XXXVII SUITE DU CHAPITRE PRÉCÉDENT.

La porte s’était ouverte, et madame de Cerny était entrée. Ainsi qu’il l’avait déjà fait une fois, et cependant contre l’ordinaire de ses habitudes avec Luizzi, Satan était resté dans le coin de cette chambre. Armand, prêt à fléchir le genou devant son esclave, s’était relevé et s’était élancé vers Léonie comme un enfant épouvanté vers sa mère. Si la terreur qu’il venait d’éprouver ne l’eût pour ainsi dire étranglé, il aurait sans doute demandé secours à Léonie avec des cris d’effroi ; mais il ne pouvait articuler une parole, et ses regards étaient attachés à l’angle de ce salon, où le Diable se tenait immobile dans sa farouche attitude.

– Armand ! Armand ! s’écria Léonie, je vous ai entendu parler, vous agiter ; vous paraissiez ne pas être seul… et cependant il n’y a personne ici, ajouta-t-elle en jetant autour d’elle son regard inquiet. Luizzi s’était un peu remis de sa violente émotion.

– Personne, en effet, répondit-il, que le remords qui me dévore, que l’esprit infernal qui me possède.

À cette réponse, faite avec l’air du plus profond désespoir et d’une voix entrecoupée, Léonie regarda tristement le baron, puis elle posa sa main sur le front d’Armand, et elle reprit doucement.

– Si le passé est pour vous si terrible à considérer, ayez la force d’en détourner vos regards pour les reporter sur l’avenir.

Le Diable se mit à rire, et Luizzi tressaillit.

– Hélas, reprit Léonie à ce mouvement du baron, je crains qu’il ne vous épouvante autant que le passé, et c’est peut-être en le prévoyant que vous avez senti ce fatal désespoir ?

Luizzi allait répondre pour rassurer Léonie, lorsqu’il entendit tout à coup un homme s’écrier violemment du dehors :

– Ils sont là ! j’ai reconnu la voix de la comtesse.

Aussitôt la porte qui menait dans l’intérieur de l’auberge s’ouvrit à son tour, et M. de Cerny parut, accompagné d’un commissaire de police et de deux gendarmes.

– Voici la coupable et voilà son complice, dit le comte en désignant d’abord sa femme, puis Armand.

Les gendarmes s’avancèrent vers madame de Cerny, qui leur dit avec plus de dignité que d’effroi :

– Ne me touchez pas, je vous suivrai.

– Emparez-vous donc de Monsieur ! dit le commissaire en désignant le baron.

Armand, égaré par cette rapide succession d’émotions et d’événements, jeta autour de lui un regard insensé, comme pour chercher une arme avec laquelle il pût se défendre et défendre Léonie ; mais il ne rencontra que le regard fauve de Satan qui dirigea lentement son doigt vers la porte ouverte de la chambre de Léonie. Ce ne fut point la lâcheté, ce ne fut point un calcul qui précipita le baron vers cette issue ; il n’eut pas la basse résolution d’abandonner Léonie, il ne calcula pas qu’il pourrait lui venir plus efficacement en aide s’il était libre que s’il se laissait emprisonner. Ce fut un mouvement irraisonné et involontaire, ce fut un de ces élans vers le salut qui entraînent si invinciblement l’homme en danger, ce fut un acte de son corps qui le fit s’élancer hors du salon. Dans la chambre de Léonie, une autre porte ouverte se présenta à lui : il la franchit, rencontra un petit escalier, le descendit rapidement, se trouva dans la cour, la traversa, gagna la rue, et, comme poussé par une force supérieure, courut devant lui jusqu’à ce qu’il eût traversé toute la ville et qu’il se vît sur la grande route.

