15

Je claquai la porte, m’enfuis dans le couloir. Je ne voulais plus rien voir, rien entendre. Cette vase qui venait d’être agitée ne cessait de dégager des poisons infects. Il me semblait en être tout imprégné, jusqu’au plus profond de moi-même. Tout ce à quoi j’avais tenu plus que tout au monde s’en trouvait désormais souillé. Alors que j’avais cru vivre un peu plus haut qu’à l’étiage ordinaire, je m’éveillais, pataugeant dans une mare et des horreurs sans nom.

Une main se posa sur mon bras, je le retirai d’une secousse.

— Mais, Pierre, qu’avez-vous ?

Narda tentait de m’arrêter au passage.

— Où allez-vous ? Je vous attendais, je voulais vous parler…

— Je m’en vais, je m’en vais, ne m’en demandez pas plus, répondis-je brutalement.

Et, courant presque, je m’engageai sur la route au-delà de la grille, pour fuir au plus vite. Elle me suivit :

— Enfin me direz-vous ce qui se passe ? On dirait que vous avez peur.

— Je m’en vais, je ne veux plus rien avoir à faire ici. Votre oncle est un monstre. Si j’ai un conseil à vous donner, faites comme moi. Trouvez des parents, des amis pour vous recevoir, ne restez pas une heure de plus dans cette maison.

Je parlais sans me retourner, comme si j’avais été poursuivi. Elle trottait à mon côté.

— Mais voyons, il me faut des explications, déclara-t-elle.

Des explications, il m’était difficile de les lui donner aussi complètes qu’il eût fallu. Du moins pouvais-je dire certaines choses. Tout en fuyant à grands pas, je lui racontai toute l’histoire de Dirk, la roulette, la Bourse, l’expérience du docteur, tout ce que j’avais vu, tout ce qu’il m’avait dit.

Alors sortit de cette bouche naïve une petite phrase qui me cloua sur place :

— Et vous l’avez cru ? demandait-elle ironiquement.

— Comment ? balbutiai-je, si je l’ai cru ? Il l’a bien fallu… Mais, en même temps, pour la première fois, le doute jaillissait en moi comme un éclair. La question que Narda posait candidement, pourquoi ne me l’étais-je pas posée encore ? M’étais-je laissé abuser comme le dernier des imbéciles ?

— Je suis presque sûre qu’il n’a jamais gagné à la roulette ou à la Bourse, reprit Narda. Je reçois le courrier et n’y trouverais pas tant de papier timbré s’il avait acquis la fortune que vous lui prêtez. Sans être pénible, notre situation est loin d’être aussi brillante qu’on pourrait le croire.

Ce simple renseignement pratique, donné d’une voix fraîche et avec un sourire, m’ébranla encore. Je n’avais jamais assisté en personne aux gains que le docteur me disait avoir faits à la roulette. Pourtant, à la réflexion, l’hypothèse d’une mystification était impossible. Je protestai :

— Mais enfin, il y a d’autres choses. J’ai assisté à l’expérience, j’ai vu votre oncle opérer. Ses connaissances et sa sincérité ne font pas de doute.

— Oh ! je l’ai beaucoup observé sans qu’il s’en doute, reprit Narda. Je le crois sincère, mais il s’abuse lui-même. Je voulais justement en discuter avec vous, et c’est pour cela que je vous avais demandé de venir. Peu à peu, il s’est figuré qu’il pouvait connaître l’avenir. L’avenir ! Voyons, c’est impossible ! Je ne comprends rien à toutes les explications scientifiques. Qu’il ait rendu Dirk stupide, c’est certain. Mais ce qui est aussi probable, c’est que la facilité avec laquelle le pauvre garçon peut être suggestionné a fait le reste et a permis à mon oncle de se faire illusion à lui-même. L’intérêt que vous avez paru porter à ses études a pu aussi l’inciter, le plus sincèrement du monde, à vous tromper. Il a joué la comédie, il a fini par y croire lui-même…

— Mais alors… fis-je.

— Oui, dit-elle, je le crois fou, possédé d’une curieuse folie. Il est devenu le prisonnier de sa simulation, ou, si vous voulez, il est devenu fou pour pouvoir croire à son expérience. Je voudrais qu’il fût examiné à son insu par un médecin spécialiste. Vous auriez présenté comme un de vos amis un docteur en qui nous aurions pu avoir confiance.

J’étais resté planté sur le bord de la route. Le docteur était fou. La chose, maintenant, m’apparaissait presque évidente. Du même coup, cette folie ôtait toute valeur à son affreuse confession, à ses accusations. Il délirait en me parlant tout à l’heure… Je commençai à respirer plus librement. En même temps, écouter parler Narda me procurait une curieuse impression de soulagement. Son bon sens me ramenait aux choses réelles. J’admirais qu’une tête de vingt ans à peine ait vu clair du premier coup, avec une lucidité si convaincante, dans une situation où moi-même je m’embourbais.

— En vérité, Narda, ce que vous dites expliquerait bien des choses. J’aurais dû y songer plus tôt. Mais comment avez-vous été amenée à penser que…

— Cela me paraît tout naturel. Pendant votre maladie, j’ai parlé avec les médecins qui s’occupaient de vous, j’ai vu aussi d’autres malades. Je me suis aperçue que les fous n’avaient presque jamais l’air fou… et j’ai fait le rapprochement.

Il fallait pourtant en avoir le cœur net. C’est moi-même maintenant qui tenais à faire procéder d’urgence à l’examen psychiatrique suggéré par Narda. Je ne perdis pas une minute. Je pris à part un des médecins de la clinique où j’avais été soigné, je lui expliquai le cas. Dans l’après-midi nous revînmes à la villa sous prétexte d’une visite amicale à faire au docteur Mops.

