2

Mon entrée au château de la Colle fut saluée par les aboiements de deux grands chiens danois, heureusement enfermés dans un chenil, mais qui me déchirèrent les oreilles pendant près de cinq minutes, avant que la porte du perron fût ouverte par un domestique javanais. Ma surprise devant ce visage asiatique, auquel je ne m’attendais guère, redoubla à la vue des souvenirs coloniaux : panoplies, trophées, sculptures sur bois, masques, qui encombraient le salon où l’on me fit entrer. Les vitres mêmes des fenêtres étaient faites de ces coquillages translucides, à la teinte d’albâtre, qu’on emploie à Manille en place de verre. Je me trouvai brusquement transporté aux Indes néerlandaises ou aux Philippines, alors que je croyais être en Provence.

J’en étais encore tout dépaysé, quand la porte s’ouvrit sur Yvane dont l’apparition blonde et bleue me ramena heureusement à moi-même dans l’espace et le temps. Elle comprit le sens du sourire reconnaissant avec lequel je l’accueillis.

— Quelle idée de vous avoir fait entrer ici au milieu de tout ce bric-à-brac !… s’exclama-t-elle. Mon beau-père, qui est Hollandais, a séjourné plusieurs années à Batavia, m’expliqua-t-elle avec un geste ironique pour toute la quincaillerie orientale qui encombrait les murs. Venez, nous serons mieux ailleurs.

Je la suivis sur la terrasse située derrière le corps de logis et qui dominait un petit vallon. Une oliveraie escaladait la pente qui nous faisait face, et l’on devinait des vignes derrière le rideau de cyprès tendu sur la première crête. C’était un abrégé de la campagne provençale.

— Ici, je vous retrouve, dis-je à Yvane.

Très simple dans sa robe de grosse toile bleue, elle apportait une charmante gaucherie, teintée de lassitude, à me fournir rapidement les explications d’usage.

— La propriété compte une vingtaine d’hectares, mais ils ne sont guère entretenus. Je devrais m’en occuper, mais je manque de courage.

— Êtes-vous donc maîtresse de maison ?

— Oui, depuis la mort de ma mère, depuis deux ans. Mon beau-père me laisse le soin de tous les détails domestiques. Comme j’ai horreur de donner des ordres, ça tombe plutôt mal.

Je l’assurai qu’encore que je fusse architecte, je préférais les maisons à l’abandon, et les herbes folles dans les allées.

— Ah ! Vous êtes architecte », fit-elle. Et, s’abandonnant à la première association d’idées : « Justement, les jardiniers me talonnent pour obtenir la réfection du réservoir et je ne sais comment m’y prendre… »

— Eh bien, ma visite n’aura pas été inutile, je vais vous donner une consultation, lui dis-je en riant.

Nous escaladâmes la pente de l’oliveraie au sommet de laquelle avait été creusé un de ces grands réservoirs à ciel ouvert, comme on en trouve en Provence, et qui, s’ouvrant au ras du sol, ont des allures de piscine. Le réservoir était à sec, le fond avait besoin d’être bétonné.

— Je vais m’adresser à un entrepreneur et vous faire fournir un devis… Mais je ne m’attendais guère à parler d’affaires.

— Moi non plus, me répondit-elle, si sincèrement que nous en rîmes tous deux.

— Je vais donc changer de sujet et vous faire des compliments, repris-je.

— Pourquoi ? demanda-t-elle alors innocemment, en tournant vers moi ses grands yeux couleur de sa robe, mais où passait l’éclat vernissé des faïences de Delft.

— Parce que vous parlez très bien français, répondis-je en tournant court devant tant de naïveté.

— Mais je suis française. Ma mère était française avant de se remarier avec un Hollandais. Je m’appelle Yvane Suyter, c’est un nom flamand.

Quand nous revînmes sur la terrasse, le thé était servi sous un platane, et divers personnages s’agitaient déjà autour de la table.

— Enchanté de vous voir ici, monsieur Delambre, me dit, avec une rondeur que je savais maintenant hollandaise, le docteur Mops.