La nuit était close, les rues désertes. Ce fut à cette circonstance qu’il dut de pouvoir échapper, car, bien qu’à vingt pas de l’auberge il fût déjà hors de l’atteinte des gendarmes, cependant, si quelque habitant avait rencontré cet homme fuyant, la tête nue, l’air égaré, il l’aurait sans doute pris pour un fou ou pour un voleur. Lorsque la fatigue l’eut forcé à s’arrêter, il s’assit sur le bord de la route et sur un de ces tas de pavés qui disent aux voyageurs que l’administration a toujours la pensée de réparer les grands chemins, tandis que les ornières l’avertissent à tout instant qu’elle ne les répare jamais. Luizzi, assis sur cet étrange siége, y demeura quelque temps avant de pouvoir calmer les battements redoublés de son cœur excité par cette longue course. Il ne pensait pas encore, il était trop haletant pour avoir des idées. Ce ne fut que lorsque l’air entra plus librement dans sa poitrine que quelques réflexions entrèrent à sa suite dans la tête de Luizzi. Une fois la voie ouverte, elles s’y précipitèrent en foule. En se voyant seul au milieu de la nuit sur cette grande route, il se souvint de Léonie, qu’il venait de laisser sans défense entre les mains de son mari, et il eut à la fois honte et horreur de lui-même. Dans un premier mouvement de bonne résolution, il se releva pour retourner à Orléans ; mais, au premier pas qu’il fit, il entendit une voix qui lui dit dans l’obscurité :

– Niais !

Il se retourna et aperçut Satan, qui avait quitté la figure d’Akabila pour en revêtir une moins extraordinaire. Il était en habit de voyage, si toutefois il y a ce qu’on peut appeler un habit de voyage dans le costume régulièrement mesquin que nous portons en toute circonstance. Cependant son frac était boutonné jusqu’au menton ; il avait de longues bottes fourrées qui lui montaient presque au haut des cuisses ; un grand manteau en forme de roulière pendait sur ses épaules, et une casquette, dont les bords étaient rabattus sur les oreilles, lui tenait lieu de cet informe rouleau de feutre noir qui se nomme chapeau. Luizzi était trop mécontent de lui-même pour ne pas s’en prendre à quelqu’un de son indigne conduite ; aussi, dès qu’il eut reconnu Satan à l’éclat de ses prunelles qui répandaient autour de lui une clarté verte et livide, il s’écria :

– Qui t’a appelé, esclave ?

– Toi.

– Tu mens.

Le Diable reprit d’un air froid et en tournant le dos à Luizzi :

– Vous êtes fou, monsieur le baron.

– Oui… oui, dit Luizzi, c’est vrai, c’est moi qui t’ai appelé, mais ce n’est pas ici, et je ne t’ai pas dit de me suivre.

– M’avez-vous ordonné de vous quitter ?

À cette réponse, Luizzi se sentit pris d’une de ces rages immodérées qui ont besoin de s’épandre au dehors par des actes violents. Certes, il aurait beaucoup donné à ce moment pour que l’être impassible qui était devant lui eût été un homme avec lequel il pût lutter pour le déchirer ou en être déchiré ; mais il connaissait son impuissance vis-à-vis de son terrible esclave, et le sentiment de cette impuissance redoubla cette fureur qui, ne sachant où se prendre, se tourna alors contre lui-même. Se frappant la poitrine, il se mit à crier :

– Oh ! je suis un misérable !

– Niais ! repartit le Diable sans sourciller.

– Je suis un lâche !

– Niais !

– Oh ! je suis fou, véritablement fou !

– Niais ! véritablement niais ! dit le Diable.

– Satan, prends garde ! Je t’enchaînerai si bien à mes côtés que je te ferai regretter le temps qu’il te faudra employer à me perdre seul, tandis que mille victimes t’échapperont.

– Soit, dit le Diable ; où allons-nous ?

– À Orléans.

– Allons.

Et ils se mirent en marche.

– Chez qui allons-nous ? dit Satan, qui, ayant frappé sa première incisive avec l’ongle de son pouce, en fit jaillir une étincelle fulgurante à laquelle il alluma une grande pipe d’une forme très-singulière. Le fourneau avait une capacité immense, et elle était ornée d’un de ces longs et souples tuyaux qu’on tourne autour de soi. Luizzi ne put s’empêcher de la regarder, et le Diable s’en étant aperçu, lui dit :

– Tu remarques ma pipe ? Elle en vaut la peine. Depuis que l’architecture gothique est passée de mode, j’ai voulu utiliser les petits détails de la figure qu’elle m’avait donnée ; alors je me suis fait une pipe avec ma queue et mes cornes.

Il y a des idées folles contre lesquelles rien ne tient ; elles excitent l’âme par ce qu’on pourrait appeler un chatouillement moral, si brusque et si imprévu, qu’elles lui arrachent un rire convulsif comme celui qu’on obtient du corps par le même moyen au milieu des souffrances les plus vives. Luizzi ne put donc s’empêcher de rire, et le Diable reprit en continuant à fumer paisiblement dans sa queue :

– Où allons-nous décidément ? à Orléans ?

