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Si le mois d’avril n’avait pas été si pluvieux cette année-là à Paris, rien ne serait arrivé, ou il serait arrivé autre chose. Mais à quoi bon épiloguer sur le rôle joué par les circonstances accessoires dans les grands événements de la vie ? Maintenant, je ne crois plus aux causes et aux effets, à ces explications laborieuses qu’on forge après coup pour rendre compte de l’enchaînement des événements. Tout se fait n’importe comment, et ce n’est que pour une satisfaction assez vaine de l’esprit qu’on imagine une suite logique dans le cours des choses.

Je venais de rentrer en France pour y passer l’année de mon congé. Il faut avoir séjourné trois années consécutives dans les îles du Pacifique, les Philippines, Timor, Bali, pour bien comprendre ce que peut signifier un retour en France. Retrouver des arbres, des laitages, des nuits fraîches, des sommeils sans moustiquaires, des femmes dont les yeux brillent et semblent enfin signifier quelque chose, de vieilles maisons, de vieux paysages, sans scorpions, sans serpents, sans insectes, et des gens dont on comprend sans effort la langue… Mes quinze premiers jours à Paris furent enchanteurs, car c’est par Paris que, naturellement j’avais commencé. Mais après quinze jours de folies en tous genres, je m’éveillai de l’espèce de griserie où m’avait plongé ce retour pour prendre conscience qu’il pleuvait tout le temps et que j’avais froid. Le séjour sous les tropiques m’avait rendu frileux. Je ne pouvais plus quitter ma pelisse. Deux semaines de pluie avaient suffi pour que je fusse repris par la nostalgie de ce soleil que j’avais maudit pendant trois ans sous l’équateur. Le remède n’exigeait pas un grand effort d’imagination. J’étais seul, libre d’aller à ma guise, je suivis le courant traditionnel qui mène les oisifs vers le Midi, et je m’éveillai un matin dans la couchette d’un train longeant la Côte d’Azur. Je descendis à Monaco, parce qu’à ce moment je venais de finir mon petit déjeuner et que presque tout le monde avait quitté le wagon. J’aurais aussi bien pu m’arrêter à Nice ou à Menton, enfin ce fut Monaco.

La première journée fut exécrable. Si l’hôtel était confortable et le soleil en bonne place dans le ciel, je ne trouvais autour de moi que des gens de soixante-dix ans : petites voitures d’invalides, plaids, couvertures sur tous les genoux, vieilles mains tachées, tordues, renflées de veines et de bagues démodées, bouteilles d’eau minérale sur toutes les tables, et, partout, des regards vides, décolorés de vieilles gens attendant la mort sous des casquettes à carreaux comme en portent les millionnaires américains.

Le lendemain matin, pour m’éloigner un peu de cet asile de vieillards trop riches, je pris en flânant un chemin qui suivait la côte à travers les pins et les palmes débordant les murs des villas. En approchant d’une petite crique, j’aperçus une de ces minuscules autos, comme on n’en trouve qu’en Europe, qui s’engageait sur le chemin conduisant à la mer. Ce chemin n’était guère qu’un sentier, et la voiture fortement cahotée avait à manœuvrer avec délicatesse dans les passages difficiles. Elle parvint cependant jusqu’à la plage et, lorsque le conducteur en descendit, je constatai avec surprise qu’il s’agissait d’une femme, d’une femme jeune à en juger par sa sveltesse et la souplesse de ses gestes. Elle tira de sa voiture un instrument bizarre, que je reconnus être un de ces tricycles qui vont sur l’eau et dont on voyait bon nombre sur la côte. Puis, rejetant la robe sous laquelle elle était en costume de bain, la jeune femme grimpa lestement en selle et commença à pédaler sur la mer. On eût dit une araignée aquatique, un jouet comme en vendent les camelots sur les trottoirs.

Quand j’arrivai au bord de l’eau, elle était déjà assez éloignée. Après un instant d’hésitation, je décidai que mon caleçon me tiendrait lieu de slip, et me laissai aller à mon tour dans l’eau transparente.

Je ne me proposais pas particulièrement de rejoindre la sirène en tricycle, je cédais seulement à une envie juvénile de m’amuser dans l’eau comme on m’en donnait l’exemple dans ce matin ensoleillé. J’étais aussi assez bon nageur pour n’avoir pas à craindre de me présenter dans ces conditions, et même en tirer un petit plaisir de vanité. Mais l’eau, dans cette petite anse déjà chaude, me caressait si agréablement la joue que je ne pensai bientôt plus qu’à la nage.

Certes, la perspective d’une aventure occupe toujours l’esprit d’un homme de mon âge quand il n’a rien à faire et dispose d’une année de liberté. Mais quelle aventure pouvait valoir le simple plaisir d’être à même l’eau infinie, claire comme sous les tropiques et, qui plus est, offerte jusqu’à l’horizon sans le barrage de ces filets d’acier qui protègent des requins les plages océaniennes ? J’étais libre d’aller aussi loin que je le souhaitais vers le large, l’œil au ras de l’azur et brassant la molle étendue… Mais si les mers européennes n’ont pas de requins, elles présentent d’autres inconvénients.

