16

Trois mois passèrent, mon congé tirait à sa fin. Après quelques jours dans une maison de repos où l’inactivité m’avait fait plus de mal que de bien, j’avais pris part à une assommante croisière d’hiver aux Canaries, puis accompagné un ami de rencontre dans une randonnée automobile à travers le Sahara. J’avais vu bien des visages, bien des horizons, des déserts et des mers, j’oubliais mal. Le remords me poursuivait toujours. L’humanité tout entière semble toujours se faire un devoir d’éliminer de son sein ce qui l’honore. Mais moi-même, pas plus que les autres, je n’avais, en dépit de tout mon amour et de ce que je pensais être une plus fine compréhension, été capable de sauver l’être le plus délicat et le plus merveilleusement sensible qui eût jamais vu le jour. Bien plus, j’avais été choisi, comme par les Dieux, pour être l’instrument de sa disparition. Je ne m’en relevais point.

Si, avec le temps, mon désespoir avait pris une forme moins précise, moins lancinante, s’attachant moins à tel de ces détails que la mémoire retrouve pour en percer le cœur, si je glissais à des considérations plus abstraites, plus vagues, le souvenir d’Yvane n’en occupait pas moins toute ma pensée, comme une chaîne indéfinie de montagnes, si imposante qu’aussi loin qu’on s’en écarte elle n’en marque pas moins de son caractère tout le paysage.

Qu’il entrât un certain orgueil dans ce désir de me composer une grande douleur, je le pressentais, mais de m’en rendre compte ne marquait pas de progrès vers la guérison. Toute attitude mise à part, il restait que j’avais rencontré le plus exquis des êtres et que je l’avais tué. J’étais infiniment coupable. Une certaine crainte de la vie, une certaine défiance de moi-même me paralysaient désormais. Tout geste me paraissait m’engager au-delà de ma volonté. J’eusse souhaité n’avoir pas à quitter le désert ou les quatre murs d’une chambre.

Il fallut pourtant que je revinsse à Paris pour retenir mon passage de retour en Extrême-Orient. Un matin, j’allais retirer mon courrier à l’American Express quand, dans le hall, une grande fille brune vint à moi.

— Narda ! fis-je avec surprise, puis aussitôt gêné de la revoir après la façon brusquée dont j’avais quitté Lausanne.

Mais elle ne paraissait pas disposée à m’en tenir rigueur. Elle m’accompagna, tout en bavardant, jusque sur le trottoir de l’Opéra. Elle m’expliqua qu’elle allait partir en Amérique du Sud, à la suite d’une famille hollandaise, et abondait en détails sur sa future situation. Avec discrétion, elle évitait toute allusion au passé, mais une question me brûlait les lèvres : je demandai des nouvelles du docteur.

— Il est dans une maison de santé, assez calme, mais on n’a pas d’espoir de l’en voir sortir.

— Il vaut mieux qu’il en soit ainsi, dis-je en redevenant songeur, car il peut être dangereux.

— Dangereux ? fit-elle avec surprise.

Ce fut à mon tour d’être étonné qu’avec la sûreté de jugement que je lui reconnaissais elle ne fût pas plus avertie. Après diverses allusions, qui, bien que claires, ne furent pas comprises, je dis tout simplement :

— Mais enfin, Yvane, c’est lui qui l’a tuée.

— Comment ? fit-elle. Que dites-vous ?

— Je vous répète ce que votre oncle lui-même m’a avoué. (Et j’ajoutai :) Pour que les prédictions de Dirk ne se trouvent pas en défaut, il n’a pas craint… »

Malgré moi, ma voix se brisa.

— Mais Pierre, reprit-elle, en posant sa main sur mon bras, ce que vous dites est impossible.

— Il me l’a dit lui-même, et m’en a donné des raisons que je ne peux pas vous répéter.