– Oui, retrouver Léonie.

– Alors, nous aurons plus tôt fait de prendre ce chemin de traverse, qui nous mènera juste à la maison où sont enfermées les folles et les femmes de mauvaise vie.

– Léonie dans une prison avec des femmes de mauvaise vie ! s’écria le baron.

– Du moment que son mari l’a fait arrêter, c’était probablement pour la faire mettre en prison ; du moment qu’on la mettait en prison, on ne pouvait guère la loger avec des voleurs et des assassins.

– Oh ! Léonie ! Léonie ! que faire ? s’écria le baron, qui s’arrêta, accablé de désespoir et ne sachant quel parti prendre.

À son tour le Diable s’assit sur un tas de pavés, croisa les jambes, et, tandis qu’il fumait d’un côté de sa bouche, se mit à siffloter de l’autre :

Enfant chéri des dames,

Je fus, en tous pays,

Fort bien avec les femmes,

Mal avec les maris.

– Satan, tais-toi ! s’écria Luizzi redevenu furieux à ce manque de convenance du Diable, qui semblait le railler sur sa bonne fortune.

– C’est un peu vieil opéra-comique, reprit Satan ; mais si cela t’ennuie, voici quelque chose de tout à fait nouveau.

L’or est une chimère,

Sachons nous en servir.

Luizzi était très-habitué au Diable : par conséquent il n’est pas étonnant qu’il eût une intelligence particulière de ses paroles, quelque étrangères qu’elles parussent à la circonstance présente. Aussi, à peine Satan avait-il fait entendre le refrain que nous venons de citer, que le baron consulta rapidement toutes ses poches. Il n’avait pas conservé une pièce de cent sous sur lui. Ce fâcheux incident, au milieu de sa cruelle mésaventure, ne fit qu’irriter sa colère, qui s’exaspéra encore une fois jusqu’à la rage, lorsqu’il entendit Satan, qui paraissait très-fort sur l’opéra-comique, reprendre avec un imperturbable sang-froid :

J’ai tout perdu, je ne crains rien :

Pour moi, la vie est-elle un bien ?

Luizzi se sentit pris d’une horrible frénésie. S’il avait tenu en ce moment un pistolet, il se fût assurément fait sauter la cervelle ; mais il était sans armes. Alors il se mit à considérer d’un regard fixe ce tas de pavés anguleux comme pour en choisir un sur lequel il pût se briser la tête, lorsqu’il se sentit saisi par une main qui le tira doucement. Et une voix d’enfant lui dit presque aussitôt :

– Enfin, c’est vous !

Il se retourna, et, malgré l’obscurité de la nuit, il reconnut la petite mendiante.

– C’est toi, mon enfant ? s’écria vivement Armand ; qui t’envoie ?

– C’est la dame.

– Et comment l’as-tu vue ?

– J’étais au pied de l’escalier quand elle descendait ; car ce qui est arrivé avait éveillé et mis sur pied toute la maison. La dame était accompagnée d’un monsieur avec une écharpe. Lorsqu’elle me vit, elle dit au monsieur : « Voilà une enfant, une pauvre mendiante, que j’ai amenée avec moi et à laquelle je voulais servir de protectrice ; permettez-moi de lui faire un dernier présent qui la mette du moins pendant quelque temps à l’abri de la misère. » Comme le monsieur à l’écharpe lui faisait signe qu’il y consentait, les gendarmes revinrent en disant qu’ils ne savaient pas où vous étiez passé.

« – Je le sais bien, dis-je tout bas à la bonne dame.

– Dieu soit béni ! me répondit-elle. Eh bien ! cherche à le retrouver, tu lui remettras ceci, tu lui diras que je suis arrêtée, qu’il ne revienne pas à Orléans, qu’il aille à Toulouse, comme nous en étions convenus. Là je trouverai moyen de lui donner de mes nouvelles. »

En parlant ainsi, l’enfant remit à Luizzi une bourse dans laquelle était le peu d’or qui lui restait de ce qui lui avait été apporté par Henri.

– Mais elle ? dit le baron à la petite mendiante.