En tenue de propriétaire campagnard, il avait coiffé son crâne d’un panama et fumait un cigare. On me présenta à un homme encore assez jeune, Dirk Linard, qui était son secrétaire. Narda était aussi là, très occupée à rattacher le fil électrique du grille-pain à une prise de courant le long de la balustrade de la terrasse.

— Mais tu vas te salir les mains, lui dit Yvane.

— Eh bien, j’irai me les laver, répondit-elle avec une logique imperturbable d’enfant.

Comme Yvane tendait au docteur une tasse de thé, il déclara préférer de la bière.

— Ici, dit-il, il ne fait pas assez chaud pour que les boissons chaudes soient rafraîchissantes.

— C’est une théorie de médecin, fis-je.

— Non, de buveur de bière, me répondit-il en riant. Du reste, cette médecine-là ne m’intéresse pas. Je suis neurologue… Mais je ne vais pas vous ennuyer et ennuyer toute cette jeunesse avec l’histoire de mes recherches. C’est bien assez que Dirk ait à subir mes discours.

Dirk, sans mot dire, se perdait dans la contemplation d’un criquet égaré sur la table. Narda épluchait maintenant le platane dont l’écorce était soulevée par la chaleur. Tout cela était plutôt banal, mais, de ces divers êtres rassemblés, se dégageait une impression assez étrange qui, au reste, me mettait plutôt à l’aise. Au lieu de former un milieu, un cercle de famille plus ou moins fermé qui s’oppose toujours à l’intrusion d’une figure nouvelle, chacun ici paraissait suivre le cours de ses pensées personnelles. Ses compagnons de chaque jour ne semblaient pas compter pour lui plus qu’un nouveau venu comme moi-même. J’avais ainsi l’impression de m’insérer sans douleur au milieu d’une cordiale désunion.

Par politesse, je tenais les vagues propos de circonstance. Le docteur me donnait la réplique. À la façon dont il tenait son cigare entre ses dents, j’avais déjà vu qu’il avait un râtelier. Le soin avec lequel il lissait ses sourcils, seul endroit pileux de son visage, indiquait un certain cabotinage qui m’empêchait de le prendre au sérieux, mais, quand le domestique apporta sur un plateau quelques lettres, il eut, pour mettre ses lunettes, un geste net qui révélait l’homme d’études, tandis que, cerclé de verre, son regard de myope prenait une intelligence indéniable.

— Bien, bien, fit-il à part lui. Je vais remonter travailler avec Dirk. Lors d’une prochaine occasion, je vous montrerai différentes choses qui vous intéresseront peut-être, monsieur Delambre.

Son départ parut alléger l’atmosphère. Narda n’en continuait pas moins à émietter des morceaux d’écorce sur la table.

— Allons, finis ! s’écria Yvane.

— Je viens d’entendre en vous la voix de la mère qui réprimande, dis-je à Yvane tout en lançant à la jeune cousine un regard amusé. Quelle différence d’âge y a-t-il entre vous ?

— Cinq ans. Narda a dix-sept ans, mais elle a toujours été très mal élevée en pension. Elle est orpheline, fille d’un frère de ma mère, m’expliqua Yvane à voix basse. C’est mon beau-père qui s’occupe d’elle aussi…

Il entrait dans son intonation une légère tristesse qui me surprit un peu. Je n’insistai pas. Nous nous levâmes pour faire le tour de la propriété. Comme nous nous retrouvions finalement devant ma voiture, elle se planta devant moi et me dit brusquement :

— J’ai peur que vous vous soyez ennuyé.

Je l’assurai du contraire.

— Pourtant, me dit-elle sans m’écouter, je me mets à votre place. Je rencontre une jeune fille dans la mer, je l’aide à se tirer d’une situation périlleuse, je la retrouve par hasard au théâtre, tout cela est assez bizarre et mon imagination travaille. Je rêve d’une fée sportive, de je ne sais quelle star menant une existence luxueuse, d’un décor fantastique digne d’une femme tombée du ciel, et je trouve une pauvre fille, vivant prosaïquement avec son beau-père, presque seule dans une vieille maison… À votre place, je serais déçue.