— Son cerveau devait déjà être troublé, et peut-être sa mauvaise conscience parlait-elle. C’est un fou, mais il n’est pas criminel. Je suis absolument sûre qu’il n’a pas…

Rouge d’émotion, elle ne put finir sa phrase. Au milieu du fracas de la circulation, sur le terre-plein de l’Opéra, cette conversation prenait un caractère étrange.

Je regrettais d’avoir parlé, d’avoir encore enlevé des illusions à une âme innocente. Tout ce que je faisais tournait décidément à mal. Mais Narda reprenait :

— Il n’a pas tué Yvane puisque…

— … il y a eu accident, fis-je évasivement.

— Non, reprit Narda, en me regardant dans les yeux, il n’y a pas eu accident. Yvane s’est tuée elle-même.

Un autobus serait sorti de la bouche du métro que je n’aurais pas été plus stupéfait. Il me fallut tout le crédit que je faisais à la précoce maturité d’esprit de Narda non pas pour la croire, mais pour me persuader qu’elle avait réellement prononcé les mots que je venais d’entendre.

— Se tuer ! Elle ! Mais voyons, c’est impossible !

— Yvane s’est tuée, reprit Narda très calmement. Je le sais parce qu’elle m’a laissé une lettre. La version de l’accident ayant été acceptée, j’ai préféré garder pour moi le secret, mais après ce que vous m’avez dit, vous devez connaître la vérité.

Je secouai encore la tête.

— Si vous voulez m’accompagner jusqu’à mon hôtel, je vous montrerai la lettre, proposa-t-elle.

Je la suivis, sans rien voir, rien entendre. Quand elle dit : « C’est ici », je m’arrêtai, je me laissai aller sur une chaise du hall. Elle apporta une lettre : une feuille de papier blanc, pliée en quatre. L’écriture haute, irrégulière, aux majuscules exagérées, était bien celle d’Yvane. Le feuillet tremblait dans mes mains, je dus appuyer le bras sur la table, je lus :

Ma chérie, je meurs parce que je veux mourir. Je ne redescendrai pas de la montagne. Quand on a atteint le sommet du bonheur, on ne peut plus accepter de revenir en arrière. Ne pleure pas, je ne suis pas à plaindre. J’ai vu et senti tout ce qu’il fallait voir, et c’est avec une allégresse indicible que je pars. Jamais je n’ai été si heureuse. Sois gentille pour Pierre. Vous êtes tous les deux de la race des vivants. Yvane.

En face de moi, sur le mur du hall, était épinglée une affiche de la Compagnie Paquet représentant une négresse chargée de bananes à côté d’une étrave de paquebot. Par la porte entrouverte, je voyais passer, dans la petite rue de la rive gauche où se trouvait l’hôtel, des femmes en cheveux portant toutes le même sac de toile cirée d’où sortaient des légumes. C’était le matin, un marché devait être proche. « Il est vraiment curieux », me dis-je, « que toutes les femmes d’un quartier se ressemblent. » Au bureau, la gérante, une grosse blonde, frottait d’un chiffon la plaque de verre recouvrant la main-courante, déplaçant alternativement d’un côté à l’autre le téléphone et une pile de paperasses. L’autobus qui passait dans la rue voisine fit vibrer dans sa monture le globe électrique pendu au plafond. Je levai la tête, il n’était pas au-dessus de moi, heureusement. Je décroisai les jambes, le fauteuil d’osier crissa sous mon poids. Une vieille Américaine se présenta, propre et modeste, salua la gérante qui, après un coup d’œil aux casiers, secoua la tête : il n’y avait pas de lettres, pas plus aujourd’hui qu’hier, probablement. Puis j’entendis le bruit d’un balai mécanique, manié dans les étages supérieurs et qui descendait par la cage de l’escalier. L’ascenseur était arrêté, pour cause de réparation. Sur la table en rotin qui me séparait de Narda un grand cendrier jaune portant une réclame d’apéritif accrocha mon regard. Cédant à sa sollicitation impérieuse, j’allumai une cigarette. Et je fis enfin : « Oui, oui… »

