise à la conclusion de mes affaires.

La comtesse se retira dans la chambre du petit appartement qu’ils occupaient, et Luizzi demeura seul.

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