– Elle ? répondit celle-ci, elle a ajouté : « Dis-lui que demain j’aurai écrit à mon père et que je n’aurai rien à craindre ; dis-lui que toi et le vieux soldat aveugle vous attendrez ici sa sœur, madame Donezau, et que vous la ferez partir secrètement pour Toulouse. »

À ce moment le monsieur à écharpe s’est approché pour lui dire de se dépêcher, et elle m’a quittée. Alors je suis partie et j’ai suivi la route toujours tout droit, pensant bien que, dans l’état où je vous avais vu quand vous êtes passé près de moi, vous n’aviez guère pensé à vous détourner.

– Et te voilà arrivée jusqu’à moi ? dit Luizzi.

– Et si j’ai bien compris le dernier regard que la dame m’a jeté, elle attend que je lui porte une réponse. Que faudra-t-il lui dire ?

– Que je suivrai ses conseils et que bientôt je serai de retour et en mesure de la sauver. Tu entends bien ?

– J’ai bien entendu, et je lui répéterai ce que vous venez de me dire.

– Dis-lui aussi, reprit Luizzi, qu’il a fallu le délire d’un instant de folie pour me pousser…

Le Diable se mit à rire, et Luizzi, s’apercevant qu’il se faisait bien petit en envoyant des protestations et des explications de cette nature à la femme qui venait de se montrer pour lui si simplement et si noblement courageuse, s’arrêta tout à coup et reprit :

– Dis-lui que je la sauverai, dussé-je y périr.

– Je le lui dirai, répondit la mendiante.

– Mais, j’y pense, fit Luizzi, comment pénétreras-tu dans sa prison ?

– Oh ! ça sera bientôt fait, repartit la mendiante en s’éloignant.

– Tu y connais donc quelqu’un ?

– Non, mais j’y entrerai, j’en suis sûre.

– Cela est impossible ; tu ne sais pas la rigoureuse surveillance de ces maisons.

– Oh ! fit la mendiante, qui était déjà à quelques pas de Luizzi, j’y ai pensé tout en courant après vous, et j’ai trouvé un moyen.

– Lequel ?

– Je volerai.

Elle disparut, et le Diable, lâchant une immense bouffée de tabac, reprit, tandis que Luizzi restait stupéfait de cette naïve réponse :

– Alors il s’assemblera douze hommes : d’abord un charcutier dont toutes les idées de morale se bornent à savoir qu’il ne faut pas que les passants décrochent sans payer les saucisses pendues à sa porte ; avec lui un maquignon qui a appris par expérience que c’est avec le fouet et les corrections qu’on soumet les animaux vicieux ; ajoutez-y un phrénologue, qui trouvera un chapitre concluant en faveur de la prédestination au vol dans l’action de cette enfant ; flanque-les d’un marchand de dragées qui sera ravi de dire, en rentrant, à sa petite fille qui a quatre ans et qui lui chipe des sucreries : « Si tu n’es pas sage, je te condamnerai à la prison comme la petite mendiante ; » mets-y un avocat, qui a besoin d’éprouver s’il devinera juste l’application que la cour fera de la loi ; joins à tout cela un ou deux imbéciles qui pensent qu’ils doivent répondre en conscience oui ou non sur la réalité du fait, sans s’occuper de ce qui arrivera de leur réponse ; complète ton nombre par quatre ou cinq propriétaires ou négociants pressés de finir les affaires des assises pour retourner aux leurs ; dis à ces hommes qu’ils s’appellent jurés et qu’ils sont chargés du salut de la société, imagine-toi qu’avec un mot tu leur as donné les saines idées du juste et de l’injuste, et on condamnera cette enfant à la prison, c’est-à-dire au vice, pour la plus noble action que la reconnaissance ait jamais inspirée.

– Mais cette enfant trouvera un avocat qui la défendra ?

– Point d’argent, point d’avocat, mon maître.

– La loi en donne un à tous les accusés.

– Un avocat d’office, un débutant inexpérimenté, et le plus inexpérimenté de tous ; car s’il s’agissait d’un coupable qui eût empoisonné trois ou quatre personnes, d’une mère qui a tué ses enfants, d’un fils qui a égorgé son père ; s’il s’agissait de quelque crime bien abominable, il y aurait queue à la porte du cachot pour obtenir du geôlier la défense d’une si belle cause. Mais un enfant qui volera un pain ou une paire de sabots ! qui veux-tu qui s’en occupe ? À défaut d’honoraires, quelle gloire cela rapportera-t-il ? Quelle affluence de belles dames et de curieux cela traînera-t-il à la cour d’assises ? Personne ne s’en occupera, mon maître, pas même toi, qui vas profiter du crime !

