L’Homme élastique

Jacques Spitz

(1938)


Journal du docteur Flohr#id___RefHeading___Toc457862052 I#id___RefHeading___Toc457862053 12 mai

Je me félicite d’avoir acheté cette propriété en Ardèche. La visite que je viens d’y faire a confirmé mes premières impressions. L’endroit, situé à mi-chemin entre Privas et Aubenas, est aussi désert et désolé que je le souhaitais. Sur un haut plateau, semé de quelques bouquets de sapins et de chênes rabougris, il n’y a là qu’un village d’une cinquantaine d’habitants, Freissenet, dont ma future demeure, appelée Chantambre, est distante d’au moins trois kilomètres. La pierre de ces régions est noire, d’un aspect sévère qui n’est pas pour me déplaire. Les oiseaux semblent y être aussi rares que les humains. Nul ne s’attarde en ces lieux. Pourtant, une bonne route passe non loin de mon portail d’entrée et facilitera l’amenée du matériel, tout en faisant assez de lacets pour décourager les visiteurs éventuels. À l’ordinaire, les véhicules préfèrent suivre la vallée qui contourne le plateau. Ce décor sauvage semblait attendre un homme de mon genre.

Marie, que j’avais envoyée il y a huit jours, en avant-garde pour aménager le corps de logis, que je me propose d’habiter, a déjà fort avancé les choses. Le téléphone est en place, les papiers peints sont posés, les meubles indispensables arrivés. Les dépendances grouillent de lapins et de poules. La solitude ne fait pas peur à ma vieille gouvernante, et depuis quinze ans qu’elle est à mon service elle avait conservé une nostalgie de la campagne qui va pouvoir enfin s’apaiser.

J’ai pu télégraphier à mon préparateur Adrien de venir immédiatement commencer les montages des appareils. Le seul point qui me préoccupait était celui de l’énergie électrique. J’avais bien remarqué qu’une ligne à haute tension, traversant le plateau en direction d’Aubenas, longeait la face nord de mes bâtiments, et j’en avais conclu qu’il serait facile d’établir une dérivation pour avoir du courant à bon compte. Mais la Compagnie d’électricité du Sud-Est, en la personne du directeur régional à Privas, a fait des difficultés. La ligne posée appartient, paraît-il, à une usine privée. Au cours de la conversation que j’ai eue cet après-midi avec ce jeune directeur, j’ai pu cependant arriver à un arrangement, en acceptant de supporter les frais d’installation des transformateurs et compteurs, ainsi qu’une part dans l’entretien de la ligne. Il m’a demandé quelle quantité d’énergie je pensais consommer.

— Environ dix mille kilowatts par mois, ai-je répondu.

Il a sursauté, et je le comprends. Ce serait beaucoup pour une simple installation agricole. Mais, à titre d’explication, je lui ai dit que j’allais faire des expériences sur la croissance des végétaux et l’amélioration du rendement à l’hectare par les Niagaras électriques. Il a souri, avec la commisération qu’on éprouve pour un benêt qui va dilapider sa fortune, mais il a consenti à me fournir la quantité demandée. Toutes les installations nécessaires seront faites dans le courant de la semaine.

En rentrant ce soir à l’hôtel, à Lyon, j’ai trouvé une lettre de ma fille Ethel. Tout va bien de son côté. Demain, il faut encore que je reste ici pour commander les cloches pneumatiques. J’ai hâte d’en avoir terminé avec tous ces préparatifs.

13 mai

Mieux vaut faire les choses en trop grand qu’à moitié. Puisque je vais risquer le tout pour le tout, et chercher à épuiser complètement cette question qui me tracasse depuis si longtemps, il ne faut pas que je sois arrêté en cours d’expériences par des circonstances matérielles. En dépit de leurs prix élevés, j’ai donc fait expédier à Chantambre douze cloches de verre de tailles différentes, et j’en ai de plus commandé deux qui atteindront deux mètres de haut. Je ne les utiliserai peut-être jamais, mais je les aurai au moins tout de suite sous la main si elles me devenaient nécessaires.

J’avais décidé de ne voir personne pendant mon séjour ici, mais j’ai rencontré par hasard sur le quai Claude-Bernard mon confrère Dupertuis qui se rendait à la Faculté. Il voudrait être nommé à Paris, l’air de Lyon ne réussissant pas à sa femme. Par quelles misérables préoccupations se laissent dévorer la plupart des individus ! Dupertuis, quand je l’ai connu autrefois à l’École de médecine, était pourtant un garçon intelligent et curieux. C’est devenu une espèce de fonctionnaire. Il ne m’a posé aucune question au sujet de mes travaux. Tant mieux, je n’ai pas eu à utiliser le mensonge que je tenais prêt pour lui répondre. Plus j’avance dans la vie, moins les hommes m’intéressent. Je crois qu’on ne s’intéresse aux humains que lorsqu’on n’est plus capable de faire autre chose. C’est une diminution.

J’ai employé ma soirée à faire des calculs dans le salon de l’hôtel à peu près vide. Je ne crois pas que le rapport entre la pression et le champ électro-magnétique puisse être établi autrement que par expérience.

14 mai

Encore préoccupé au réveil par les équations de la veille, je me suis fait raser par le barbier de l’hôtel pour garder ma disponibilité d’esprit. Mauvais calcul, car j’ai dû subir pendant toute l’opération des considérations sur les dangers de la politique extérieure du gouvernement. Je n’arrive pas non plus à comprendre l’importance attachée par les garçons coiffeurs à l’égalité de hauteur des pattes de part et d’autre du visage…

Dans la matinée, j’ai fait expédier les trois caisses d’épicerie dont Marie m’avait dit avoir besoin, et je lui en ai annoncé la nouvelle par téléphone. Adrien est arrivé à Chantambre. Sa surdité est parfois regrettable. J’aurais aimé lui poser des questions au sujet de l’installation du laboratoire dans la grange. J’ai chargé Marie de lui recommander de faire diligence, et j’ai annoncé mon arrivée définitive pour la semaine prochaine.

Tout à l’heure, je repars pour Paris par la route.

15 mai

Hier, j’avais profité du trajet en voiture, durant lequel je ne pouvais travailler, pour lire les journaux. Cette lecture a assombri mon humeur, comme chaque fois que je m’y livre. On ne m’y reprendra plus. À en croire ces feuilles, l’horizon serait chargé de nuages. Cette malheureuse affaire de Hollande trouble l’esprit des amateurs de politique extérieure. Pour moi, ce ne sont là que distractions de concierge. S’il fallait perdre son temps à se préoccuper de toutes les folies des hommes, on ne ferait jamais rien.

De retour dans mon cabinet de travail à Paris, j’ai employé une partie de ma journée à dépouiller avec ma secrétaire le courrier arrivé pendant mon absence, en l’élaguant sévèrement. Pour commencer, j’ai jeté au panier toutes les demandes de secours et les lettres de recommandation. Puis j’ai dicté des réponses pour éluder les demandes d’articles émanant de trois revues médicales étrangères. Refusé également de participer au Congrès international de Philadelphie, l’année prochaine. Je n’ai plus de temps à perdre à essayer de faire connaître mes idées. Ou plutôt, j’attendrai qu’elles se soient précisées avant d’en parler. Pour l’instant, ma tâche est ailleurs. Mon programme tient en deux mots : disparaître et travailler.

J’ai dressé pour ma secrétaire un projet de lettre standard qui lui servira à écarter poliment les requêtes des confrères sollicitant mon opinion sur leurs travaux. Là encore, plus de temps à perdre avec la pensée des autres. La curiosité n’est pas mon fort. Elle n’est que le symptôme d’une dispersion des facultés qui ne savent comment s’employer.

Il a fallu aussi établir la liste des livres que je désire emporter et des revues techniques qu’il faudra m’envoyer régulièrement à Chantambre. Tout le reste attendra à Paris, et me sera seulement adressé en paquet une fois par mois. J’ai interdit de façon absolue à ma secrétaire de donner mon adresse à qui que ce soit. Au téléphone, elle devra répondre que je voyage en Extrême-Orient, ou en Amérique du Sud, en variant les lieux pour dépister les curiosités.

Mon courrier contenait une lettre anonyme m’avertissant que ma femme me trompait. Je n’ai pu m’empêcher de penser que si j’avais été marié, une telle lettre aurait pu troubler ma sérénité. Par bonheur, le seul souvenir que j’ai conservé de l’âge des folies est ma fille Ethel qui, dans l’Université américaine où je l’ai envoyée, n’est pas gênante. Je lui ai écrit un mot pour lui annoncer que je ne tenais pas à la voir pendant les vacances et qu’elle prît ses dispositions pour les passer en Amérique. Elle va encore dire que je ne l’aime pas, tant pis. Il est vrai que l’amour paternel ne m’étouffe pas. Je me souviens encore du scandale que j’ai fait le jour où mon célèbre collègue Lefleau, m’a montré avec orgueil son fils en me disant : « Voilà ce que j’ai fait de mieux », je lui ai répondu :

— Le premier imbécile venu aurait pu en faire autant.

On m’a traité de monstre. Ma réponse était pourtant d’une indiscutable vérité.

16 mai

J’ai passé la matinée à couvrir d’équations mon papier. Un champ magnétique circulaire serait préférable au champ rectiligne que j’ai employé jusqu’à présent. Il me semble qu’il n’y a aucun obstacle s’opposant à la réalisation d’un champ tournant. Je viens de dicter une longue lettre pour Adrien en lui demandant de prendre ses dispositions dans ce sens. Ajoutant des croquis dans la marge, j’ai regretté mon impuissance à dessiner : mes figures ressemblent à des barbouillages d’enfant. N’importe, Adrien comprendra. Et cela fera mieux dans les vitrines des collectionneurs de l’avenir, si je réussis…

À titre de détente, une petite flânerie dans Paris a occupé le reste de mon temps. Je me sens plus que jamais étranger aux humains depuis que j’ai pris la décision de me retrancher de leur compagnie. À diverses reprises j’ai éclaté de rire devant le spectacle que m’offraient mes semblables, comme s’ils avaient été des animaux d’une autre espèce. Puis j’ai soupiré devant ces files de livres qui pourrissent sur les quais en témoignant de tant de labeur inutile, devant ces traînées de menu peuple qui, aux heures prévues, s’écoulent de la porte des bureaux à la bouche des métros, devant ces jeunes personnes rieuses et stupides dont la vision de l’univers ne dépasse pas la glace de leur sac à main. Tout m’a semblé petit : l’homme, la femme, la Seine, la tour Eiffel. En songeant à la monotonie de la destinée humaine depuis l’âge des cavernes jusqu’à ce jour, j’ai fini par bâiller d’ennui.

Sur le chemin du retour, je réfléchissais à l’ordre logique dans lequel il convenait de poursuivre mes expériences à Chantambre, quand, tout comme un savant d’opérette, j’ai failli être renversé par un taxi sur le boulevard Saint-Germain. Après avoir roulé dans sa tête les plus vastes ambitions, finir sous la rubrique : Écrasé sur un passage clouté, quelle dérision ! C’est un avertissement, ma place n’est plus ici.

17 mai

Longue séance à la bibliothèque de l’École supérieure d’électricité, et à la Sorbonne dans le laboratoire du Corbeau. Il expérimente avec le plus gros électroaimant du monde. Je fais aussi bien que lui, mais il n’en sait rien. J’ai annoncé un peu partout mon départ pour Sumatra. On m’a trouvé l’air déjà lointain. La situation politique paraissait troubler tous mes interlocuteurs. Comme, fidèle à ma résolution, je n’avais lu aucun journal, je m’en suis tiré avec mes propos ordinaires :

— Depuis que l’homme est sur terre, émeutes, révoltes, guerres, révolutions et massacres de tout genre n’ont cessé de se succéder. Si tout le monde avait attaché aux agitations de ces enfants terribles l’importance qu’eux-mêmes leur donnaient, nous en serions encore aux silex du premier âge. Il faut s’abstraire de tout cela. Je plains les gens qui ne peuvent travailler sous prétexte que Rome brûle. Au fond ce sont des badauds impuissants et paresseux qui se laissent attirer par ce qui se passe à la fenêtre.

Pour toute réponse on sourit, sans trop me prendre au sérieux à cause de ma réputation d’original.

Les derniers détails de mon déménagement m’ont ensuite occupé. Je me suis procuré tout un équipement d’électricien, une paire de chaussures de chasse pour me promener dans la campagne, et j’ai renouvelé tout mon matériel de dissection. Mis en goût par ces dépenses, j’ai été jusqu’à acheter, en passant devant une vitrine des Champs-Élysées, un chien, un grand briard noir. Il s’appelle Puce. À la campagne, il pourra m’être utile. Maurice, le fils de ma gouvernante, qui me sert de chauffeur, s’en occupera durant ces derniers jours à Paris. Quand on commence à regarder les devantures des magasins, on est perdu, on a envie de tout. Il est curieux que les hommes qui sont si laids fabriquent des objets si beaux.

L’excitation dans laquelle m’ont mis tous ces préparatifs a empêché que je m’endorme sur le coup de minuit comme je fais d’habitude. Ma secrétaire congédiée, je me suis remis à ce journal dans mon bureau désert, et je songe.

L’idée, l’étincelle qui a enfanté tout ce beau feu de recherches dans lequel je vais me jeter avec délices, remonte au moins à vingt ans. Bien des savants prétendent ne pouvoir se rappeler les conditions dans lesquelles prirent naissance leurs découvertes. Il n’en va pas de même pour moi. C’était à l’époque où dans ma chambre d’hôtel, Au petit Ritz, à Montrouge, je préparais ma thèse sur Les variétés de sudation dans la région coccygienne des mammifères supérieurs. Un dimanche après-midi, pour me changer les idées et échapper au bruit des orchestres populaires qui s’emparaient des trottoirs, je me mis à lire, dans une de ces feuilles hebdomadaires comme il en paraissait alors, un article de vulgarisation scientifique sur l’atome. L’auteur décrivait les électrons tournant autour du noyau de l’atome et insistait sur le vide énorme qui règne au sein de la matière. « Si nous nous représentions, disait-il, le noyau de l’atome d’hydrogène comme un petit baril placé sur la place du Parvis-Notre-Dame, l’électron serait une tête d’épingle décrivant autour du baril un cercle qui passerait par Chartres. » J’étais allé trois jours plus tôt à Chartres pour l’enterrement de ma mère, et, au temps qu’avait mis l’autocar, je pouvais nettement voir se matérialiser la distance en question. Que la matière fût ainsi en majeure partie faite de vide, m’avait longtemps donné à rêver ce dimanche-là.

Mais l’étincelle devait attendre des années, en veilleuse dans un coin de ma mémoire. Entre-temps, j’étais devenu interne des hôpitaux, docteur. Je cumulais, je faisais ma licence ès sciences. Un soir, entrant incidemment à un cours d’astrophysique au Collège de France, j’assistai à une leçon sur la constitution de la masse solaire. Le professeur, le vieux père Rastex, mort maintenant depuis longtemps, disait que les atomes du centre du soleil, écrasés par des pressions fantastiques, devaient atteindre des densités inouïes, au point qu’à ce degré de compression le Mont-Blanc pourrait tenir dans une valise !