Un bruit étrange nous accueillit dès l’entrée. On eût dit un accordéon ou un harmonium. Les domestiques semblaient absents. Je pris la place de Narda qui marchait en tête, et me dirigeai vers le premier étage. Le bruit se précisait : une musique faite de notes percutantes, sorte de danse légère, sauvage et raffinée à la fois, évoquant les génies de l’air, un ballet d’étincelles. Où donc avais-je entendu déjà une musique semblable ? Je poussai sans frapper la double porte du bureau, une bouffée d’encens me frappa au visage. La pièce était pleine d’une vapeur épaisse et blanchâtre. Le courant d’air la dissipa peu à peu. Dans un coin, deux Javanais accroupis devant leurs xylophones tapaient à tour de bras de ces airs balinais dont on accompagne là-bas la crémation des cadavres. Mais de grandes orgues se déchaînèrent brusquement dans la fumée. Une voix, où se reconnaissait le timbre du docteur, se mit à chanter :

Au ciel ! Au ciel ! Au ciel !

J’irai la voir un jour…

Nous aperçûmes alors au milieu de la fumée Dirk, assis devant une bouteille de whisky, et enfin le docteur lui-même. Il avait poussé au maximum de puissance un pick-up qui jouait un disque de Franck. Ayant passé une longue chemise blanche par-dessus ses vêtements, la tête renversée vers le plafond, il dévidait le ban et l’arrière-ban des chants religieux de sa connaissance :

Esprit sain, descendez en nous…

Comme, à notre vue, les Javanais avaient cessé de frapper leurs instruments, il s’en aperçut, et braquant sur eux un revolver :

— Jouez, nom de Dieu, rugit-il.

Les Béatitudes hurlées sur le mode furieux continuaient à nous déchirer les oreilles. L’odeur d’encens était irrespirable.

— Il n’y a pas besoin d’en voir plus, me souffla le médecin à l’oreille.

J’échangeai un regard avec Narda. L’expression de son visage me frappa. Il disait exactement le sentiment qu’inspirait cette scène : une tristesse résignée. Son calme ne se démentait pas, et elle trouvait d’instinct la note juste.

Il fallut approcher le dément qui nous tournait le dos. Tout à coup il m’aperçut :

— Non, non, cria-t-il, pas d’assassin au ciel !

Les mots se perdirent dans la courte lutte qui suivit. Bientôt une voiture spéciale emporta Dirk et le docteur.

Après ce brusque dénouement, je me retrouvai seul à l’hôtel où m’attendaient mes valises. Les pensées qui m’avaient forcément un peu quitté durant les allées et venues de l’après-midi revinrent m’assaillir. La folie du docteur jetait sur le passé des lueurs qui en modifiaient complètement l’éclairage et la signification. S’il pouvait être regardé comme un fou irresponsable, la part de responsabilité involontaire que j’avais eue dans les événements grandissait d’autant. « Assassin », le dernier mot qu’il m’avait jeté, retentissait longuement en moi. Dans cette horrible aventure où j’avais été entraîné sans y rien comprendre, mon rôle se révélait affreux. J’avais manqué de jugement et de méfiance au point de désigner au pauvre dément sa victime. De quel aveuglement n’avais-je donc pas fait preuve ! Je n’avais rien vu, rien senti de tout ce qui se passait entre ces êtres auprès de qui j’avais vécu des semaines. Comme un enfant ignorant, j’étais passé à côté de ces secrets affreux qui habitent d’autres cœurs, sans les pressentir, sans y prendre garde, trop égoïstement replié, trop reclus que j’étais dans mes propres sentiments. Je n’avais voulu voir qu’Yvane, je n’avais eu d’yeux et de pensées que pour elle, maintenant il me fallait l’expier.

Yvane, c’était autour d’elle que gravitaient toutes ces forces obscures, à elle que je revenais encore. Son fantôme me pressait plus étroitement que jamais. Et plus que tout me brisait le cœur cette pensée que, alors que je croyais lui avoir donné tout l’amour dont j’étais capable, je n’avais fait que la marquer pour la mort. Je me faisais horreur. Le sens de mes sentiments, de ceux mêmes que j’eusse cru les plus nobles, me paraissait trompeur et affreux.

Et malgré tout, tout cela restait obscur, et comme trop compliqué pour moi. Quelles parts de vérité et de mensonge se mêlaient dans les dires du docteur ? Avait-il voulu se venger de moi en me torturant par d’épouvantables confidences inventées de toutes pièces, ou avait-il confessé la vérité dans un dernier sursaut de lucidité ? Sa folie n’expliquait pas tout. Dans le jeu des puissances secrètes que nous avions tous déchaînées, moi, en me laissant mener par mon cœur, le docteur par ses folles recherches, le ciel et l’enfer semblaient perdre leurs couleurs pour mener indifféremment la partie.

Il restait aussi que certaines prédictions de Dirk s’étaient étrangement vérifiées. Et n’était-ce pas encore pour échapper à une nouvelle prophétie que, la veille déjà, j’avais décidé de m’enfuir ? La rectitude de pensée, la froide lucidité de Narda, qui m’avaient plu et rassuré, n’était-ce pas là un nouveau piège ? Pourquoi lui avais-je promis de l’aider ? Mais où était l’erreur ? Où était la vérité ? Les trop claires explications qu’elle donnait faisaient fi de trop de choses, de trop de nuances auxquelles, malgré tout, je me sentais attaché. Et n’était-ce pas elle qui rôdait autour de moi comme une nouvelle menace ? Je ne savais plus que penser, je prenais peur. À vivre dans cette atmosphère, je me sentais exposé à finir comme le docteur. Il fallait tout abandonner, renoncer à voir clair, partir, changer d’air, oublier.

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