Un canot automobile vint souiller de son bruit horrible et de son odeur d’essence mon décor marin. Je plongeai pour ne plus le voir. Revenant à la surface, je me trouvai à une cinquantaine de mètres de la jeune femme qui, pédalant toujours, haute sur la mer, se dirigeait maintenant vers la côte.

Le sillage du canot prit de flanc le tricycle dont les flotteurs se soulevèrent. Je vis l’appareil basculer, l’occupante essayer de se rétablir, puis finalement rouler à la mer. J’en ris d’abord. Mais bientôt un cri parvint à mes oreilles et je vis un bras s’agiter comme pour un appel. Je nageai vers le tricycle renversé, une des chevilles de la jeune femme s’était prise entre la chaîne et le cadre, et, bloquée dans une position incommode, elle ne pouvait nager. Je la soulevai d’une main en appuyant de l’autre sur l’engin renversé, elle retrouva sa liberté.

— Merci, dit-elle, ma foi il était temps.

En quelques brasses, nous fûmes au rivage, poussant devant nous l’appareil. Je la regardai : dans l’ovale du bonnet de caoutchouc s’inscrivait un visage tout jeune, et très pur de traits. « Mais les femmes sont toujours ravissantes ainsi », me dis-je en songeant aux religieuses et aux aviatrices. Puis je me remémorai sa taille humide et ferme qu’avait enserrée mon bras pendant que je la libérais.

— Il est heureux que vous ayez été là, dit-elle enfin d’une voix toute naturelle où ne perçait plus le léger essoufflement de son appel. Seule, je ne serais peut-être pas arrivée à m’en sortir.

Elle massait sa cheville.

— Êtes-vous blessée ? demandai-je, avec une certaine hypocrisie, car je voyais là un prétexte à toucher sa jambe nue.

— À peine éraflée, dit-elle en s’écartant un peu. C’est cette chaîne qui m’a coincée.

Mon regard remonta de la cheville au visage. D’un geste brusque, elle se libéra de sa coiffure en caoutchouc, un flot de boucles blondes, un peu mouillées sur la nuque, vint s’épanouir au soleil. Dès qu’elle eut secoué la tête pour permettre à ses cheveux de reprendre leur pli naturel, je pus lui donner un âge : vingt ans environ.

— Je l’essayais aujourd’hui pour la première fois, et je n’en ai pas encore bien l’habitude, m’expliqua-t-elle en empoignant à deux bras le tricycle pour le recharger dans la voiture.

Comme je me montrais un peu surpris de la voir prendre si vite ses dispositions pour s’en aller. « J’ai interrompu votre bain », dit-elle, « excusez-moi ». Et elle remit sa voiture en marche.

Je restai seul sur la plage, assez déçu de voir l’aventure tourner court. Évidemment, je ne pouvais m’attendre à ce qu’elle me sautât au cou en me disant que je lui avais sauvé la vie, mais elle aurait pu ne pas partir aussi subitement, sans me serrer la main, sans même avoir une de ces formules de politesse qui permît au moins d’espérer une nouvelle rencontre… Allongé au soleil, je méditais sur l’ingratitude des jeunes filles, tout en m’accusant de n’avoir pas su profiter de l’occasion, quand deux coups de klaxon me firent lever la tête. Parvenue sur la falaise, l’inconnue avait arrêté sa voiture et faisait fonctionner son avertisseur pour attirer mon attention. À deux reprises, elle me fit de la main un geste amical, puis remit sa voiture en route. Cette façon de prendre congé qui ravivait mes regrets me parut assez perfide. Je pensai : « C’est une petite rosse ! » Je la croyais perdue pour toujours. Je ne savais pas encore que la Côte d’Azur n’est qu’un grand village.

Tout l’après-midi, j’avais traîné des regrets et un état d’esprit morose dans diverses boîtes de Nice. Le soir, rentré à Monte-Carlo, après avoir hésité entre la roulette et les ballets russes, j’avais opté pour ces derniers. Bien que la salle fût en majorité remplie de ces gens d’âge dont la vue me désolait, l’assistance était élégante et ma voisine en particulier me donnait à rêver. D’elle, je ne voyais qu’un profil intelligent et fin, et son parfum qui m’enveloppait assez insidieusement effaçait peu à peu le souvenir de mon aventure manquée du matin. Dans l’ombre, je me laissais aller à ce jeu qui consiste à substituer, à l’image assez lancinante d’une femme, la présence de celle qui lui succédera peut-être. À un regret déjà adouci du passé se mêlait une curiosité point encore trop aiguë de l’avenir. Ma voisine, vraiment, embaumait, et ses longues mains, vierges de bagues, s’emparaient délicatement des rênes de ma rêverie, lorsque, brusquement, à trois rangs de fauteuils devant moi, je reconnus la chevelure dorée qui avait brillé sur la plage dans le soleil matinal.