Mettre le Mont-Blanc dans une valise ! Une flamme a jailli de la petite étincelle. L’idée, que le vide de la matière pouvait être vaincu, s’est présentée à moi, avec assez d’insistance, puis je me suis mis à penser à autre chose, repris par la vie ordinaire.

Docteur ès sciences, correspondant de divers instituts étrangers, n’exerçant plus la médecine, mais continuant à travailler dans les laboratoires de la Faculté grâce à la protection de mon vieux maître Lapébie, je continuais à faire ce qu’on appelle, – et ce que j’appelais moi-même, – une carrière. Je me poussais dans le monde, et même à côté du monde. Je reconnus alors ma fille Ethel. Sa mère eut le bon goût de mourir peu après sa naissance.

C’est avec le développement de la théorie dite de l’Univers en expansion qu’a pu se préciser, d’une manière plus scientifique, ce qui n’était jusque-là qu’une de ces idées vagues, comme j’en ai eu sans doute des milliers d’autres qui ne se sont pas signalées à mon attention parce qu’elles n’ont pas fructifié. La prodigalité des idées inutiles qu’enfante le cerveau n’est pas sans analogie avec cette profusion de semences que répand sans succès la Vie, comme je le constate mélancoliquement chaque année en voyant dans mon jardin de la rue de Varenne se détacher des trembles cette pluie de flocons blancs dont pas un ne germera. Les voies de la Nature sont partout les mêmes. C’est précisément cette réflexion qui m’a permis de faire des rapprochements intéressants.

Je disais donc que l’astronomie a découvert que les nébuleuses spirales, les mondes les plus lointains qui soient, s’éloignent de notre voie lactée à des vitesses sans cesse grandissantes, en sorte qu’il semblerait que l’Univers entier se dilatât, se gonflât comme une gigantesque bulle de savon. La cause de cette fuite des mondes est inconnue. Des théories mathématiques s’essaient à l’expliquer par une dilatation de l’espace. Habitué par mes études médicales à une vue plus physique des choses, je pensais plutôt que c’était la pression de radiation, c’est-à-dire la pression de la lumière rayonnée par les mondes, qui devait les écarter les uns des autres. Mais cette pression était cependant ridiculement faible pour justifier de pareils effets…

L’idée m’est alors venue, puisque les voies de la Nature sont partout les mêmes, de rapprocher le plus grand univers du monde infiniment petit, de l’atome.

L’astronomie avait déjà fourni un modèle de la constitution de l’atome : celui d’électrons tournant comme des planètes autour d’un soleil central. Ne pouvait-on penser que la loi de l’Univers en expansion était valable pour l’atome comme elle l’est pour les mondes d’étoiles, et que les électrons pussent se dilater, à la manière des nébuleuses spirales qui s’écartent les unes des autres, puisque, aussi bien, ces électrons pouvaient se contracter pour permettre d’atteindre ces densités inouïes de matière que l’on trouve au cœur de la masse solaire ? Autrement dit, l’atome était peut-être élastique. Mais il m’apparaissait que cette élasticité ne pouvait être démontrée dans un laboratoire, exigeant pour sa manifestation les pressions formidables qui règnent dans les masses célestes.

Les choses en étaient là, et je poursuivais, il y a quelques mois encore, des expériences d’un tout autre genre sur le traitement du grand sympathique par les champs magnétiques dans les maladies nerveuses, quand le hasard a voulu que j’expérimente sur une malade de Sainte-Anne, démente précoce dont une des manies consistait à ne pouvoir se séparer d’une boule de cuivre. Elle avait coutume d’appliquer cette boule, une petite sphère creuse, aux endroits de la peau où elle avait mal. Pour ne pas la contrarier, je lui laissai sa boule dans les mains et la fis étendre sur la table de traitement. Je concentrai le champ électrique à hauteur du sternum, et la légère chaleur qui en résulta fit que la malade porta sa main enfermant la boule contre sa poitrine. Après dix minutes d’exposition, je demandai selon l’usage à ma patiente ce qu’elle ressentait.

— Rien, me répondit-elle. Uranie gonfle.

Il me fallut un certain temps pour comprendre qu’Uranie était le nom qu’elle donnait à sa boule de cuivre.

— Elle gonfle parce que ça chauffe un peu, répondis-je.

Après deux minutes de pause, je repris le traitement pour la seconde période de dix minutes.

— Elle a gonflé encore, me dit la malade.

— Eh bien, lui déclarai-je, trempez la main dans cette cuvette d’eau, et Uranie va se dégonfler.

La fraîcheur de l’eau devait naturellement annuler la dilatation du cuivre sous l’effet de la chaleur. La malade trempa docilement sa main dans l’eau. Je remis en place l’appareil de traitement.

— Alors ? demandai-je en me retournant.

— Elle ne se dégonfle pas, me dit-elle.

— Ah ! fis-je un peu surpris.

Mais, ne voulant pas discuter avec une malade, j’ajoutai en guise de conclusion :

— C’est qu’elle a mauvais caractère.

C’est pourtant parce qu’Uranie ne se dégonflait pas, comme je le constatai lorsque, pris d’un doute, je recommençai plus tard l’expérience, – car aucun détail, même fortuit, ne doit être négligé par l’expérimentateur, – que je vais aller m’installer à sept cents kilomètres de Paris pour essayer de mener à bien dans la solitude et le secret des recherches qui pourraient bouleverser la science.

II#id___RefHeading___Toc457862054 21 mai

Me voici à Chantambre. Adrien a bien travaillé. Dans la vaste grange qui va nous servir de laboratoire, tous les appareils sont en place. Demain je pourrai me mettre à la besogne. Aujourd’hui je reconnais les aîtres et fais poser des verrous aux portes.

22 mai

Pour cette première journée, nous avons réglé le champ électro-magnétique, le champ rectiligne malheureusement, car le champ tournant nécessiterait un grand anneau que j’ai du reste immédiatement commandé. Voici comme j’ai d’abord procédé :

Le témoin est toujours une sphère de cuivre creuse. Placée dans le champ, elle gonfle, c’est-à-dire qu’elle se dilate de façon permanente. Cette dilatation n’est pas due à réchauffement du cuivre car elle est relativement considérable, atteignant un centimètre pour un diamètre initial de la sphère de cinq centimètres. J’attribue cette dilatation à l’effet conjugué du champ électro-magnétique et de la pression de l’air chaud enclos dans la sphère. Ma théorie est la suivante : La matière, placée dans le champ électro-magnétique, si elle est soumise à une pression très faible, analogue à la pression de radiation, se dilate comme font les nébuleuses de l’Univers. Ce sont les électrons planétaires de chaque atome de cuivre qui s’écartent du noyau central. Je réalise en somme en petit le dispositif qui préside à la dilatation de l’Univers.

Lorsque je perce la surface de la sphère de cuivre pour qu’elle présente un orifice, l’air intérieur, quand il s’échauffe, s’échappe librement par l’orifice. Aucune pression ne se fait alors sentir sur la face interne de la sphère et la dilatation atomique n’a pas lieu pendant l’exposition au champ magnétique. Une combinaison de la pression et du champ électro-magnétique est donc nécessaire pour atteindre le résultat.

Avant comme après la dilatation, le poids de la sphère est rigoureusement le même.

Il me fallait vérifier que la pression de l’air sur la sphère était bien en cause. À cet effet j’ai renversé mon dispositif expérimental. Au lieu d’utiliser une sphère creuse pleine d’air, j’ai pris une sphère en métal plein et l’ai placée dans une cloche pneumatique où j’ai créé un vide partiel. De la sorte je substituais à la pression de l’air chaud contenu dans la sphère une dépression agissant sur la surface externe de la sphère. Dans ces conditions, la dilatation atomique se produit parfaitement. Après trois heures d’exposition dans le champ, j’ai dilaté à douze centimètres, jusqu’à toucher les parois de la cloche pneumatique, une sphère dont le diamètre initial était de deux centimètres.

La question qui se pose maintenant est de savoir si cette dilatation est liée à la forme sphérique.

Mais c’en était assez pour aujourd’hui, je suis allé faire un tour aux environs de ma demeure avant de me coucher. Mes petites sphères d’expérience n’ont pas cessé d’occuper ma pensée pendant que je me promenais sous leurs grandes sœurs célestes. Platon parlait de la musique des sphères, je peux dire que je l’entendais à ma manière…

23 mai

J’ai pris une sphère de cuivre et l’ai martelée violemment pour lui donner l’allure informe d’un caillou quelconque.

Placé sous la cloche et soumis à l’action du champ, le caillou de cuivre s’est dilaté, lentement d’abord, puis de plus en plus vite. À l’œil, il m’a semblé que sa forme irrégulière se conservait semblable à elle-même. Mais il importait d’en être absolument sûr.

J’ai donc imaginé le dispositif suivant : Prenant un nouveau caillou de cuivre, je l’ai photographié une première fois avant l’expérience, une seconde fois après dilatation atomique, l’appareil photographique restant dans la même position. La première photographie placée dans un appareil d’agrandissement a coïncidé exactement avec la seconde. La dilatation est donc bien la même dans tous les sens. En d’autres termes : la forme se conserve. Ce point peut être d’une importance fondamentale pour la suite des recherches.

La façon dont marchent ces expériences me communique une espèce de fièvre qui m’empêche de trouver le sommeil. Pour un peu j’aurais continué à travailler toute la nuit, mais j’ai pitié d’Adrien qui n’en peut plus. Je vais siffler mon chien Puce, et faire avec lui dans la nuit une longue promenade sur le plateau. J’aurais dû l’emmener hier soir, mais je n’y avais pas songé. Je suis si peu habitué à avoir une compagnie !

24 mai

Il fallait savoir si les résultats obtenus avec le cuivre étaient valables pour les autres métaux.

Avec une sphère de fer tout a bien marché, la dilatation, un peu plus lente à mettre en train, s’est finalement produite dans d’excellentes conditions.

Je me suis alors proposé de dilater un objet quelconque en fer, en l’espèce un fer à cheval. Adrien avait eu soin de le nettoyer à fond et il brillait comme de l’acier. Sur la table d’expérience, la dilatation du fer à cheval s’est produite de façon tout à fait anormale, les deux branches du fer s’écartant l’une de l’autre et la partie centrale s’allongeant exagérément.

La forme ne se conserve donc plus et c’est indiscutablement un échec. J’incrimine le champ rectiligne dont je me sers. Dans le cas du cuivre, excellent conducteur, les lignes de force du champ viennent se modeler sur l’objet à traiter, alors qu’il n’en va pas de même avec le fer, moins bon conducteur. Si cette explication est exacte, l’inconvénient doit disparaître avec l’emploi d’un champ tournant dont l’action est indépendante de la direction prise par les lignes de force.

Durant toute la fin du jour, j’ai procédé fiévreusement au montage de l’appareil à champ tournant. Les fournisseurs de Lyon, alertés au téléphone, m’ayant fait savoir que l’anneau manquant pouvait être immédiatement pris à leur usine, j’envoie sans désemparer Maurice avec la voiture pour en prendre livraison dans la nuit et me le rapporter demain à l’aube.

Après le dîner, retournant au laboratoire où j’ai placé un éclairage digne d’une gare régulatrice, j’ai repris les expériences avec le cuivre. Au lieu d’utiliser une dépression dans la cloche, j’ai fait usage d’une surpression. Conformément à mes prévisions, le cuivre au lieu de se dilater s’est alors comprimé, une sphère de quatre centimètres a été ramenée à un diamètre de trois millimètres, son poids de 263,41 g restant rigoureusement le même. J’obtenais une toute petite bille de cuivre, extrêmement pesante, dans laquelle les atomes étaient très rapprochés les uns des autres.

25 mai

Dans la nuit, j’ai été réveillé par les aboiements de Puce : c’était Maurice qui rentrait avec l’anneau. J’ai commencé aussitôt le montage. À sept heures du matin, Adrien, ponctuel, est venu me rejoindre. À midi, l’appareil était en place, nous sommes allés déjeuner. Je crevais de faim, j’ai mangé à moi tout seul un poulet et un chou-fleur.

— L’air de la campagne profite à monsieur, a remarqué Marie.

— L’air du laboratoire, plutôt, ai-je répondu.

Mais je me réjouissais trop tôt. L’appareil à champ tournant, quand nous avons essayé de le faire fonctionner, n’était pas au point. Il a fallu tout l’après-midi pour l’aménager. La disposition du plateau d’expérience et de la cloche au centre du champ pose des problèmes mécaniques enfantins, mais qui sont lents à résoudre. Tout cela est bien agaçant.

26 mai

Le champ tournant fonctionne. Je tremblais en posant sur le plateau d’expérience un nouveau fer à cheval. Mais au bout de dix minutes, la dilatation a commencé, et, bien plus, les photographies prises toutes les cinq minutes se sont montrées rigoureusement superposables après agrandissement. La forme se conserve donc avec le fer, comme avec le cuivre, à condition d’utiliser un champ tournant.

Emporté par ce succès, j’ai décidé de passer à des expériences plus compliquées. Je n’avais traité jusqu’alors que des corps simples, le fer et le cuivre ; il fallait savoir dans quelles conditions se produisait la dilatation, lorsque l’atome se trouve engagé dans la combinaison moléculaire d’un corps composé. Brûlant les étapes, je suis allé chercher le petit cube d’agate qui me sert de presse-papier, pour le soumettre au traitement. Les silicates dont l’agate se compose sont des édifices moléculaires déjà assez compliqués.

Au début, tout a bien marché, le cube s’est dilaté de façon correcte, mais, après un quart d’heure d’exposition, il s’est fendu brusquement dans l’appareil suivant un plan diagonal. Un des morceaux soumis à nouveau à l’expérience s’est encore fendu. Je réfléchis aux causes de cet insuccès.

27 mai

Ma nuit a été pleine de réflexions fructueuses. J’avais remarqué, au cours des expériences antérieures, que la vitesse avec laquelle le corps se dilatait allait en augmentant du début à la fin du traitement. Puisque, initialement, la dilatation de l’agate marchait bien, sans doute était-ce qu’à ce moment la vitesse de la dilatation était bonne. Cette vitesse, augmentant trop vite, pouvait finir par produire le clivage du cube, clivage facilité du reste par la constitution cristalline du corps. Pour réduire la vitesse de dilatation, il fallait réduire la dépression en cours d’expérience, en provoquant une légère rentrée d’air dans la cloche.

J’ai recommencé les expériences avec ce nouveau mode opératoire, le succès a été complet. Toutes les trois minutes, la dépression qui était initialement d’une demi-atmosphère a été réduite d’un dixième. L’agate a alors supporté parfaitement la dilatation.

Nous avons dilaté ensuite un morceau de spath, un morceau de verre, une petite soucoupe de porcelaine. Qu’il s’agisse d’un corps cristallisé ou d’un corps à l’état amorphe, la nouvelle façon d’opérer donne des résultats excellents.

Demain sera le grand jour.

Ma promenade du soir m’a mené jusqu’aux premières maisons de Freissenet. Les gens semblent avoir peur quand ils me voient. Curieux pressentiment !

Puce a attrapé un hérisson et l’a à moitié dévoré avant que j’aie pu intervenir. Il est bien glouton. Il faudra que je dise à Marie de forcer sa ration de soupe.

28 mai

À peu près sûr de posséder le moyen de dilater tous les corps chimiques, je décide de passer à la dilatation des substances organiques. C’est un grain de blé que j’ai choisi pour commencer. J’avais cueilli à cet effet, la veille au soir, un épi précoce dans un des champs environnants. C’était du reste pendant ce temps que Puce mangeait le hérisson.