— Et la jeune fille qui aurait aussi le droit de rêver, que dit-elle quand elle ne trouve qu’un grand diable d’architecte qui lui promet de faire réparer son réservoir ?

Elle rit, renversant la tête en arrière, et les éclats de ce rire qui sonnait jeune et frais soulevaient sa gorge brunie.

— Ah ! je vois maintenant que ma réflexion était indiscrète, déclara-t-elle.

— La jeune fille reste plus mystérieuse qu’elle ne croit l’être, lui assurai-je.

La voyant, en effet, devant moi, droite, simple, sans fard, claire de regard et de chevelure, je trouvais qu’elle participait au mystère des choses limpides et dénuées d’artifices.

Elle invitait à rêver, mais en plus magnifique encore, comme font rêver sur l’énigme de l’existence un caillou brillant au bord du chemin, une tige dressée sous le ciel, un animal sauvage libre de ses gestes.

— Puis-je, en bon camarade, venir vous prendre demain pour vous emmener à mon tour, à Cannes par exemple… ?

— Avec Narda ? demanda-t-elle après un instant d’hésitation.

— Bien sûr, déclarai-je en mettant le moteur en marche.

Parvenu à une certaine distance sur la route, j’arrêtai la voiture pour allumer une cigarette.

Tout cela était à la fois simple et assez étrange. Je me regardai dans le rétroviseur : « Curieux, curieux », murmurai-je. Je me souris. Je ne me reconnaissais plus.

Quand je me présentai le lendemain à l’heure dite, je trouvai Yvane en conversation avec un jardinier dans l’allée centrale.

— Narda ne veut pas venir, me dit-elle d’emblée.

— Je pense que ça ne changera pas notre programme. Votre beau-père ne voit pas d’inconvénients à ce que vous sortiez avec moi, j’espère ?

— Et pourquoi donc ? me répondit-elle d’un air surpris.

Son ton, son allure semblaient assez décidés.

— Ça m’amuserait de conduire, dit-elle en ouvrant la portière.

Je lui cédai le volant, elle démarra avec beaucoup d’assurance. Dans les petites rues embouteillées de Cannes elle se faufila assez adroitement. D’autorité, elle choisit une des boîtes connues de l’endroit, nous parquâmes sur le port. Comme je la louais de son esprit de décision, elle répliqua bizarrement :

— C’est que je lutte contre mon complexe d’infériorité.

— Un mot de votre beau-père ? fis-je.

— Mais non, tous les idiots parlent de leurs complexes en ce moment, ne l’avez-vous pas remarqué ?

J’avouai mon ignorance et la date récente de mon retour en France. Elle écoutait distraitement tout en dansant. Elle dansait bien. Secrètement je la confrontais avec les femmes présentes : au milieu de tous ces visages refaits à coups de crème et de poudre, sa fraîcheur et sa jeunesse s’imposaient. Mais la chaleur était étouffante et l’orchestre faisait vraiment trop de bruit.

— Vous amusez-vous ? lui demandai-je.

Elle me regarda pour chercher dans mes yeux la réponse à faire, et répondit « non ». Nous reprîmes la voiture, et abandonnant les plaisirs de la côte, piquâmes au hasard vers l’intérieur des terres. Un même goût nous portait vers les endroits déserts et vrais. Au bord de la route, une petite auberge s’offrit, dont la terrasse dominait la région jusqu’à la mer. Là nous pûmes avoir de la limonade sous une tonnelle.

Sa main nue était allongée sur le coin de la table. Par jeu, je la recouvris de la mienne, comme pour une mesure de dimension.

— J’ai la peau plus foncée que vous, déclara-t-elle. Après deux ans de séjour, j’ai droit à une certaine avance.

— Si vous m’aviez rencontré en short à Bali, je vous aurais battue pour la noirceur. Je n’avais plus d’un Blanc que le nom…

Elle resta songeuse et déclara :

— Comment expliquez-vous que je ne sois pas curieuse de connaître votre passé ?… Du reste, il en est comme ça pour tout. C’est bizarre, à mon âge, je n’éprouve aucune curiosité. Le monde ne me tente pas. Par instants, je pense que c’est une maladie.