Aussitôt, je n’eus plus de regards que pour cette nuque blonde. À divers mouvements légers, je compris qu’elle était en compagnie de son voisin de fauteuil dont le crâne chauve renvoyait dans l’ombre une part de la lumière de la scène. Je supputais déjà qu’il ne pouvait être un rival bien sérieux… Cette fois, il ne fallait pas laisser échapper l’occasion.

Pendant l’entracte, un hasard convenablement aidé m’amena face au couple dans le couloir des loges. Je n’eus pas à ruser davantage, l’inconnue vint à moi, souriante, et la main tendue.

— Père, je vous présente mon sauveur, dit-elle en riant, et j’ignore son nom.

Je me nommai, le monsieur chauve murmura un nom que je n’entendis pas.

— Et voici ma cousine Narda, continua-t-elle en s’effaçant devant une jeune fille un peu gauche, d’environ dix-sept ans, et qui était restée à l’écart.

— Puisque vous leur avez sauvé la vie, me dit tout de go le père, je peux vous en confier la garde. Je m’absente un instant, ne m’attendez pas.

Il parlait avec un léger accent étranger et ses sourcils extraordinairement broussailleux contrastaient avec son crâne tondu que j’avais d’abord cru chauve. Il disparut dans la foule, je gagnai un coin du foyer avec les jeunes filles. L’incident du matin fournissait un thème de conversation tout indiqué.

— Une éraflure qu’on voit à peine à travers le bas, me répondit-on en souriant toujours.

Mon habit devait inspirer plus de confiance que ma tenue de nageur, car l’amabilité perçait sous la banalité des propos. J’appris que la jeune Narda arrivait en droite ligne de son pensionnat suisse, pour les vacances de Pâques.

— … et elle aime mieux aller au théâtre que de venir nager avec moi, ajouta-t-on d’un air taquin.

À quoi Narda répondit d’une voix presque enfantine :

— Yvane ne veut pas comprendre que l’eau des piscines suisses est bien plus propre.

Je souris, et me retournant vers Yvane dont j’apprenais enfin le nom :

— Mais, si vous ne craignez pas ma compagnie, je m’offre à vous accompagner lors de votre prochaine expérience nautique.

— Il nous faudrait un tandem, répondit-elle plaisamment et sans donner suite à ma proposition.

L’entracte s’écoula sans que je pusse obtenir un engagement ferme que je ne pouvais solliciter ouvertement. La sonnette retentit, nous dûmes nous séparer. Un pli au front, et une fois de plus déçu, je regagnais ma place solitaire, quand, traversant la foule, Yvane revint vers moi :

— J’oubliais de vous demander, dit-elle rapidement, venez donc prendre le thé après-demain. Nous habitons au château de la Colle, à quelques kilomètres au-dessus de Nice sur la route de Vence. Vous demanderez la maison du docteur Mops, mon beau-père, vous trouverez sans peine.

Puis, avec une inclinaison amicale de la tête, elle se laissa emporter par le courant des spectateurs.

J’avais acquiescé sans mot dire. Cette invitation faite avec retard me rappelait l’adieu lancé du haut de la falaise. Était-ce une marque de sa tournure d’esprit que de revenir sur des situations dénouées ? Ou devais-je voir dans ces manières de post-scriptum son intention de montrer qu’elle cédait simplement aux obligations de la politesse ? J’y songeais, me remémorant ses paroles, quand j’accrochai désagréablement sur le mot « beau-père ». Je ne l’aurais pas crue mariée, et, en l’apprenant, toutes les idées que je m’étais déjà faites sur elle se trouvèrent en porte-à-faux. Rien dans ses gestes, dans son habillement – sa longue robe blanche très simple et l’absence de bijoux – n’indiquait qu’elle fût en puissance de mari. Mais, comme le rideau se relevait, elle tourna légèrement la tête vers la salle et, rencontrant mon regard, me fit un signe si manifestement puéril, que je compris mon erreur. « Beau-père » a deux sens. Sa mère devait s’être remariée avec le docteur Mops.

J’étais nanti d’un bagage d’impressions suffisant pour donner matière à d’agréables songeries. En sortant du théâtre, au lieu d’aller me coucher, je gagnai le bar de l’hôtel pour m’y griser lentement. Plein d’assurance, je trouvai encore le moyen d’acheter la voiture d’un vague marquis italien qui venait de se faire ratisser à la roulette et qui buvait à mes côtés. Au reste, une voiture allait sans doute m’être utile. Et dans l’enchantement juvénile que me procurait la menue possibilité d’intrigue offerte en ce jour par un précieux hasard, je m’endormis au seuil de l’ivresse.

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