À huit heures, le grain de blé, dûment pesé au milligramme, était posé au centre du plateau d’expériences et photographié, puis Adrien mettait en marche l’appareil pneumatique. Le cœur m’a battu ferme durant les premiers instants, je craignais d’être victime d’une illusion. Mais bientôt il ne put pas y avoir de doute, et, à la fin de la matinée, le grain de blé avait pris dans la cloche l’aspect et les dimensions d’un pain fendu, d’une livre environ, sans en avoir le poids, bien entendu.

Tout l’après-midi, j’ai étudié au microscope la structure interne du grain de blé agrandi. Les constituants sont dilatés dans les proportions mêmes qu’ils avaient dans le grain de blé initial. La forme intérieure et les assemblages internes se conservent. Rien ne paraît s’opposer à ce que nous tentions la dilatation d’une plante organiquement constituée.

29 mai

J’ai jeté mon dévolu sur un pied de violettes, comportant trois fleurs, deux boutons, six feuilles et des racines qui ont été lavées soigneusement. Puisqu’il s’agissait d’un organisme vivant, j’ai recommandé à Adrien d’opérer avec la plus grande lenteur. Il a commencé si prudemment que pendant une heure rien ne s’est passé. Enfin la violette a pris peu à peu les proportions d’un cyclamen, d’une pensée, puis d’une azalée. Hélas ! les fleurs se fanaient à mesure que l’expérience se prolongeait. Elles se dilataient, mais la vie se retirait d’elles !

À la réflexion, il me parut qu’un pied de violettes non soumis à l’expérience se fût peut-être fané dans le même temps. Je n’en savais rien, ayant peu l’habitude des fleurs. Dans l’après-midi, nous avons donc recommencé en disposant une violette témoin dans un verre d’eau à côté de l’appareil. Le nouveau pied de violettes placé sous la cloche a pris en deux heures les proportions d’un géranium, mais à la sortie de l’appareil les fleurs se sont fanées, alors que la violette témoin restait vivace.

Il était trop beau d’espérer que la vie pût se conserver au cours d’une transformation pareille. Je n’en suis pas moins d’une humeur de dogue, et Puce en a supporté les conséquences. J’ai refusé de l’emmener pour la promenade du soir : sa joie et ses gambades m’auraient fait mal à voir.

30 mai

Tandis qu’Adrien recommence l’expérience avec de simples fougères, estimant que nous avons été trop vite en besogne en nous adressant tout de suite à des phanérogames (pourquoi ne prend-il pas des bactéries pendant qu’il y est ?), je réfléchis qu’il serait intéressant de savoir à quel moment de la dilatation disparaît la vie, mais que l’instant de la mort du végétal est difficile à établir. Pour connaître avec plus d’exactitude cet instant, il faudrait s’adresser à un organisme plus évolué. Loin donc de revenir en arrière comme le propose Adrien, je décide au contraire de pousser plus avant et de passer à des expériences sur des animaux.

Malheureusement, nous n’avons pas de cobayes, encore que j’aie téléphoné à Lyon pour en demander douze douzaines. Mais, ne me sentant pas la patience de les attendre, je me suis rappelé opportunément qu’une des lapines du clapier de Marie venait de mettre bas six petits et que nous pouvions expérimenter sans tarder avec ces lapereaux.

Placé sous la cloche, l’animal affolé s’est mis à tourner dans tous les sens. Il était impossible de commencer dans ces conditions. Je l’ai retiré et lui ai fait une piqûre anesthésiante. Le corps fut alors placé sur le plateau. J’ai projeté un spot lumineux sur la poitrine de la bête pour pouvoir suivre à l’œil nu les battements du cœur. Nous avons commencé ensuite à mettre en action le champ tournant avec une sage lenteur et une très faible dépression. Le cœur battait toujours. Au bout d’une heure, l’animal avait grossi d’un tiers environ, le cœur battait encore, et l’espoir renaissait dans le mien. Je décide alors d’arrêter là l’expérience. Nous retirons de la cloche le lapereau en passe de devenir prématurément lapin, le cœur s’arrête : il est mort.

Sans désemparer, nous recommençons avec un de ses frères, en prenant plus de précautions encore, et en poussant moins la dilatation. Même résultat : il crève à la sortie de la cloche.

Les six petits lapins y sont passés sans que nous ayons pu réussir. Je pratiquerai demain leur autopsie pour essayer de déterminer la cause de leur mort, ce qui sera le seul moyen de savoir où est la défectuosité de l’expérience.

31 mai

J’ai disséqué toute la journée les six lapins morts sans parvenir à un résultat. Tous les organes paraissent en parfait état. Le cœur, les poumons ont les dimensions normales. L’intestin, les reins ne comportent aucune lésion. Dans l’estomac de plusieurs d’entre eux, j’ai encore trouvé de la nourriture en voie de digestion. Faut-il incriminer le défaut de fonctionnement de quelque glande à sécrétion interne ? Je me perds en conjectures.

En désespoir de cause, j’ai prélevé le sang de quelques lapins pour le faire analyser. Maurice est parti ce soir pour le porter à Lyon et me ramener les cobayes.

Adrien, que j’ai interrogé sur l’ardoise à la manière habituelle puisqu’il est sourd-muet, m’a répondu de son écriture appliquée qu’il faut reprendre les expériences avec des organismes rudimentaires. C’est son idée, il y tient. De guerre lasse, je l’ai autorisé à préparer quelques bouillons de culture de microbes.

Quant à moi, je suis parti pour ma promenade hygiénique du soir. En passant devant la niche de Puce, je l’ai appelé, mais il a refusé de venir. Sans doute boudait-il parce que depuis plusieurs soirs j’étais sorti sans lui ? Tant pis, je suis allé seul jusqu’aux environs de Freissenet en profitant des dernières lueurs du couchant qui était magnifique. La mécanique des choses marche sans accrocs, elle !

1er juin

Journée extraordinaire et des plus importantes. Mais prenons les faits dans l’ordre.

J’achevais de m’habiller quand on frappa à ma porte : c’était Marie, avec une mine décomposée :

— Le chien de monsieur, le chien de monsieur…

— Eh bien ? fis-je.

— Il est mort, crevé.

Je l’ai accompagnée à la niche. Puce était bien mort dans sa longue fourrure étalée comme un linceul noir.

Marie soupirait :

— C’est ma faute, monsieur, c’est ma faute…

Cette façon qu’elle a de répéter toujours deux fois ce qu’elle dit quand elle est émue, m’agace.

— Allez-y, expliquez-vous.

— Ce sont les restes des lapins de monsieur. Je ne savais pas. Pour qu’ils ne soient pas perdus, je les ai donnés au chien. Je ne pouvais pas deviner que monsieur les avait empoisonnés. Monsieur ne m’avait pas prévenue.

Puce était donc mort pour avoir mangé les restes des lapins. Brusquement, l’idée m’est venue que j’apprendrais peut-être quelque chose sur la mort des lapins en analysant leurs effets posthumes et j’ai fait porter le cadavre de Puce sur la table de dissection.

Cette fois, l’autopsie fut révélatrice : Puce était mort d’une obstruction intestinale. J’ai retrouvé dans l’intestin grêle les morceaux des lapins : il en avait trop mangé d’un coup. Mais après quelques instants d’examen, j’observai qu’à part les effets de la mastication très sommaire de Puce, la chair des lapins était restée rose, ne portant aucune trace d’un début de digestion. Pourquoi le suc gastrique n’avait-il pas agi ? Soudain, ce fut la lumière !

La chair des lapins soumis à la dilatation atomique ne pouvait pas être attaquée par le suc gastrique, parce qu’il y avait une différence de constitution atomique entre le lapin dont les atomes étaient dilatés et le suc gastrique du chien dont les atomes étaient normaux. Les réactions chimiques ordinaires ne pouvaient plus se produire entre un corps dilaté atomiquement et un corps normal. Mais dès lors, si mes lapins mouraient au sortir de la cloche, la raison en était que, dans l’air normal, leur respiration ne pouvait plus produire les effets ordinaires. L’oxygène de l’air ne se fixait plus sur l’hémoglobine du sang dilaté et les lapins mouraient tout simplement d’asphyxie. Je tenais là l’explication tant cherchée. J’appelai Adrien, oubliant qu’il était sourd ; je me précipitai au laboratoire : la caisse de cobayes venait d’arriver.

Séance tenante j’ai commencé l’expérience sur un cobaye. Au bout de deux heures, il était gros comme un lapin angora. Mais au lieu de le mettre à l’air libre, je l’ai laissé sous la cloche qui contenait l’air dilaté en même temps que lui par l’expérience. Alors, j’ai eu la satisfaction prodigieuse de voir le cobaye, échappant peu à peu à l’effet de la piqûre anesthésiante, se mettre à trotter, comme un lapin, c’est le cas de le dire, dans la cloche.

— Oui, mais il va mourir de faim dans quelques jours, écrivit Adrien sur l’ardoise.

Je fis non de la tête. Il suffisait d’alimenter la bête avec des aliments soumis au même degré de dilatation qu’elle. Adrien a fait aussitôt le nécessaire pour soumettre à la dilatation atomique quelques carottes et les a glissées sous la cloche. L’animal a paru les manger avec plaisir. Tout le reste du jour je l’ai tenu en observation, et au soir j’ai pu voir sur la table d’expérimentation quelques crottes, indices d’une digestion parfaite. Jamais crottes ne m’ont fait tant de plaisir !

Sans détruire la vie animale, on peut la soumettre à la dilatation atomique. Victoire ! Victoire !

2 juin

J’ai cherché à mettre aujourd’hui de l’ordre dans les résultats acquis.

Un corps vivant, atomiquement dilaté, reste sensible à tous les effets mécaniques : chocs, coups, blessures, etc., mais est inapte aux réactions chimiques avec les corps de l’espace normal. Il ne réagit qu’avec les corps soumis à la même dilatation que lui, et qui sont dans les mêmes rapports de dimensions atomiques.

Qu’en peut-il résulter pour l’animal dilaté ? Le toucher qui ne fait intervenir que des réactions mécaniques doit être conservé. Par contre, l’odorat et le goût, qui demandent une dissolution chimique des molécules à respirer ou goûter, doivent avoir disparu. Pour la vue, la lumière agit sur les cellules rétiniennes par voie photochimique, donc le cobaye doit être aveugle…

À ce point de mes conclusions, j’ai eu froid dans le dos. À quoi bon créer des animaux aveugles ? Un doute m’est cependant venu. Il fallait recourir à l’expérience souveraine. J’ai bondi au laboratoire, une torche électrique à la main. L’animal a réagi nettement, s’enfuyant à l’autre bout de la cloche. Donc, il voit. L’action de la lumière sur la rétine est ainsi au premier chef une action mécanique plus que chimique : c’est le choc mécanique des photons de lumière contre les cellules nerveuses qui produit la vue. Il est cependant probable qu’un effet chimique intervient ultérieurement pour assurer la persistance de l’impression lumineuse. Cet effet ne doit pas se produire pour le cobaye. Il ne pourra pas aller au cinéma, mais cela n’a pas d’importance.

Poursuivant mes réflexions, je m’aperçois que lorsqu’on descend vers des phénomènes de plus en plus ténus, la distinction entre effets mécaniques et effets chimiques devient de plus en plus délicate à faire. Tout cela est passionnant. Il va falloir soumettre les cobayes à une série de tests pour connaître leurs nouvelles facultés, et aussi poursuivre les expériences de dilatation dans la série animale. Il m’est impossible de penser à autre chose au monde qu’à mon laboratoire. Je ne tiens plus en place, et cette excitation serait préjudiciable à la bonne conduite des expériences si, heureusement, Adrien ne faisait preuve d’un sang-froid de minéral.

III#id___RefHeading___Toc457862055 1er juillet

Durant toute la fin du mois dernier, je n’ai pas distrait une minute de mon temps, tout entier consacré au laboratoire, pas même pour tenir ces notes à jour. J’ai à peine dormi cinq heures par nuit.

Mes cobayes sont transformés en une belle collection de monstres. Il en est deux, gros comme des moutons ; d’autres qui ont été comprimés jusqu’à avoir la taille de souris. Évidemment, il y a eu du déchet. Il a fallu déterminer par expérience dans quel rapport deux corps dilatés, ou comprimés, pouvaient encore entrer en réaction chimique. La proportion est de 20 pour cent. C’est-à-dire qu’un animal dilaté de seulement 20 pour cent peut encore respirer à l’air normal et manger des aliments ordinaires. Pour une dilatation plus grande, il faut lui fournir un air dilaté et une nourriture spéciale.

Pour la nourriture, pas de difficultés, il n’est guère plus difficile de la préparer que de soumettre des aliments à la cuisson ordinaire. Mais pour la respiration, il faut conserver la bête sous une cloche pleine d’air dilaté, et là est le gros obstacle que je cherche à tourner. Je voudrais obtenir des animaux dilatés, pouvant vivre en liberté.

J’ai tenté d’imaginer un masque assurant automatiquement la dilatation de l’air lors de la respiration : cela a bien coûté la vie à une cinquantaine de cobayes. J’essaie en ce moment un autre procédé consistant à transfuser du sang d’un animal normal à la bête dilatée.

Cependant, fidèle à ma tactique qui consiste à aller toujours de l’avant, je compulse les catalogues de ménageries pour me procurer des singes. J’observe en même temps une certaine réserve d’Adrien à mon égard. Il a deviné la suite de mon programme, et semble avoir peur. Pourquoi ? La domination de l’homme sur la Nature est normale. Il faut toujours aller jusqu’au bout de ses pouvoirs.

2 juillet

En allant moi-même à Aubenas pour acheter du grillage, afin de construire une cage destinée à mes futurs singes, j’ai fait une rencontre que je qualifierais de providentielle si je croyais à la Providence.

Je me dirigeais vers une grande quincaillerie de l’endroit, quand, en traversant la place du Marché, je vis qu’on apposait des affiches : il s’agissait d’une représentation qu’allait donner le surlendemain un de ces petits cirques ambulants, comme il en existe en province. Le programme indiquait que l’on verrait la cavalerie de l’écuyère Volga, le fantaisiste-trapéziste Chaubloc, l’étincelante chanteuse acrobatique Lola de Valence et le clown Jo-Jo avec le nain Atlas.

Inutile de dire ce qui, dans ce programme a retenu mon attention. J’irai à la représentation.

3 juillet

La question de la vie à l’air libre des animaux dilatés continue à me préoccuper. La méthode des injections de sang dans l’intervalle des dilatations successives donne des résultats très irréguliers dus sans doute aux phénomènes accessoires résultant de l’interaction des sérums sanguins qui ne sont pas forcément en harmonie. Elle est longue et délicate, mais je n’en vois pas d’autre. J’ai encore fait crever quelques dizaines de cobayes dans ma journée d’aujourd’hui.

4 juillet

Tout me sourit. Je suis né sous une heureuse étoile.

Je reviens du cirque. Les meilleures places coûtaient trois francs, j’étais au premier rang le long de la piste. Peu m’importaient les chevaux et de savoir si la chanteuse acrobatique avait le charme attendu d’un bijou rose et noir, je n’avais d’yeux que pour le nain Atlas, assistant le clown Jo-Jo durant les intermèdes entre les numéros. Il est bien fait, sans infirmité, ne mesure pas beaucoup plus d’un mètre.