Je m’aperçus que, sans que j’y prisse garde, ma main, étendue sur la sienne, s’était repliée pour l’emprisonner tout entière. Je ne bougeai pas, mais je sentis que son regard s’abaissait comme le mien sur nos doigts immobiles. Elle restait muette.

— Je ne l’ai pas fait exprès, fis-je.

— Je le sais. C’est comme les vrilles de la vigne. Avez-vous vu la vigne grimper au printemps le long d’une treille ? Les vrilles s’enroulent en quelques heures autour des fils d’appui, on dirait de petites mains conscientes, et pourtant elles ne savent pas ce qu’elles font, pas plus que ne l’ont su vos doigts…

— Peut-être n’en est-ce que plus révélateur ? L’expression d’un instinct naturel profond…

— Sans doute, mais cela n’a pas de sens.

Elle me dévisagea et dit :

— Tenez, je sais ce que vous pensez, vous êtes satisfait que je vous aie dit que ça n’avait pas de sens, et que je ne me méprenne pas sur un geste qui aurait pu vous engager malgré vous.

— Vous lisez bien dans les pensées, avouai-je.

— Donnez-moi une cigarette, fit-elle alors, assez abruptement pour que je puisse voir qu’elle voulait seulement que je libère sa main.

— Vous direz à mon beau-père, reprit-elle d’une voix différente, que je sais lire dans les pensées. Il en sera jaloux, c’est sa grande ambition.

— Mais, fis-je un peu interloqué de cette intrusion du beau-père dans la conversation, ses travaux sont-ils vraiment sérieux ?

— Je le crois, répondit-elle avec une certaine gravité. Quel bonheur que vous n’ayez pas de briquet ! s’écria-t-elle comme je lui tendais une allumette. C’est affreux, je ne peux pas supporter les gens à briquet.

— Moi non plus, cette odeur d’essence, et cette vulgarité du mouvement du pouce sur la molette…

Son visage s’éclaira et précipitamment elle ajouta :

— Oui, oui, mais j’ai découvert la vraie raison. Le feu est une chose noble, et faire du feu une opération si sacrée qu’il faut respectueusement employer les deux mains pour que naisse la flamme. Tandis qu’avec un briquet vous allumez la mèche avec désinvolture, c’est un véritable blasphème, d’une trivialité pénible, c’est célébrer le mystère en garagiste… Le soleil, le feu ; ce sont mes Dieux à moi…

Je l’écoutais, un demi-sourire aux lèvres. Il commençait à être tard. Devant nous le soleil creusait d’ombres plus longues les collines rocheuses. Les mas éparpillés sur les terrasses des champs laissaient se dorer leurs façades blanches. Dans le pin sur nos têtes, les grillons chantaient. Un long instant, nous considérâmes en silence le couchant sur la plaine.

— L’heure virgilienne, murmurai-je.

À mi-voix, je l’entendis dire :

— Majoresque cadunt

Et comme je la regardais surpris : « Je suis bachelière », m’expliqua-t-elle avec une nuance d’ironie à l’égard d’elle-même.

La Fiat nous attendait devant l’auberge. Je lui demandai si elle voulait toujours conduire. Elle secoua la tête. Son humeur semblait avoir encore changé, elle restait muette. D’elle, je ne sentais plus que sa hanche appliquée contre moi, parfois, dans les virages. Troublé, je ne trouvais rien à dire. Il semblait que nous fissions l’épreuve de nos silences, la plus redoutable de toutes.

Quand j’arrêtai la voiture devant la grille de la propriété, le silence du moteur vint rendre le nôtre encore plus sensible et pesant. Sans bruit, car je ne vois pas d’autre mot pour rendre la signification de ce mouvement qui devait, je le sentais, déclencher en elle un orage intérieur, elle tourna la tête vers moi. Nos visages se trouvèrent si proches que nos lèvres s’effleurèrent. Elle ouvrit la portière et, sautant sur le sol, poussa la grille sans se retourner.

Share on Twitter Share on Facebook