C’est ainsi que, dans ce décor que je n’avais pas choisi, que je n’eusse jamais pu imaginer tel, mais qui s’imposa à moi avec une réalité, une solidité que depuis de longues semaines je n’avais pu reconnaître au monde environnant, je sentis m’abandonner, en même temps que le remords, le fantôme insistant dont la compagnie me tenait prisonnier du passé. À quoi correspondaient dans le décor présent du monde les mots de cette pauvre lettre que je lisais encore ? À quel point d’un passé enfui essayaient-ils de se rattacher ? La montagne, le bonheur, cela était loin, loin, par-delà des mers et des mers. Les restes de la perturbation orageuse s’enfuyaient dans mon ciel intérieur. Un grand vent soufflait, ramenant avec lui la lumière quotidienne. Le familier, le banal, l’ordinaire reprenaient possession de ma vie.

Narda parlait toujours :

— … comme ma tante Suyter, sa grand-mère, qui s’était tuée aussi, peut-être le saviez-vous ? Une lourde hérédité pesait sur la famille. Pauvre Yvane, enfant elle était déjà bizarre, et avait dû être mise à diverses reprises dans une maison de santé. Des crises d’abattement terribles suivaient chez elle les instants de grande exaltation. Après la mort de sa mère, elle avait déjà donné les plus vives inquiétudes. Mon oncle avait tenu à la garder près de lui, mais sa compagnie n’était pas faite pour arranger les choses. J’étais moi-même trop nouvellement arrivée à la Colle pour me rendre nettement compte…

Sa voix ressemblait aux bruits de la rue. Ses cheveux étaient noirs comme le socle du téléphone. Le coussin en cretonne du fauteuil avait aussi un air de famille avec son corsage, à cause des fleurs brodées. Elle parlait. Son bon sens était écrasant et contagieux. À la pendule, en face de moi, il était midi vingt-cinq.

— Eh bien, si nous allions déjeuner ensemble ? déclarai-je brusquement.

Elle accepta sans se faire prier. Au tournant de la rue, je pris son bras. Il était lisse et musclé.

— Je connais un petit restaurant italien… commença-t-elle.

L’idée de ce petit restaurant m’illumina soudainement, j’avais faim, je m’en apercevais pour la première fois depuis bien des mois.

— Un restaurant italien ?… dis-je. Je me souviens, un jour à Bologne, tenez, j’ai mangé… comment ça s’appelait-il donc ? C’était merveilleux… un mélange de pâtes et de légumes… Ah ! C’étaient des lasagnes vertes.

— Eh bien, je crois justement en avoir vu ici sur la carte ! fit-elle dans une explosion joyeuse.

Je tenais très fermement ce bras qui se laissait tenir.

— Non ? Ils en ont ? Alors, je vous aime, lui répondis-je en riant.

Je ne devais pourtant l’épouser que beaucoup plus tard, après la guerre. Celle-ci fit irruption si brusquement dans nos vies que tout le drame que je viens de retracer glissa dans le passé avant que je pusse m’en faire une idée nette. Au reste, je me suis longtemps appliqué à n’y point repenser trop intensément, et la guerre eut au moins le mérite de m’aider dans cette tâche. Ainsi, entre tant d’explications proposées, je n’ai jamais su exactement comment était morte Yvane, et pourquoi. Dans l’expérience du docteur, je n’ai également jamais pu déterminer avec certitude quelle part de vérité se mêlait à la simulation. Tout compte fait, je préfère l’ignorer. J’ai rapporté les faits, je laisserai à d’autres la prétention d’y voir clair et de les interpréter. Pour ma part, je me borne à l’opinion désabusée que je disais en commençant : tout se fait n’importe comment, et seul un désir assez vain de l’esprit invite à imaginer des raisons et des causes à ce qui arrive. Il est tant de façons également plausibles de se représenter les choses que j’ai renoncé définitivement à en adopter une. Et ce n’est pas ce que j’ai vu pendant la guerre qui pourrait modifier ma façon de penser – ou plutôt de ne pas penser.

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