Pendant l’entr’acte, au lieu de visiter les écuries, j’ai demandé à voir le propriétaire du cirque : c’était le trapéziste Chaubloc. J’ai fait état de ma qualité de médecin, d’études que j’avais faites sur les nains, pour en venir à lui dire que son collaborateur Atlas avait retenu mon attention. Le petit est venu se joindre à nous, avec sa gueule enfarinée et son costume de clown. Il a vingt et un ans et n’espère plus grandir. J’ai donné rendez-vous aux deux hommes au café du Progrès, après la représentation. Les choses n’ont guère traîné. Au bout d’une demi-heure, j’étais acquéreur du nain Atlas pour dix mille francs.

Je l’ai assuré qu’il serait bien traité, toucherait une mensualité honorable, et aurait auprès de moi le rôle de compagnon et de bouffon que jouaient autrefois ses pareils à la cour des grands personnages. Le cirque quittant Aubenas demain matin, ma nouvelle acquisition sera à Chantambre demain après-midi. J’ai dit à Marie de préparer une chambre pour un invité.

5 juillet

La journée a mal commencé. Je m’étais pourtant levé d’excellente humeur, de trop bonne humeur, car j’en profitai pour ouvrir les deux paquets de courrier mensuel envoyés par ma secrétaire et que j’avais jusqu’alors négligés. Les miasmes du monde dont je me suis retranché se sont aussitôt dégagés de cette lecture. Ce ne sont qu’inquiétudes et lamentations. Tous ces pauvres gens semblent vivre dans la crainte de je ne sais quel chambardement. Mais, si chambardement il doit y avoir, il ne viendra pas du côté où ils regardent : ils prennent les rides de la surface et les vaines agitations de leur multitude pour des lames de fond que nous autres préparons dans le secret des profondeurs. Nul ne le sait, mais Chantambre est peut-être en ce moment le point le plus dangereux pour l’avenir du globe. Et ces pauvres fous ne se préoccupent que de ce qui se passe au-delà des frontières !…

Le nain Atlas est arrivé. Tout son bagage tenait dans deux petites valises en fibrine. Il semblait triste et inquiet. Il faut qu’il s’acclimate. Il mangera avec Marie. Celle-ci m’a dit :

— Je vois ce que c’est, monsieur veut remplacer son chien. Comment s’appelle-t-il celui-là ?

— Atlas, ai-je répondu.

— C’est bien ce que je pensais, a-t-elle marmotté.

Elle doit trouver que ce n’est pas un nom chrétien.

12 juillet

J’étais un imbécile, je le suis peut-être encore, mais je viens de doubler un cap difficile. Pourquoi n’avais-je pas songé plus tôt à la faculté d’adaptation des organismes vivants ? Il a fallu, pour me le rappeler, que je voie peu à peu Atlas s’habituer à la sévérité de ma demeure. Les expériences de la dernière semaine m’ont permis de découvrir le procédé très simple qui permet de faire respirer à l’air normal les cobayes dilatés, il suffit d’opérer graduellement et lentement pour que l’organisme s’adapte. Atteinte une première dilatation de 20 pour cent au-delà de laquelle les interactions chimiques ne se produiraient plus, il faut laisser le cobaye s’habituer à son nouvel état pendant plusieurs jours. Après quoi, on peut reprendre une nouvelle dilatation de 20 pour cent au bout de laquelle il peut encore respirer à l’air normal, et ainsi de suite.

Tous nos sujets ont maintenant pu sortir des cloches pneumatiques où nous devions les conserver, ce qui a permis de débarrasser un peu le laboratoire. Nous avons sept cobayes géants de taille quintuplée, et trois cobayes infra-nains réduits au vingtième. La sensation est curieuse de tenir dans sa main une de ces petites souris blanches, longue d’à peine un centimètre, et qui pèse plus lourd que le plus lourd métal.

Durant cette semaine, une autre de mes tâches, presque aussi délicate que la première consiste à apprivoiser Atlas. Je l’emmène chaque soir, lors de ma promenade habituelle. Ma compagnie ne vaut probablement pas celle des forains, car il reste un peu taciturne, à moins que son caractère ne soit naturellement triste comme à l’ordinaire celui des clowns. Ce soir, j’ai mis avec délicatesse la conversation sur son infirmité. Il est resté muet d’abord, puis a finalement soupiré :

— C’est terrible de ne pas être comme tout le monde !

J’ai souri dans l’ombre, car là était précisément la confidence que je voulais obtenir. Je lui ai dit que j’étais un grand médecin, et que je connaissais peut-être des moyens de le guérir. Il m’a opposé un démenti, ajoutant :

— D’ailleurs maman avait tout essayé pour me guérir.

Je fus surpris de l’entendre parler de sa mère. Je lui ai demandé où elle était.

— Morte, a-t-il répondu.

Un peu interdit, j’ai dit au hasard :

— La médecine a fait de grands progrès pendant ces derniers mois.

Ce n’était pas si bête.

13 juillet

Entrant au laboratoire, j’ai trouvé ce matin un air étrange à Adrien. Je l’interroge du geste, il écrit :

— Vous avez tort.

— À propos de quoi ?

Il a eu alors un mouvement de tête vers la porte de la cour où se promenait Atlas.

Je me suis mis en colère, avec de grands gestes, les seuls qu’il puisse comprendre. J’entends rester juge de ma conduite et de la direction à donner aux expériences. Adrien, avec ce calme irritant des infirmes et des petites gens, a alors écrit :

— Et son âme ?

Du coup, j’ai pris la craie et j’ai répondu en majuscules :

— IDIOT. TU ES COMPLÈTEMENT IDIOT.

Je me doutais qu’Adrien nourrissait des idées de vieil idéaliste. Il faut bien qu’il se console de son infirmité avec quelque chose. Pour lui montrer que sa sortie avait été sans effet sur moi, je lui ai donné l’ordre de préparer la grande cloche de deux mètres dont il devine bien à qui je la destine, et j’ai décidé d’essayer cette cloche sur-le-champ.

Désireux d’expérimenter avec un autre animal qu’un cobaye, j’ai prélevé dans le poulailler de Marie un petit coq de Barbarie très vif et très gracieux. Pendant qu’Adrien mettait en place la grande cloche et élargissait le champ – il fallait pour cette expérience utiliser toute la puissance dont nous disposions – j’ai anesthésié l’animal, puis l’ai pesé et mesuré. Il comptait vingt-trois centimètres de la crête à l’ergot.

Au bout d’une demi-heure la dilatation atteignait 20 pour cent. Adrien se proposait d’arrêter pour passer à la phase ordinaire d’adaptation, mais désireux de pousser rapidement l’expérience qui n’avait d’autre but que de vérifier le bon fonctionnement de la cloche, j’ai manœuvré les robinets pour introduire une nouvelle dose de chloroforme, et prolonger l’anesthésie. Une heure s’est écoulée, le coq toujours endormi, mais vivant, devenait magnifique. Souhaitant aller à la limite des possibles, j’ai poursuivi le traitement. À la fin de la journée, j’obtenais un coq de Barbarie emplissant presque ma cloche de deux mètres. J’ai laissé l’animal se réveiller tout seul sur le plateau. Il s’est dressé : l’effet était saisissant, un coq à l’échelle de Saint-Pierre-de-Rome ! Il a essayé d’écarter les ailes, mais les parois de la cloche l’en ont empêché. Puis, tout d’un coup, ce fut un bruit de tonnerre : le coq géant chantait !

Les actions mécaniques, toujours possibles chez le sujet dilaté, se trouvent amplifiées par ses dimensions mêmes. Le coq chantait à faire trembler les vitres. C’était vraiment l’éveil d’un jour de gloire : mon coq d’Austerlitz ! Puis j’ai craint qu’il n’attirât l’attention de Marie, et il ne pouvait par ailleurs être question de conserver secrètement un animal de cette taille. J’ai donc soulevé la cloche. Ce fut instantané : le coq s’est aplati comme une galette. J’aurais pu le prévoir. Son organisme, dilaté dix fois, offrait une surface centuplée qui ne pouvait résister sans adaptation à la pression atmosphérique.

En me promenant ce soir avec Atlas je lui ai demandé incidemment, et comme n’attachant pas d’importance à la question :

— Aimerais-tu que j’essaie de te guérir ?

Il n’a pas répondu.

14 juillet

En voici bien d’une autre !

Je dormais encore quand un bruit inhabituel, près du portail d’entrée, m’a éveillé. Des rumeurs montent, indiquant qu’il se passe quelque chose. Je descends et trouve Maurice très excité ; sa mère, Marie, les yeux hors de la tête, s’écrie : « C’est la guerre ! » L’ordre de mobilisation générale est donné, le tocsin sonne, les affiches sont apposées dans les villages : ce sont les mobilisables de Freissenet qui, en se rendant à Privas, nous apportent des nouvelles. Je me refuse d’abord à croire à l’événement. Un coup de téléphone à Privas me le confirme.

La guerre ! Ainsi toutes les inquiétudes dont témoignaient les gens durant ces derniers temps n’étaient pas sans fondement. Je ne peux m’empêcher de penser qu’ils ont enfin obtenu ce qu’ils voulaient : cette espèce d’excitation collective qui semble nécessaire de temps à autre aux organismes sociaux, comme un stimulant est parfois nécessaire à l’individu. Il ne leur faut rien moins que la perspective d’un massacre général pour les sortir de leur torpeur habituelle.

Quant à moi, ma décision est prise : je ne bouge pas. Mon âge me le permet, et je ne vais pas me laisser troubler par ce qui se passe autour de moi quand mes travaux deviennent passionnants. Adrien, qui est réformé, me restera. Atlas n’a pas la taille voulue pour être conscrit. Seul Maurice devra rejoindre le deuxième jour. Je conduirai la voiture moi-même, et ce sera tout. Mettons-nous au travail comme si de rien n’était…

Mais, si coupés que nous soyons du monde extérieur, la fièvre environnante semble vouloir nous gagner. Des charrettes, des camions passent à chaque instant sur la route naguère déserte. Marie demande à prendre la voiture pour aller acheter des objets pour son fils. Le téléphone sonne et m’appelle de Paris. Je fais dire que je suis absent. Je me réfugie encore au laboratoire. Bruit assourdissant : une escadrille d’avions survole le plateau. Même ici, je n’ai plus la paix. Patience, tout ce beau feu se calmera quand ils commenceront à mourir.

Au total, une journée perdue.

15 juillet

J’ai tout de même dit qu’on m’apporte des journaux. C’est la frontière de l’est une fois de plus en feu, à la suite de cette affaire de Hollande qui couvait depuis trois mois. Trois mois pendant lesquels je n’ai pourtant pas perdu mon temps, mais eux non plus ne le perdaient pas, ces pauvres fous d’hommes : c’est maintenant qu’ils vont commencer à le perdre.

On est déjà venu réquisitionner mon automobile et demander si je n’avais pas de chevaux. Rien ne va plus dans les transports et Dieu sait quand je recevrai les singes que j’ai commandés !

Atlas est très ému par tout ce qui arrive. Il va sur le chemin pour regarder passer les mobilisables, sort de sa réserve pour me poser des questions sur la guerre, les avions, les tanks. Il m’a confié ce soir qu’il avait le cœur gros de ne jamais être bon à rien, pas même à être clown depuis qu’il est ici.

La pensée m’est venue de profiter de l’élan d’enthousiasme qui passe sur le pays.

— Tu pourrais peut-être essayer un traitement pour grandir ? ai-je proposé.

— Je pourrais devenir comme tout le monde ? m’engager ? a-t-il dit.

J’ai fait : « Oui, peut-être… »

— Mais où ? Comment ?

— Ici, si tu veux, dans quelques jours, nous pourrions essayer…

Tout de suite, il a dit : « Je veux bien. »

Je ne suis pas un assassin, et j’ai tenu à le mettre en garde :

— Le traitement est nouveau, et peut ne pas réussir. Il peut aussi y avoir des risques imprévisibles quoique, à vrai dire, je ne le pense pas. Mais mon devoir est de t’en avertir. C’est à toi de voir si toute ta vie tu veux rester un nain, ou courir ta chance.

— Au fond, m’a-t-il dit, c’est comme la guerre. On part, mais on peut être tué.

— Cela même.

— Eh bien ! ce sera comme si j’étais à une première bataille, a-t-il conclu.

16 juillet

Désireux de ne pas traîner les choses en longueur, j’ai annoncé à Adrien qu’Atlas était consentant et que nous allions le soumettre au traitement. Il n’a pas protesté mais m’a lancé un regard lourd de réprobation. Je l’ai supporté avec un parfait détachement.

Toute la journée nous avons préparé les appareils et mis au point le fonctionnement de la grande cloche. J’ai disposé un microphone à l’intérieur pour pouvoir suivre les battements du cœur du sujet. De plus, un dispositif, permettant de régler de l’extérieur le masque d’anesthésie, a été aménagé. Adrien a apporté à la vérification des appareils électriques et de la pompe à vide un soin méticuleux auquel je dois rendre hommage. Ce soir tout est prêt. Nous commençons demain matin. Je me suis abstenu de me promener avec Atlas, sans savoir bien pourquoi. La nuit était belle et silencieuse, les étoiles semblaient attentives. Et dire qu’ils font la guerre !

17 juillet

Quand Atlas est entré dans le laboratoire où il pénétrait pour la première fois, il s’est arrêté tout intimidé et tremblant devant les appareils dont les formes bizarres lui faisaient peur. Je l’ai rassuré et lui ai demandé de se déshabiller. Il a dû vaincre un mouvement de pudeur enfantine, mais a obéi.

Nous l’avons pesé, mesuré, photographié. Sa taille est de 1,08 m. J’ai mis au point les appareils de repérage de la distance, et j’ai tracé sur sa poitrine deux repères distants de vingt centimètres afin de contrôler très exactement la dilatation. Le fonctionnement du microphone pour la surveillance du cœur a été vérifié. Enfin nous l’avons enduit d’une légère couche de vaseline, précaution imaginée par Adrien, et qui permet de régulariser l’effet de la dépression sur le corps, en isolant de l’air ambiant les gaz occlus dans l’organisme et qui, restant à la pression atmosphérique contribuent à assurer la dilatation atomique.

Si j’avais été assuré qu’il restât parfaitement immobile, j’aurais pu ne pas l’endormir, mais, ignorant si l’opération n’est pas douloureuse, j’ai préféré une anesthésie légère. Je l’ai donc conduit dans la pièce voisine pour l’endormir. La chose faite, aidé d’Adrien, je l’ai ramené sous la cloche pneumatique. Nous avons fait le vide requis de quatre dixièmes d’atmosphère, j’ai coiffé le casque écouteur des battements du cœur, et donné l’ordre de mettre en marche le champ tournant.

Un dernier regard d’Adrien s’est croisé avec mon regard. Il a compris que je ne reculerai pas et a abaissé la manette du commutateur. Puis il a pris place devant le tableau des instruments de réglage, car il est très important de régler la dépression et de la réduire à mesure qu’augmente la vitesse de dilatation du patient.

Voici les notes que j’ai prises sur mon bloc pendant la séance :

9 h 12. – Fermeture du contact établissant le champ. Léger tressaillement du sujet. Cœur régulier : 82 pulsations.