– Implacable railleur ! dit le baron, tu te crois bien fort, parce que tu attaques quelques vices épars de l’organisation sociale : c’est un métier que vingt petits déclamateurs de l’école libérale ont fait mieux que toi !

– Et c’est un métier qu’ont tué vingt mauvais déclamateurs de l’école contraire avec un mot.

– Les principes dont tu te fais le défenseur étaient bien faibles s’ils sont tombés devant un mot !

– Oh ! c’est que ce mot est tout-puissant dans ton spirituel pays, monsieur le baron !

– Et quel est ce mot ?

– C’est le mot VIEUX ! Criez à l’homme le plus en avant de son siècle : Hé ! voilà vingt ans que vous nous dites la même chose, c’est usé, c’est ennuyeux, vous rabâchez ; et celui que n’auraient pu faire taire les plus habiles, un fat le réduit au silence avec ce grand argument. C’est l’ultima ratio des sots. Vos arts, votre politique, votre philosophie, y sont soumis. Vingt ou trente ans de durée pour chaque école, voilà le maximum ; puis il en vient une nouvelle, et le plus souvent une vieille rajeunie, qui subira la même insultante proscription. Pour moi, spectateur éternel de cette exaltation et de ce mépris périodiques des mêmes idées, ne crois-tu pas que j’en doive être singulièrement assommé ?

– C’est l’effort d’une société qui veut se dégager de ses vieilles enveloppes et qui cherche une issue pour s’élancer, libre et ailée, dans un plus vaste espace.

– Tu te trompes, c’est l’extrême effort d’un cacochyme qui veut retrouver la vie. Vieux peuple usé ! vous n’avez plus un seul de ces instincts primitifs qui mènent aux grandes découvertes et révèlent au génie les nouveaux mondes de l’intelligence. Sans cesse obsédés d’un désir de changement qui prouve le malaise où vous avez mis la société, vous rebâtissez votre vie décrépite avec les débris de tout ce que vous avez renversé ; vous refaites de la religion à nouveau avec le Christ aboli par l’Être suprême, de la philosophie spiritualiste à nouveau avec Malebranche tué par Voltaire, de l’aristocratie à nouveau avec une noblesse rasée par 93, de la peinture à nouveau avec la manière rococo honteusement expulsée par le romain David ; enfin, vous, les rois de la mode, vous empruntez votre architecture, vos meubles, vos modes, à l’architecture, aux meubles et aux modes des siècles conspués il y a vingt ans. Si vous laissez naître encore quelque idée forte, c’est pour en prendre la fleur et pour lui dire ensuite : « Tu es vieille et usée, » lorsqu’elle est à peine majeure. Et vous vous croyez vigoureux au milieu de cette sénilité mal repeinte et mal mastiquée : peuple éreinté, véritable vieillard caduc, auquel il faut, ou les jeunes enfants et leur virginité avortée, ou les courtisanes surannées et leurs baisers enduits de plâtre et de vermillon. Pouah !

Et, avec cette dernière exclamation, le Diable jeta autour de lui un si prodigieux nuage de fumée rougeâtre et flamboyante, que Luizzi en recula d’épouvante. Le lendemain, les journaux du département du Loiret disaient qu’une immense clarté ayant paru à l’horizon, on avait d’abord craint l’incendie de quelque ferme, mais que les astronomes du lieu avaient facilement reconnu que cette lueur provenait d’une aurore boréale dont ils venaient d’expédier la description à l’Académie des sciences pour qu’elle pût l’enregistrer à la suite de toutes les aurores boréales observées jusqu’à ce moment.

Luizzi avait été heureusement distrait, par les diatribes du Diable, de la pensée du danger auquel la jeune mendiante allait s’exposer, et il cherchait un moyen de tenir la promesse qu’il avait faite à Léonie par son entremise, lorsqu’il entendit au loin les grelots des chevaux d’une diligence qui venait d’Orléans. Il laissa approcher la voiture et se mit à crier pour s’informer s’il y avait une place, dès qu’elle fut à portée de la voix. Contre toute probabilité, la voiture s’arrêta, et le conducteur qui était descendu dit à Armand :

– Allons, vite, là-haut, dans le cabriolet de l’impériale !

Le baron monta rapidement sur la diligence, et il s’aperçut que le Diable l’y avait précédé. Il allait sans doute chasser Satan, lorsque la troisième personne qui était dans le cabriolet dit tout haut :

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