9 h 17. – Rien de perceptible pendant ces cinq premières minutes. Le cœur passe à 88 pulsations.

9 h 19. – Tressaillement des muscles de la face, respiration un peu accélérée. Crispation des orteils. J’augmente un peu l’ouverture du robinet de chloroforme. Détente chez le sujet.

9 h 30. – Je fais augmenter la dépression de deux dixièmes d’atmosphère. Le sujet est calme. Dans le silence de laboratoire on n’entend que le très doux ronronnement de la machine électrique.

9 h 32. – Il semble que les repères thoraciques se déplacent.

9 h 33. – La distance des repères a augmenté de 2 mm. Je me tourne vers Adrien pour lui adresser un sourire silencieux. Il sue à grosses gouttes.

9 h 40. – Deux nouveaux millimètres gagnés. Le cœur bat à 72. Le sujet est parfaitement immobile.

10 h 15. – Tandis que je fais diminuer graduellement la dépression, la dilatation augmente, l’extension des repères atteignant 1,4 cm.

10 h 23. – La distance des deux repères est maintenant de 22 cm, ce qui correspond à 10 pour cent d’allongement, proportion que j’ai décidé de ne pas dépasser au cours d’une première séance. L’ensemble du corps, de la tête aux pieds, a dû gagner dix centimètres environ. Je fais couper le courant, le cœur se met à battre plus vite. De l’extérieur de la cloche, je débarrasse le sujet de son masque à chloroforme. J’attends le réveil.

10 h 29. – Le sujet ouvre les yeux. Le regard est fixe. Il semble ne pas voir.

10 h 32. – Sujet toujours immobile. Je suis inquiet et lui fais à travers la cloche un signe d’amitié. Il sourit, donc il voit. Je pousse un soupir de soulagement.

10 h 33. – Je frappe du doigt deux coups sur la cloche. Le sujet tourne légèrement la tête, donc il entend.

10 h 35. – Je fais signe au sujet d’essayer de se lever sur son séant. Il essaie d’obéir, donc il comprend, signe que les fonctions intellectuelles ne sont pas endommagées. Le patient se passe la main sur le front à plusieurs reprises et vomit : suite normale de l’anesthésie.

10 h 50. – Je donne l’ordre de laisser entrer dans la cloche cinq litres d’air normal non dilaté pour le mélanger à l’air de la cloche, qui a été soumis au traitement et se trouve dilaté atomiquement. C’est le moment critique. Accélération de la respiration du patient, le cœur monte à 120 pulsations.

11 heures. – Il a fallu dix minutes pour que le cœur retrouve un rythme à peu près normal. Cette réacclimatation à l’air normal est évidemment le point dangereux, et c’est à ce moment que crevaient d’asphyxie tous mes premiers cobayes.

11 h 15. – Sujet très calme et plus éveillé. Je fais entrer dans la cloche quinze litres d’air normal. Sursaut. Bond du cœur à 130 pulsations, se calmant toutefois rapidement. En cinq minutes, tout rentre dans l’ordre.

11 h 30. – Je laisse entrer dans la cloche une proportion d’air normal correspondant à la moitié du volume. Nouveaux sursauts, mais plus légers. Quelques frissons agitent le patient, j’ai peur qu’il prenne froid, encore que la température soit de 28°.

11 h 42. – Je fais soulever la cloche pour amener le patient à l’air libre. Le cœur monte à 132, puis se calme. La tête est agitée de soubresauts et la respiration accélérée fait entendre un bruit rauque. Je presse la main du sujet qui garde les yeux fermés, mais répond à ma pression. Nous l’enveloppons d’une couverture et le portons sur un divan.

Au bout d’un petit quart d’heure, le sujet semblait un peu mieux. Je me tenais à son chevet, je l’ai interrogé.

— Comment te sens-tu ?

— Léger à l’intérieur, lourd à l’extérieur, m’a-t-il péniblement répondu.

Je compris ce qu’il voulait dire : ses viscères dilatés lui font l’effet d’être plus légers, et ils sont en effet de moindre densité. Par contre, la pression atmosphérique s’exerçant sur la superficie agrandie de son corps, lui est plus lourde à supporter.

— Est-ce que tu vois bien ? lui ai-je demandé, revenant à mon ancienne crainte.

— Oui, j’ai les yeux qui me piquent un peu.

Versant alors un peu d’éther sur un morceau d’ouate, je lui ai demandé s’il sentait.

— Très peu, m’a-t-il répondu, ce qui confirme mes déductions.

Un peu plus tard, il m’a dit :

— Je me sens fatigué, moulu comme si j’avais fait douze sauts périlleux de suite.

Néanmoins, il a voulu essayer de se lever et, quand il a été debout, a commencé par regarder ses pieds.

— Tiens, vous avez diminué, a-t-il dit en relevant la tête.

— Non, c’est toi qui as grandi, lui ai-je répondu.

Mais il n’a commencé à le croire qu’en essayant de remettre ses habits devenus beaucoup trop courts. Sa joie m’a fait plaisir.

— Mes pieds aussi, a-t-il dit fièrement, en essayant en vain d’entrer dans ses souliers.

Sous la toise, il a 1,185 m. Je l’ai photographié et lui ai ordonné de se recoucher. Il dort en ce moment. Adrien lui préparera des aliments spéciaux pour le réveil.

En somme, c’est un vrai succès, mais je l’escomptais trop pour en tirer un plaisir exagéré. Je me proposais d’aller acheter à Atlas des habits plus grands à Aubenas, quand je me suis rappelé ne plus avoir de voiture. Avec l’assurance que me donnait la victoire que je venais de remporter, j’ai téléphoné au préfet de l’Ardèche, en déclinant mes nom et qualités. Il n’est que de parler ferme à ces gens : demain, une voiture militaire sera mise à ma disposition.

18 juillet

Nous allons laisser Atlas s’habituer à sa nouvelle taille pendant quelques jours avant de reprendre le traitement. Ce matin, il allait aussi bien que possible, respirait mieux, avait beaucoup d’appétit. Toutes les fonctions du corps sont normales. J’ai analysé ses urines, il n’a pas d’albumine. J’ai fait également un prélèvement de sang. La proportion de globules rouges est normale, et, qui mieux est, ces globules sont à peine dilatés atomiquement, ce qui prouve que l’adaptation du corps à l’oxygène normal est presque déjà faite.

Mon humeur est excellente. Marie, qui faisait une tête d’enterrement depuis le départ de son fils, retrouve également la force de sourire. Je l’en félicite, elle m’apprend que ce sont les nouvelles du front qui la rassurent : d’après le communiqué, une de nos patrouilles a traversé le pont de Kehl, et est allée tuer un douanier allemand.

20 juillet

Nouvelle séance, selon le rite ordinaire, pour soumettre Atlas à une dilatation de 20 pour cent. C’était maintenant que l’expérience allait être intéressante puisqu’il allait complètement échapper aux réactions chimiques avec le monde normal.

J’avais décidé de ne pas l’endormir, autant pour éviter les troubles consécutifs à l’anesthésie que pour pouvoir connaître ses impressions pendant l’opération. À cet effet, un petit téléphone avait été installé entre l’intérieur et l’extérieur de la cloche.

Tout a bien marché, il a d’abord ressenti une douleur sourde, mais très légère, dans les muscles. Enfin sont venues des crampes, et la sensation que son corps s’en allait comme une nappe de liquide qui s’épand, le tout très supportable, disait-il.

Le corps croissait, en gardant ses proportions. Une petite verrue qu’il avait près de l’épaule droite prenait les dimensions disgracieuses d’un kyste, il faudra que je la lui enlève.

Avant de le sortir de la cloche, il a fallu attendre six heures, et doser avec soin l’air envoyé. Un instant, j’ai même cru qu’il allait étouffer, je voyais le cœur décliner, sans pouvoir y porter remède. Cette technique de la sortie de la cloche devra être revue et améliorée.

Enfin, tout s’est bien terminé. Il mesure 1,45 m sous la toise, c’est un petit homme. Il a voulu se voir en pied dans une glace. Comme il n’y en a pas au laboratoire, je lui ai donné ma vieille robe de chambre pour qu’il aille jusqu’à la chambre d’Adrien. Je peux les laisser ensemble sans crainte puisque Adrien est sourd-muet.

Coup de téléphone de Paris. Ma secrétaire m’apprend que le ministère de la Santé publique m’offre la direction d’un hôpital pendant la durée des hostilités.

— Vous avez répondu que j’étais en Argentine ?

— Aux Philippines, m’a-t-elle dit.

— Alors, parfait, j’y suis, j’y reste.

— Savez-vous que Paris a été bombardé la nuit dernière ? m’a-t-elle demandé.

Je n’en savais rien. Elle s’est alors lancée dans des détails où j’ai cru reconnaître les expressions ordinaires, chères aux journalistes, ce qui m’a donné à penser qu’elle récitait ce qu’elle avait lu et m’a empêché d’y croire. Du reste, elle préfère être à Paris sous les bombes que dans le bled où je suis.

Dans l’après-midi, j’ai essayé d’enlever la verrue d’Atlas avec de l’acide nitrique, sans succès, puisque sa peau, dont les atomes sont dilatés, est devenue inattaquable aux acides. Il faudra un petit coup de bistouri. Adrien lui prépare de la nourriture dilatée pour qu’elle soit absorbable, ce qui donnait aux pêches de son dessert une taille respectable.

— Il va falloir que je mange tout cela ! s’est-il exclamé.

— Oui, puisque tu grandis, lui ai-je répondu.

Après le dîner, il se sentait un peu faible. Je l’ai envoyé se coucher dans le laboratoire qu’il ne doit pas quitter.

« Il grandit si vite ! » me suis-je pris à soupirer comme une bonne mère.

21 juillet

Atlas souffre un peu du cœur qui doit alimenter un circuit brusquement accru. Mais, à son âge, il peut supporter cela. Il a fait devant moi des exercices physiques qui montrent le bon état de ses muscles.

Je serais curieux de savoir si son caractère, son intelligence, enfin toutes ses facultés mentales, sont modifiés par le traitement. Mais j’ignorais tout de lui avant de commencer. Je peux seulement constater qu’après comme avant il est aussi discret sur son passé. C’est un enfant. Il m’a demandé où en était la guerre et si nous étions vainqueurs ? Je lui ai répondu qu’on l’attendait pour la dernière bataille. Il m’a semblé qu’il manifestait moins d’enthousiasme pour s’engager depuis qu’il est en passe de guérir de son infirmité.

Pour l’heure, ce qui l’intéresse le plus, c’est d’aller considérer la longueur nouvelle de ses jambes dans l’armoire à glace d’Adrien. Le reste du temps, il mange, dort, lit l’Histoire du Consulat et de l’Empire de Thiers qu’il a dénichée je ne sais où.

22 juillet

Pour faciliter la fin toujours pénible des séances de dilatation, et la réaccoutumance du sujet à l’air normal, je fais préparer un masque et des ballons d’oxygène à des degrés de dilatation atomique décroissants. De la sorte, il sera possible de sortir immédiatement le sujet de la cloche, et de lui apposer le masque aussi longtemps qu’il sera nécessaire pour la période de réacclimatation.

24 juillet

Ce jour fut celui de la dernière séance. Atlas a maintenant 1,73 m, c’est un homme. Nous avons bien failli sombrer au port, par ma faute je dois dire. J’ai accéléré la dépression à la fin de l’expérience, ce qui a produit chez le sujet une syncope. Une piqûre opportune a rétabli les mouvements du cœur qui semble mettre quelque mauvaise volonté à s’habituer au volume de sa nouvelle carcasse. Les cheveux s’allongeaient beaucoup trop pour l’esthétique, je les ai coupés moi-même pendant le sommeil qui suivit la séance. J’ai pu constater qu’ils étaient assez clairsemés, car, à mesure que la peau se dilate, ils s’écartent les uns des autres. Cela donne au crâne de mon patient l’apparence d’une légère calvitie. N’importe, mieux vaut être un homme un peu chauve qu’un nain velu. Le poids n’a pas sensiblement changé depuis le début du traitement, ayant seulement augmenté de cinq cents grammes résultant de l’alimentation. C’est un grand corps léger. De clown, il pourra devenir aisément danseur.

Des troubles de l’intelligence qui m’ont vivement inquiété sont apparus au réveil. Atlas semblait ne pas me reconnaître. Je lui ai demandé qui il était.

— Le général Blücher, m’a-t-il répondu.

Je lui ai alors demandé s’il avait entendu parler du Dr Flohr.

— C’est mon ennemi, a-t-il fait, mais je ferai donner la garde…

Voilà donc la reconnaissance qu’on peut attendre de ses malades ! Pourtant, un instant après, il s’est repris et m’a dit :

— C’est toi, le docteur.

Lui répétant alors la question : « Et toi, qui es-tu ? » il m’a répondu :

— Je suis l’empereur Napoléon.

Il s’agissait évidemment du souvenir d’anciennes lectures, mais je craignais qu’il ne fût devenu fou, et, tout en étant prêt à trouver normal qu’il ait un peu la folie des grandeurs, je n’en étais pas moins fort anxieux. Heureusement, j’ai pu promptement constater que c’était seulement cet imbécile d’Adrien qui lui avait versé une rasade de fine champagne dilatée, à titre de tonique. Atlas était simplement saoul. Il faut le laisser dormir. Adrien va le veiller.

25 juillet

Atlas a très bien dormi, et s’est trouvé en possession de toute sa lucidité au réveil. Il a voulu faire quelques pas, épaule contre épaule avec moi, pour s’assurer que nous avions la même taille. Il n’est pas très sûr encore de son équilibre.

— Je me sens sur des échasses, m’a-t-il dit ; jamais je n’ai été si haut.

Quand il a vu le complet que je lui ai fait acheter, il a été pris d’une joie enfantine, a fondu en larmes, et m’a baisé les mains.

— C’est bon d’être comme tout le monde, a-t-il murmuré.

J’ai failli en être ému moi-même. Mais aussitôt je lui ai fait ce petit sermon, digne du Père éternel s’adressant à sa nouvelle créature :

— Comme tout le monde, tu l’es en apparence, mais en apparence seulement. Il faudra que tu prennes pendant très longtemps une nourriture spéciale que te préparera Adrien, et que tu reconnaîtras à ce que ces aliments, et ceux-là seuls, auront pour toi du goût et de l’odeur. Méfie-toi, sous peine de danger très grave, sous peine de mort, de tous les aliments naturels et qui te seront insipides. Pour l’eau ordinaire, tu peux en boire un peu, et, dans la mesure où elle agit mécaniquement : lavage des reins, du tube digestif, etc., elle te sera utile. Mais l’eau nécessaire à ton alimentation devra être celle que te donnera Adrien. D’autres petits désagréments t’attendent : tu ne pourras pas te savonner avec du savon ordinaire qui ne saurait dissoudre les impuretés que tu exsuderas. Tu prendras le savon spécial préparé par Adrien. Tu resteras aussi toujours beaucoup plus léger qu’un homme ordinaire, mais tu n’en nageras que plus facilement.

» Tout cela est en somme peu de chose, mais il faut m’obéir sur tous ces points et, de plus, n’aller parler à personne du traitement que je t’ai fait subir et qui doit rester secret. Si tu ne m’obéis pas, sache que je peux toujours en quelques heures te ramener à ta taille ancienne.

Cette dernière menace a fait beaucoup plus d’impression que tout le reste du discours qu’il a paru mal comprendre.

— Je ne suis donc pas guéri ? a-t-il demandé.

— Tu l’es, à condition de m’obéir. Va, habitue-toi à tes nouvelles dimensions, promène-toi, amuse-toi, et travaille…

Ma fin de journée fut employée à commencer la rédaction d’un rapport sur l’expérience qui s’achève ainsi par un succès complet. Tout cela reste cependant si fantastique que, tout comme Atlas, je puis à peine y croire. Posséder le moyen de faire varier à son gré la taille humaine ! Qui donc eût pu penser qu’on en viendrait un jour là ?

Mais une expérience n’est pas suffisante, il faut aviser aux moyens de poursuivre dans la voie qui s’ouvre magnifiquement devant moi.

28 juillet

Encore une fois il faut poursuivre les expériences ; moins que jamais nous ne pouvons en rester là. Adrien, auquel j’ai vaguement songé, m’a répondu tout net :

— Je veux rester tel que Dieu m’a fait.

Et dire que je n’ai personne autre sous la main !

On annonce que de furieux combats ont lieu sur la ligne Maginot. Quand je pense qu’avec cette guerre stupide, les hommes sont en train de mourir inutilement par milliers, alors qu’il me suffirait d’en avoir quelques-uns à ma disposition pour que la Science fît le bond le plus prodigieux qu’elle ait jamais pu faire au cours des âges, j’enrage ! Pour la Patrie, tout le monde est prêt à mourir ; pour la Science, personne ne lève le petit doigt.

29 juillet

Une idée géniale, presque aussi géniale que celle qui me conduisit à ma découverte, est venue me visiter dans la nuit. Pour la première fois dans l’Histoire, la guerre va servir à quelque chose. Je vais aller proposer ma découverte au ministère de la Guerre, sous prétexte de la mettre au service de la Défense nationale. Avec les militaires, dans l’état présent des choses, la vie humaine doit compter pour peu. On me fournira les sujets d’expérience qui me manquent.

Archimède, tu n’étais rien auprès de Flohr !

Je pars ce soir pour Paris. C’est toute une affaire pour sortir de ce trou.

IV#id___RefHeading___Toc457862056 30 juillet

Étant arrivé à Paris à sept heures du matin, j’ai profité de l’heure matinale pour faire un tour dans les rues. Sur la foi de tant de récits effrayants que publiaient les revues et journaux d’avant-guerre, je m’attendais à trouver une ville en cendres, au moins en ruine. Nous avait-on assez parlé de raids d’avions, de bombes incendiaires, de gaz asphyxiants, de population décimée par les projections de microbes ! Un ouragan de feu et d’acier devait s’abattre, dès les premiers jours de la guerre, sur la capitale, ce devait être la fin de la civilisation… Tout cela n’était que mensonges, et ridicules visions d’anticipation. Les hommes exagèrent toujours. La réalité est tout autre, elle est peu de chose. En fait Paris n’a pas changé, et c’est à peine si de-ci, de-là on aperçoit quelques éraflures sur les façades. La vie se poursuit de façon à peu près normale. En pratique, les avions ennemis ne peuvent pas passer. La guerre, c’est comme tout le reste, comme l’atome, un grand vide, un grand rien. Il faut s’en occuper en imagination, travailler solidement du chapeau, comme on disait dans mon enfance, pour que ça devienne quelque chose.

Dès neuf heures, je me suis rendu au Ministère et, après avoir erré quelque peu dans les services, j’ai fini par être dirigé sur la Direction des recherches et inventions où, après avoir dit mon nom, j’ai été reçu très cordialement par le directeur lui-même, un jeune colonel. Je dis jeune parce qu’il était de mon âge. Tout est relatif.

Avec les précautions voulues, pour éviter l’effet de surprise chez mon interlocuteur, je l’ai mis, sous le sceau du secret, au courant des résultats que j’avais obtenus, en présentant à l’appui de mes dires les photos prises au laboratoire. Le colonel Dolomie, tel est son nom, s’est alors renversé dans son fauteuil pour me demander :

— Est-ce bien sérieux ?

— Je n’ai pas l’habitude de plaisanter, ai-je répondu en le prenant d’assez haut, mais j’excuse l’impertinence de votre question par l’étrangeté du sujet qui la motive. À votre place, je serais peut-être aussi incrédule. Mais les faits sont là, je puis les reproduire à volonté.

— Comment envisagez-vous l’utilisation de votre découverte pour la défense nationale ? m’a-t-il alors demandé.

— La limite que je puis atteindre dans le développement de la taille n’est pas fixée, je pourrais peut-être la pousser à quatre mètres. Il me semble que des fantassins de quatre mètres de haut pourraient impressionner les soldats du roi de Prusse…

C’est à dessein que je donnais à ma phrase ce petit air vieillot qui la faisait plus innocente.

Le colonel est resté rêveur un certain temps. À sa réponse j’ai pu voir que je n’avais pas affaire à un homme dénué d’intelligence :

— D’après ce que vous m’avez dit, les forces du sujet ne seraient pas augmentées par le développement de sa taille. Des hommes de quatre mètres ne seraient donc pas plus vigoureux et offriraient seulement une surface plus grande aux éclats d’obus et autres désagréments qui se rencontrent sur les champs de bataille. Finalement, les pertes seraient augmentées, sans profit. Puisque vous pouvez opérer dans les deux sens, il me paraîtrait plus judicieux de réduire la taille de quelques hommes, auxquels on pourrait confier plus aisément des missions secrètes…

— Comme vous voudrez, me suis-je empressé de répondre. (L’essentiel était pour moi d’avoir des sujets d’expérience.)

— À quelle taille limite pouvez-vous descendre ?

— À cinq centimètres, ai-je répondu sans sourciller.

Il a bondi dans son fauteuil.

— Cinq centimètres !

— Les cobayes que j’ai réduits, ai-je poursuivi, étaient descendus bien au-dessous de cette proportion.

— Vous m’excuserez d’être comme saint Thomas…, a repris le colonel Dolomie.

— Mon cher colonel, ai-je alors déclaré, procurez-moi un sujet, un condamné à mort par exemple, accompagnez-moi à Chantambre, et vous verrez.

— Docteur, a-t-il répondu, je ne pense pas qu’un homme de votre âge et de votre réputation cherche à me mystifier. Je vous prends au mot. Le temps de demander une permission de quarante-huit heures, et nous partons ensemble.

Comme je prenais congé, je crus habile, pour faire montre de pseudo-sentiments d’humanité, de lui dire :

— L’expérience est sans danger pour le condamné. Néanmoins, sachant que les conseils de guerre condamnent, – vous me pardonnerez, – un peu à tort et à travers en ce moment, je ne voudrais pas que ma conscience, au cas improbable d’un accident… Bref, je préférerais un condamné de droit commun à un militaire.

— Entendu, a-t-il déclaré. Vous aurez un criminel. À ce soir.

Il doit venir me prendre chez moi, à sept heures. Nous voyagerons en auto toute la nuit.

31 juillet

Deux automobiles du gouvernement militaire attendaient à l’heure dite. Dans l’une se trouvait le condamné avec deux inspecteurs de la Sûreté, dans l’autre le colonel avec lequel j’ai pris place.

— Rassurez-vous, m’a-t-il dit, c’est une affreuse crapule ! Il a tué trois personnes. On lui a promis une commutation de peine s’il s’en tire.

J’avais jeté un coup d’œil sur le pauvre diable. Il m’avait fait l’effet d’un brave homme, plutôt sympathique.

Durant le trajet, le colonel Dolomie, qui est ancien élève de l’école d’Électricité, m’a posé des questions techniques. Je suis sûr qu’il se méfiait toujours de mes dires. Il était dix heures du matin quand nous sommes arrivés à Chantambre. J’ai proposé au colonel de prendre quelque repos, il a refusé tout net, préférant que nous commencions tout de suite.

Au laboratoire, une mauvaise nouvelle m’attendait : Atlas s’est enfui. L’imbécile, en dépit de toutes mes recommandations, va aller crever quelque part sur les routes. J’aurais voulu le montrer au colonel, sur qui cette première défaillance n’a pas manqué de faire mauvaise impression.

Pendant qu’Adrien préparait les appareils, je me suis occupé du condamné. Le pauvre bougre tremblait de tous ses membres. Il s’appelle Lagrue, est marié, ou plutôt l’était : c’est sa femme qu’il a tuée, ainsi que les parents de celle-ci qui vivaient avec eux. Voilà un homme qui n’aime pas la vie de famille. Au fond, je le comprends.

— Rassurez-vous, lui ai-je dit, l’expérience est sans danger. Buvez ça.

C’était un simple narcotique que je lui tendais pour m’assurer de son immobilité pendant le traitement.

Maintenant que je sais que l’expérience n’est pas douloureuse, j’estime inutile de procéder à une anesthésie générale qui complique les choses.

Tout étant prêt, Lagrue s’est couché sur la table d’expérimentation.

— Si je meurs, est-ce que ça servira à quelque chose ? a-t-il encore demandé avant d’être recouvert par la cloche de verre.

Ce scrupule chez un assassin était vraiment curieux.

J’ai pris les écouteurs des battements du cœur. Adrien était à son poste devant le tableau de bord. Assis dans un fauteuil, le colonel Dolomie, prodigieusement intéressé, ne quittait pas des yeux le sujet.

Le champ tournant a été mis en marche.

— Nous allons procéder en une séance à titre de démonstration et pour gagner du temps, ai-je expliqué au colonel. L’homme devra vivre avec un masque, ce qui serait inutile si nous procédions par séances progressives.

Au bout d’un quart d’heure, une visée à la lunette m’a permis d’annoncer une réduction de taille de 5 mm encore invisible à l’œil nu.

— Le processus va maintenant s’accélérer, ai-je dit au colonel qui commençait à avoir un sourire d’ironie incrédule.

J’ai fait augmenter la pression jusqu’à deux atmosphères et, cinq minutes plus tard, le corps toujours immobile commençait à diminuer à vue d’œil.

Le colonel suait à grosses gouttes. Il faut croire que la vision de ces expériences exaspère la sudation des mammifères supérieurs ! Au bout d’une heure, Lagrue, un gaillard de 1,78 m, ne comptait plus que 63 cm. Une véritable peau de chagrin. Je fis ralentir un peu la compression quoique l’homme me parût avoir le cœur bien accroché. Une demi-heure plus tard, fondant comme une bougie, le sujet était ramené aux dimensions d’un fœtus.

— Prodigieux ! Incroyable, murmurait le colonel qui avait dégrafé sa tunique.

Je jouissais de son ahurissement. Lagrue se ratatinait toujours. Maintenant, sur le grand plateau d’expérience où son corps étendu avait d’abord semblé plus grand que nature, il était réduit aux dimensions d’une petite saucisse blanche. J’avais promis cinq centimètres, je ne cessai que lorsque, de la tête aux pieds, Lagrue ne dépassa pas cinq centimètres.

Pour mieux voir, le colonel s’était levé et venait coller son front contre la cloche. Je dus l’écarter pour qu’il n’entre pas à son tour dans le champ électrique. La stupéfaction le rendait complètement muet.

J’ordonnai à Adrien de préparer le petit masque qui nous sert pour les cobayes réduits, et de le charger en air atomiquement comprimé trente-cinq fois, ce qui correspondait à la réduction atomique du sujet.

— Mais vit-il encore ? m’a demandé à ce moment le colonel.

— Tenez, lui dis-je en lui tendant l’écouteur, son cœur bat.

Le microphone posé sur la poitrine du sujet avait participé à la compression générale et n’était plus qu’un petit point brillant perdu dans le poil ornant le sternum de Lagrue.

Le narcotique cessant d’agir, Lagrue, ou plutôt ce qui en restait, commença à s’agiter. Je décidai, pour faciliter la transition, de le laisser sous cloche encore un quart d’heure pendant lequel je l’observai à la jumelle. Il ouvrit enfin les yeux, et croyant voir qu’il ne faisait pas trop mauvaise figure, je fis soulever la cloche. Il fallait en profiter pour lui poser immédiatement le masque préparé afin d’éviter l’asphyxie. L’opération était délicate, mais fut très habilement exécutée par Adrien qui a des doigts de fée. Le cœur, dont je suivais les battements, modifia à peine son rythme. Lagrue s’offrit à nous à découvert.

— N’est-ce pas une illusion d’optique ? fit le colonel qui n’en pouvait croire ses yeux.

— Approchez-vous, lui dis-je, touchez.

À ce moment nous entendîmes dans le masque un grognement étouffé. C’était Lagrue terrorisé par l’approche de ce monstre qu’était devenu pour lui le visage du colonel.

— Mais est-ce encore un être humain ? objecta encore ce dernier.

Alors j’appelai à haute voix :

— Lagrue !

Distinctement, dans le masque, une voix répondit :

« Présent ! »

— Vous permettez que je touche, me demanda le colonel que l’émotion faisait souffler comme un phoque.

— Je vous en prie.

Comme je m’y attendais, il voulut prendre Lagrue délicatement entre le pouce et l’index, ainsi que semblait l’y inviter la taille réduite du sujet. Il resta confondu : Lagrue qui n’avait rien perdu de son poids était indévissable.

— Il faut y mettre les deux mains, dis-je au colonel, et l’effort même que vous y auriez mis si vous aviez voulu le soulever tout à l’heure. C’est le même homme, en plus petit.

— Mais, continua-t-il, il va rester comme ça toute sa vie ?

— Non, je peux par l’opération inverse lui rendre sa taille normale. Cependant, pour l’étudier un peu, je vais le garder pendant quelques jours comme il est.

Le colonel n’en pouvait plus. La fatigue de la nuit en voiture, le côté hallucinant de l’expérience à laquelle il venait d’assister pour la première fois, et ce petit monstre à voix humaine qui geignait devant lui…

— Vous n’auriez pas quelque chose à boire ? me demanda-t-il.

Je l’emmenai dans la salle à manger.

— Écoutez, me dit-il quand il fut un peu remis, personne ne me croira quand je raconterai ce que j’ai vu. Mais je vais rentrer séance tenante à Paris, et vous envoyer de toute urgence une commission de plusieurs membres devant lesquels vous reprendrez vos expériences.

Il m’a serré la main avant de monter en voiture. Dans son regard, il y avait un peu de frayeur. J’en ai tiré une certaine satisfaction.

1er août

Adrien a fabriqué pour Lagrue une petite caisse qui doit faire l’effet d’un palais à ses cinq centimètres. La caisse est solidement cadenassée, et placée sur le bord de la fenêtre du laboratoire, pour permettre au prisonnier de voir un peu le ciel.

Le plus délicat a été la question du couchage de ce pygmée. Il est tellement lourd qu’il enfonçait dans le petit matelas que lui avait préparé Adrien et courait le risque d’y étouffer. Finalement, mon préparateur a découpé un rectangle de caoutchouc dans une vieille enveloppe de pneumatique pour en faire un lit assez résistant et élastique à la fois.

J’ai extrait le prisonnier de sa caisse au prix d’un gros effort (il faudra lui faire fabriquer une petite échelle d’acier) et j’ai essayé de l’interroger pour connaître un peu ses sensations. Mais maintenant qu’il est remis de ses émotions, il ne décolère plus et m’a même menacé du poing, ce qui était comique. Je lui ai recommandé de ne pas enlever son masque, s’il ne voulait pas mourir. Il a du reste essayé de le faire aussitôt, mais voyant qu’il étouffait, l’a rapidement remis de lui-même.

Il mange comme quatre, espérant peut-être grandir. Les aliments que lui prépare Adrien doivent être réduits à sa dimension : un minuscule rôti de porc, et des œufs sur le plat pareils à un pétale de fleur taché de deux grains de pollen étaient posés dans le fond de la caisse à côté de sa petite cruche d’eau. Si j’étais grand-père, il y aurait là de quoi amuser ma petite-fille.

2 août

Le colonel Dolomie a fait diligence. Il m’annonce au téléphone la venue de la commission désignée par le ministère de la Guerre. Ils sont six, sous la présidence d’un général limogé. Ils amènent trois sujets d’expérience. Je dis à Marie que je vais avoir une dizaine d’hôtes pour quelques jours, elle me répond :

— Monsieur ouvre un hôtel, alors !

De sa mauvaise humeur, je conclus que les nouvelles du front ne sont pas bonnes. Au reste, pour avoir un sujet de conversation avec les militaires qui vont arriver, je me suis mis un peu au courant des événements. Après quinze jours de guerre, le front est stabilisé sur la ligne Maginot. De part et d’autre, on estime que la moitié de l’aviation a été anéantie pendant les premiers jours. Quant aux chars d’assaut et autres véhicules des divisions cuirassées, ils jonchent de leurs carcasses éventrées la ligne de feu. La leçon de ces quinze jours semble être qu’on ne peut se battre qu’à pied. Pour l’heure, on se regarde et le pays travaille à tourner des obus. Les journalistes parlent d’offensive comme ils parleraient du serpent de mer si les vacances étaient normales.

3 août

Ces messieurs sont arrivés, assez ironiques naturellement. Mon premier speech a été pour leur recommander un secret absolu.

— Cela va de soi, m’a répondu le général-président.

Les trois sujets sont de jeunes soldats volontaires qui ont préféré se soumettre à l’expérience plutôt que de partir au front. Leur calcul n’aura pas été si mauvais. Je me propose de procéder par séances successives, avec des réductions de 20 pour cent, coupées de périodes d’acclimatation pour obtenir finalement des sujets vivant sans masque à l’air libre.

10 août

Toute cette semaine a été occupée par la conduite des expériences. Les six membres de la commission en ont oublié de lire les journaux, proscrits dans mon empire, et qu’ils réclamaient à cor et à cri le premier jour. Le général a fait installer une garde à la porte de Chantambre où nul ne peut entrer ou sortir sans un sauf-conduit signé de moi.

Hier, enfin, j’ai obtenu trois petits soldats, pas beaucoup plus hauts que des soldats de plomb et faisant preuve de la plus grande vitalité. Le plus drôle est que ces hommes qui, au début, tremblaient presque devant les officiers de la commission et ne leur parlaient qu’au garde-à-vous, se sont peu à peu émancipés à mesure que leur taille diminuait. Maintenant que les voilà réduits à cinq centimètres, ils font des réflexions d’enfants terribles, grimpent sur les bottes du général, ce qui, vu leur poids, est très douloureux pour ce supérieur hiérarchique, et enfin, sûrs de l’impunité, ils se sont mis, à l’issue de la dernière séance, à chanter en chœur l’Internationale.

— Vous voyez, mon cher général, que les facultés intellectuelles de mes sujets ne sont nullement diminuées par le traitement, en ai-je profité pour dire.

La commission s’est réunie dans mon cabinet avant de procéder à la rédaction de son rapport.

— Le succès a été complet, a reconnu le général. La question qui se pose maintenant est celle de l’emploi tactique de ces homuncules.

— Sans compter, a continué un vieux commandant de recrutement, qu’il va falloir modifier le règlement sur la taille limite des conscrits.

— Et fabriquer un matériel sanitaire spécial, a ajouté un des médecins-majors présents.

— Messieurs, ai-je répondu, ces questions sont de votre ressort. Je vous fournis l’arme nouvelle, à vous de l’employer.

13 août

Je suis convoqué d’urgence au grand quartier général.

15 août

Je viens d’avoir une entrevue avec le général Palmont, commandant en chef les armées de la République. Il m’a reçu dans la grande salle souterraine de son quartier général, à deux cents mètres de profondeur sous la montagne de Reims.

Le général Palmont ressemble à un cheval de statue équestre. Quand on le regarde, on voit bien le cheval, on cherche le général. Il existe pourtant, et j’en fus assuré dès ses premiers mots.

— Je suis content de voir un civil qui ait l’air intelligent, m’a-t-il dit de but en blanc, ça me change de tous ces parlementaires que je suis obligé de recevoir.

Je m’inclinai, et pour ne pas être en reste, répondis du tac au tac :

— Et moi, de voir un général qui comprend les choses.

Il a eu une manière de hennissement, qu’il a fait suivre de cette déclaration surprenante de clarté :

— Oh ! le métier de général en chef n’est pas difficile dans l’état actuel des opérations, il suffit de savoir faire une addition. On me prévient que l’ennemi amène quatorze divisions sur un point où nous n’en avons que quatre. Il suffit d’en ajouter le plus vite possible dix, c’est tout.

Puis, il a continué, en désignant un cahier jeté sur son bureau – le rapport de la commission sans doute :

— C’est vrai, ce qu’il y a là-dedans ?

J’inclinai la tête.

— Eh bien voilà, m’a-t-il dit. Si j’utilise vos petits hommes un à un, pour des missions secrètes, ou des patrouilles de reconnaissance, comme on me le suggère, ce ne sera qu’une goutte d’eau dans la mer. Nous n’allons pas recommencer les fautes du passé, l’expérimentation à petite dose, le système français des petits paquets. Il faut frapper un grand coup. Pouvez-vous me transformer en pygmées une division entière de 7 000 hommes ?

Je suis resté pendant un instant la respiration coupée par cette offre magnifique qui dépassait mes plus belles espérances. Enfin, je pus répondre :

— Je n’y vois pas d’obstacles, si j’ai les installations suffisantes.

— Combien de temps vous faut-il ?

— Deux mois, ai-je fait après un bref calcul.

— Parfait. Mon collaborateur le général Sestrière vous sera adjoint pour mener à bien l’opération. Demandez tout ce qui vous sera nécessaire, vous l’aurez aussitôt. Il faut bien que les pouvoirs militaires servent à quelque chose, et que l’état de guerre ait ses avantages.

Voilà un homme ! Offrir 7 000 hommes comme ça, d’un seul coup ! Nous nous sommes quittés en parfaite intelligence.

V#id___RefHeading___Toc457862057 17 août

J’ai dressé avec le général Sestrière le plan des travaux que nous allons entreprendre. Le plateau ardéchois où j’avais installé mon laboratoire, nous a semblé parfaitement convenir pour mener dans le secret et loin du front l’opération projetée. Des ordres ont été immédiatement donnés à la région militaire pour faire ceinturer le plateau de deux réseaux de fils de fer barbelés, le long desquels seront installés des cordons de sentinelles pour interdire le passage à quiconque. Freissenet, le seul village de l’endroit, devra être évacué dans les vingt-quatre heures. Le survol du plateau sera interdit, et deux batteries de défense antiaérienne veilleront à assurer cette consigne. Ainsi nous disposerons de quelque deux cents kilomètres carrés à l’abri des curieux. L’agrandissement du laboratoire sera effectué en même temps par les soins du génie.

J’ai calculé qu’il me fallait deux cents postes de transformation. Ils seront installés côte à côte, dans un hangar d’avions, bâti pour la circonstance dans le prolongement de Chantambre. Pour l’énergie électrique, nous l’emprunterons à la ville de Lyon dont l’éclairage est fortement réduit du fait de la guerre, et qui peut nous affecter la production entière d’une de ses usines. Trois lignes directes à haute tension vont être posées sans tarder. Un atelier spécial et une équipe d’électriciens s’installeront en permanence dans les annexes de Chantambre. Trois cents collaborateurs spécialisés vont m’être nécessaires pour procéder aux transformations sous ma direction. Je vais m’occuper de leur recrutement en repassant à Paris. L’exécution de toutes les autres décisions est déjà en cours. Nous ne perdons pas une minute. Le régime militaire a du bon pour faciliter l’exercice du commandement par la soumission des sous-ordres. Jamais, en temps de paix, je n’aurais pu obtenir, en un si court délai, la centième partie de ce que j’ai demandé.

18 août

Pour mes collaborateurs civils directs, il me faut des ingénieurs-électriciens, habitués à l’expérimentation scientifique et un peu familiers avec la pratique médicale, voire avec la chirurgie. Ce sont des conditions malaisées à trouver réunies. De plus, il faut qu’ils soient jeunes pour n’avoir pas froid aux yeux, et m’obéir sans poser des questions imbéciles. Muni des blancs-seings du général en chef, j’ai raflé à l’École normale tout ce qui pouvait y rester de jeunes réformés continuant leurs études. Des visites dans les laboratoires de la Sorbonne et de la faculté de médecine ont aussi été fructueuses. Je suis en possession des états de service de quatre cents candidats, parmi lesquels j’en choisirai trois cents. Ils signeront une formule de serment spéciale, s’engageant au secret, et devront rejoindre Chantambre dans les quarante-huit heures.

J’évite mes chers collègues pour ne pas leur donner d’accès de jalousie devant les pouvoirs dont je jouis. Baccarat me prépare deux cents autoclaves à parois de cristal qui remplaceront avantageusement les cloches de deux mètres. C’est la France qui paie. Tout marche à coups de réquisitions. J’étais fait pour être homme d’action.

24 août

Un avion de chasse, mis à ma disposition par le G.Q.G. pour faciliter mes déplacements, vient de me transporter de Reims à Chantambre en 1 h 10 mn. Chantambre est déjà méconnaissable. Deux des trois lignes sont posées. L’atelier d’électricité fonctionne. Le hangar-laboratoire reçoit les transformateurs. Une nuée de baraques Adrian est sortie du sol pour recevoir mes collaborateurs civils que j’ai convoqués pour demain. Un deuxième réseau de barbelés va couper en deux le plateau et isoler Chantambre qui sera sur la ligne médiane du camp. Bien que je sois toujours en civil, on m’appelle « mon général », ce qui ne me rajeunit pas, mais me permet d’être mieux obéi. Je réponds aux saluts par le salut militaire.

Marie m’a accueilli, les yeux hors de la tête, et, affolée par toute cette agitation insolite, m’a menacé de planter là mon service et de s’en aller. Commençant à prendre des habitudes militaires, je l’ai menacée à mon tour de la faire mettre en prison, ajoutant que, si elle se calmait, je ferais donner la médaille militaire à son fils. Elle m’a répondu qu’elle aimerait mieux le voir embusqué. Comme je comprends le cœur des mères, j’ai dit que j’y songerais.

En poussant une reconnaissance le long des barbelés de la clôture du plateau pour voir comment fonctionnait la garde, j’ai failli recevoir une balle des sentinelles qui ne me connaissent pas. Je ne m’en plains pas. Je veux que les consignes de secret soient appliquées de façon féroce.

25 août

Aujourd’hui, première conférence aux trois cents collaborateurs qui sont arrivés.

— Messieurs, leur ai-je dit pour commencer, vous devez vous considérer ici, non comme des savants que vous êtes peut-être, mais comme des moines dans un cloître dont je suis le prieur. Je vous demande une obéissance scientifique absolue, et vous veux entièrement morts au monde extérieur. Ce n’est pas un bœuf que je vous prie de mettre sur votre langue, mais le cheptel de la France entière. Au reste, l’intérêt que vous ne pourrez manquer de porter à nos travaux, compensera les petits désagréments de votre réclusion forcée.

Comme première expérience devant l’auditoire, j’ai présenté le minuscule Lagrue, et je l’ai ramené à des dimensions normales. Effet saisissant, naturellement. Comme je demandais au patient de faire part à l’assemblée de ses impressions, il a répondu :

— J’en ai marre d’être en taule, que je sois microbe ou grande personne.

26 août

La totalité des autoclaves est en place.

Adrien a distribué des cobayes, et, sous sa direction, tous mes jeunes gens ont commencé sans tarder à se faire la main.

Le général Sestrière vient d’arriver pour juger de l’avancement des travaux. La division choisie par le G.Q.G. pour être traitée, est la 74e, commandée par le général de Ségur et comptant trois régiments à fourragère jaune. Une division d’élite. Allons, tant mieux ! Elle est en route et doit commencer à débarquer demain, à Valence, d’où elle rejoindra par la route. Du général au dernier homme, tous ignorent ce qui les attend. Ils croient être envoyés au repos, hors de la zone des armées.

Voici ce dont Sestrière et moi sommes convenus : À l’exception du seul général de Ségur, tous les hommes, caporaux, sous-officiers, colonels et brigadiers seront réduits à cinq centimètres. L’équipement de la troupe sera soumis au traitement en même temps que les hommes. Restait la question de l’armement. On ne pouvait songer à laisser aux hommes leur fusil dont les balles, réduites aux dimensions d’un grain de plomb, n’eussent plus été suffisamment mortelles. Les Lilliputiens utiliseront comme armes de petites grenades chargées d’explosifs surcomprimés qui feront autant de dégâts que des grenades ordinaires. Elles seront spécialement préparées dans un laboratoire de pyrotechnie annexe. Nous avons immédiatement pu téléphoner à l’arsenal de Bourges pour avoir les spécialistes nécessaires.

Grâce à la séparation du camp retranché en deux parties, les hommes traités seront séparés des hommes à traiter, la division passant d’une moitié du camp dans l’autre par le laboratoire de transformation en subissant chaque fois une réduction de taille. De la sorte, les hommes de différentes tailles, n’ayant pas de communication entre eux, ne pourront s’effrayer inutilement.

L’instruction de mes aides est poursuivie activement. La proportion de cobayes qu’ils font crever par maladresse diminue d’heure en heure. Je vais obliger chacun d’eux à se soumettre à une réduction provisoire de 10 pour cent à titre d’expérience, suivie d’un retour à la taille normale, l’opération tant dirigée par un de leurs camarades. En voyant ceux d’entre eux qu’ils récuseront eux-mêmes pour les traiter, j’éliminerai les incapables.

28 août

La division commence à arriver. Le premier régiment a défilé devant Chantambre, musique en tête. Je suis sorti pour les voir passer, et n’ai pu m’empêcher de penser qu’ils feraient moins de bruit s’ils connaissaient la suite. Tout en assistant au défilé, je me suis aperçu que je n’avais pas pensé à la question des chevaux. Les officiers sont montés. Il ne saurait être question de réduire les chevaux, ce qui serait inutile et nécessiterait des appareils de grande taille. Les officiers de la division de Lilliputiens devront être à pied comme leurs hommes. Ordre a été immédiatement donné de renvoyer tous les chevaux au dépôt de remonte de Privas.

Le laboratoire est maintenant prêt à fonctionner.

29 août

Entrevue entre le général de Ségur, Sestrière et moi. Sestrière a enfin mis son camarade au courant des décisions du général en chef, et du sort réservé à sa division. Ségur en est devenu livide.

30 août

Nous commençons demain. Les premiers à passer seront les hommes de la 3e compagnie du 1er bataillon du 435e régiment. Les deux cents transformateurs fonctionneront en même temps, pour une réduction de 20 pour cent.

31 août

Les deux cents hommes de la compagnie ont été isolés, soumis à un examen médical. Puis le général de Ségur en personne leur a adressé un petit speech pour les mettre au courant du sacrifice provisoire de taille que la patrie exigeait d’eux, ce furent ses propres expressions. Comme on ne prend pas les mouches avec du vinaigre, il a ajouté que la solde touchée serait inversement proportionnelle à la taille, et que chaque soldat de seconde classe recevrait à la fin du traitement une solde de capitaine avec quatre rations journalières de vin. Il a donné solennellement sa parole qu’il n’y avait aucune souffrance et aucun danger dans le traitement, et, pour finir, a annoncé aux hommes que l’exiguïté de leur taille leur conférerait une véritable immunité sur le champ de bataille, en sorte qu’ils seraient beaucoup plus sûrs de ramener leur peau que leurs infortunés camarades restés normaux.

En dépit de ces bonnes paroles, les hommes se sont mis à trembler comme des feuilles devant les appareils. Je leur ai fait bander les yeux, et donner un léger narcotique. Le traitement a duré une heure et demie en moyenne, au bout de laquelle la diminution de taille de 20 pour cent a été obtenue. Les hommes sont alors passés dans la partie du camp qui leur est réservée.

Il n’y a eu aucun incident.

Sans désemparer, deux autres fournées ont été expédiées le jour même avec les officiers du premier bataillon. Le général de Ségur a tenu à assister à toutes les opérations, encourageant ses hommes lors de leur réveil et leur serrant à tous la main.

J’ai fait mettre à part à l’infirmerie, pour observation, deux tuberculeux assez avancés.

1er septembre

Adrien aura la haute main sur un laboratoire annexe où seront réduits les aliments pour les hommes traités. Des équipes de cuisiniers, choisies parmi ces hommes eux-mêmes, seront mises au courant des opérations très simples qui assurent la réduction de la nourriture, une fois qu’elle est préparée.

L’opération de transformation continue, sans incident. Les hommes atteints de maladie microbienne sont mis à part et traités par moi-même, car je désire profiter de l’occasion pour faire quelques observations sur l’application du procédé à la thérapeutique des maladies infectieuses. Il ne faut pas oublier qu’en ce qui me concerne, c’est une très vaste expérience que je poursuis.

3 septembre

Le rythme de l’opération s’accélère. Les appareils transformateurs marchent de seize à vingt heures par jour, sans désemparer. En trois jours, toute la division de Ségur, s’élevant à 7 431 hommes, sera passée dans la partie sud du camp, après que la taille moyenne des hommes aura été ramenée à 1,35 m.

À signaler que le colonel du 403e régiment refusait de se laisser traiter. Le général de Ségur, qui est maintenant tout à fait familiarisé avec le traitement, l’a pris de très haut :

— Je ne m’attendais pas à voir un officier supérieur donner le premier l’exemple de l’indiscipline. C’est un ordre. Tous vos hommes sont passés par-là. Qu’est-ce qu’un colonel qui ne passerait pas où son régiment est passé ?

Le plus curieux est que ce colonel était normalement de très petite taille.

5 septembre

Nous commençons aujourd’hui un deuxième passage de la division pour une nouvelle réduction de 20 pour cent.

Les hommes défilent dans le même ordre, ce qui leur laisse quatre jours complets de repos entre deux passages successifs et permet à l’adaptation biologique d’avoir tout le temps de s’exercer. À mesure qu’ils sont traités, les hommes repassent de la partie sud dans la partie nord du camp. Nous empêchons ainsi toute brimade des petits par les grands, ou inversement.

Tout le monde semble avoir pris l’habitude de l’opération, qui ne paraît pas plus dangereuse qu’une séance de vaccination. Les soldats se présentent devant les appareils comme ils iraient à la salle de douches. Ils appellent ça : « passer au laminoir ».

— Vous voulez donc faire de nous des monstres ? m’a dit un commandant avant d’entrer dans l’autoclave.

— Non, mais des artisans de la victoire ! lui ai-je répondu, car je commence à parler le langage des états-majors.

J’ai dépisté deux cancéreux que je vais soumettre à un traitement spécial à l’infirmerie.

16 septembre

Le problème du logement des hommes se simplifie à mesure qu’ils rapetissent. On pourra bientôt loger toute la division dans un seul baraquement.

Entre deux passages successifs, les hommes sont soumis à des exercices en campagne durant lesquels ils s’habituent au nouvel aspect que prend pour eux le terrain. Les tranchées de deux mètres qui avaient été creusées par des hommes de taille normale, prennent maintenant, pour ceux qui n’ont plus que quarante centimètres, l’aspect de dénivellations déjà importantes qui exigent le développement de facultés d’alpinistes pour pouvoir être franchies. L’équipement de la troupe devra comprendre des cordes et des petits piolets. D’une façon générale, les petits hommes s’accrochent aux aspérités du terrain avec beaucoup d’adresse et ils franchissent les tranchées comme de vrais lapins. Ils s’exercent encore au maniement des grenades réduites, et la force musculaire étant conservée, ils les jettent à près de quarante mètres.

28 septembre

La taille des hommes atteint maintenant dix-huit centimètres, et quatre passages suffiront pour les amener à cinq centimètres.

Un nouveau problème s’est posé : celui de la correspondance. On ne peut pas refuser à ces hommes de donner de leurs nouvelles à leurs familles, étant entendu cependant que tout ce qui concerne le traitement en cours doit rester secret. Mais à mesure qu’ils diminuent, ils n’écrivent plus que des pattes de mouches de plus en plus illisibles. Dans chaque compagnie, il a fallu laisser à une taille intermédiaire, un secrétaire qui a la charge de rédiger les lettres que tous ses camarades viennent lui dicter.

Depuis le début des opérations, nous n’avons enregistré que deux décès, dus à des causes indépendantes du traitement.

Les médecins-majors, qui sont soumis comme tout le monde à la réduction, viennent me faire chaque matin, après la visite, leur rapport, en grimpant sur ma table de travail. La situation sanitaire de leurs unités est meilleure qu’en régime normal, ce qui s’explique par le fait que tous les microbes et agents d’infection du monde ordinaire n’ont plus de prise chimique possible sur les organismes réduits. C’est la fin des maladies infectieuses ; restent seulement les entorses, les luxations, et autres vétilles que le moindre rebouteux suffirait à soigner. Mes petits médecins-majors se félicitent de n’avoir qu’à se tourner les pouces.

Je ne cesse d’observer les trente-deux tuberculeux et les deux cancéreux que j’ai mis à part, après les avoir diminués de seulement 20 pour cent.

Les lésions tuberculeuses me semblent devoir se cicatriser rapidement, ce qui doit s’expliquer par le fait que les bacilles de Koch, réduits par le traitement, ne se reproduisent plus.

29 septembre

Je reviens d’assister à un exercice en campagne d’un des régiments. Les hommes, qui ont conservé leur poids, s’ils peuvent continuer à marcher facilement sur les routes empierrées, enfoncent dans la terre meuble dès qu’ils sont en terrain varié. Pour y remédier, ils se fabriquent eux-mêmes des sortes de petites raquettes, et n’en progressent qu’à peine moins vite. Malgré leur petite taille, je les ai vus couvrir deux kilomètres en moins d’une heure. C’est un véritable miracle de voir évoluer ces petits hommes, contournant les mottes de terre, descendant dans les sillons, grimpant le long des parois abruptes des tranchées, où ils parviennent à trouver des aspérités suffisantes pour se faufiler comme des souris.

À l’issue de la manœuvre, ils ont simulé une attaque à coups de grenades réduites contre une ligne de défense. À vingt mètres, ils sont invisibles à l’œil nu, et la jumelle ne les distingue qu’avec peine à cent mètres. Pour mieux les soustraire au regard, Sestrière a décidé qu’ils seraient chacun recouverts d’un petit manteau de tissu de la couleur d’une peau de rat et qui leur enlèvera toute forme humaine.

Il convient cependant qu’ils prennent quelques précautions. Ainsi, ils ne doivent pas passer les ponts en groupes. En effet, s’ils se groupaient, leur poids global finirait par être considérable sur un petit espace, et ils feraient s’effondrer le pont le plus solide. Il faut aussi qu’ils marchent à distance les uns des autres dans les champs pour ne pas creuser des sillons dans lesquels ils s’embourberaient. Il convient qu’il y ait au moins dix mètres entre chaque homme et le suivant. Dix mètres pour nous, ce n’est rien. Mais cela équivaut pour eux à trois cents de nos mètres. Et il est assez difficile de marcher en file indienne à trois cents mètres d’intervalle. Ils s’y entraînent.

Les cadres ont à s’habituer à la lecture des cartes spéciales qui ont été faites pour eux. Ce sont des plans directeurs à très grande échelle qui ont été atomiquement réduits comme tout le reste de l’équipement. On arrive à faire ainsi tenir sur une feuille de papier à cigarette un plan de vingt mètres carrés. Quand nous autres, hommes normaux, voulons essayer de lire ces cartes spéciales, nous devons le faire au microscope.

À la fin du jour, en dépit de leur chargement de grenades et des difficultés du terrain qui est, pour elles, un terrain très montagneux, les troupes avaient couvert douze kilomètres.

— Ces petits hommes pètent le feu, m’a dit le général de Ségur avec cette verdeur d’expression particulière aux militaires.

2 octobre

Tous les hommes de la division ont maintenant cinq centimètres de haut. L’opération est terminée. Mes transformateurs continuent cependant à travailler pour la réduction de l’équipement et de la nourriture. Pour cette dernière, la tâche est très facilitée par le fait que la nourriture réduite n’entrant plus en réaction chimique avec les corps ordinaires, elle ne se corrompt pas, même quand on l’abandonne à l’air libre, ce qui conduit à un procédé de conservation idéal. Plus de boîtes de singe, mais d’excellents rôtis de bœuf qu’on peut transporter en plein air pendant des mois, aussi aisément qu’un paquet de cigarettes.

4 octobre

J’avais craint qu’avec la configuration alpestre que prend pour eux le sol, nos régiments de Lilliputiens ne comptent pas mal de bras et jambes cassés. Mais l’extrême dureté que prend le corps humain ramassé sur cet espace fantastiquement petit de cinq centimètres procure aux organismes une résistance plus grande que celle de l’acier. À quoi s’ajoute que, grâce à cette densité extraordinaire, le sol devient par contraste presque aussi doux à ces hommes que le sont pour nous le sable ou la neige. Ils s’en sont vite rendu compte. Au lieu de prendre des précautions pour descendre les parois abruptes des tranchées, ils se laissent tout simplement rouler en bas comme des balles de plomb, assurés qu’ils sont d’être mollement reçus dans la boue du fond.

J’assistai à la critique qui suivit un de leurs exercices de campagne.

— Rien ne semble pouvoir arrêter cette invasion de souris, a déclaré avec satisfaction Sestrière.

— Et les gaz ? a alors demandé Ségur.

— Rassurez-vous, lui ai-je dit, les gaz sont sans action chimique possible sur leurs organismes. Ils les traverseront sans masques, comme nous passons à travers la brume.

— Alors, ils sont invincibles, a conclu Sestrière.

Les colonels des régiments avaient demandé qu’on leur fournît des instruments réduits pour reconstituer la musique de leurs unités. Satisfaction leur avait été donnée, et un grand défilé a clos la manœuvre. C’était merveille de voir ces petits orchestres, qui tiendraient dans un mouchoir de poche ou la caisse d’un phonographe, faire autant de bruit qu’une clique ordinaire.

Tout cela ne me distrait pas au point d’oublier l’examen médical des malades que j’ai mis en observation. Mes trente-deux tuberculeux sont maintenant guéris, et je peux affirmer que je possède le moyen idéal pour lutter contre toutes les maladies microbiennes : il suffit de soumettre le malade à une transformation de 20 pour cent. Les microbes, agrandis ou réduits dans la même proportion, sont alors coupés en quelque sorte du monde des autres microbes. Tout se passe comme si le malade, atomiquement dilaté ou réduit, était transporté dans un nouvel espace, un espace vierge, aseptique, où la lente pourriture de générations et de générations d’humains n’a pas encore permis aux micro-organismes de trouver une possibilité de vivre comme c’est malheureusement le cas pour notre trop vieil espace. Mais ces questions médicales n’intéressent pas pour l’instant les militaires. Laissant la division poursuivre son entraînement, Sestrière et moi partirons demain matin au G.Q.G. pour rendre compte de l’achèvement de nos travaux.

Quoi qu’il arrive dans la suite, j’aurai fait sur cette belle collection de cobayes humains, mis entièrement à ma disposition, de façon inespérée, les observations suffisantes pour me montrer dans quelle voie il est possible de poursuivre l’application de ma découverte. Pour ma part, je n’en demande pas plus.

VI#id___RefHeading___Toc457862058 6 octobre

Après les furieux combats des premières semaines, qui n’ont montré de part et d’autre que l’impossibilité d’en venir à une solution immédiate, la guerre semble être au point mort sur le front français. Ayant établi une solide ligne de défense en face de notre ligne Maginot, les armées allemandes peuvent maintenant s’étaler librement dans l’Est. Elles ont inondé la Tchécoslovaquie, la Pologne, et vont entrer en Ukraine. Cédant à des pressions de chefs politiques qui souhaitent voir l’armée française sortir de son attitude défensive, et poussé aussi par ce vieux goût des militaires pour l’offensive, le G.Q.G. prépare une attaque d’automne de grand style en Lorraine, sur le front Mézières-Wissembourg, ayant pour objectif Cologne et la conquête de la rive gauche du Rhin.

Voilà ce que j’ai appris pendant ces deux jours de conversation avec les états-majors. Moi, je veux bien, encore qu’il me semble que nos militaires manquent vraiment d’imagination et pourraient trouver des champs de bataille plus nouveaux. Enfin, là ou ailleurs, on se tue toujours aussi bien.

La division des Lilliputiens, baptisée dans le langage pseudo-scientifique du G.Q.G. division Mu, du nom de la lettre grecque qui désigne les unités très petites, doit être de la fête. Un camp est préparé en arrière de Mézières pour recevoir dans le plus grand secret les petits hommes qui participeront à l’attaque générale et seront engagés sur un front de dix kilomètres. Cédant à la curiosité de voir comment ils se comporteront au combat, et bien que les questions militaires soient en dehors de ma ligne d’action et de mes préoccupations, je vais rester ici jusqu’au jour J.

La question du transport des homuncules a posé de curieux problèmes. On ne pouvait songer à les faire voyager en chemin de fer si l’on voulait garder le secret sur leur existence. Avec des camions, il suffirait, quant au volume, de trois véhicules pour les transporter tous. Mais les camions ne peuvent porter plus de cinq tonnes, soit soixante-cinq hommes. Ces hommes auraient alors toute la place voulue sur le plancher du camion, mais pourraient profiter de l’occasion, et de leur petite taille, pour descendre en marche, se perdre, et ébruiter leur présence. On les mettra donc en caisse, à raison de deux hommes par caisse. La manipulation des colis pourra être faite par des soldats ordinaires qui ne se douteront pas du contenu. Les parois des caisses porteront : « Explosif dangereux. À manier avec précaution. »

— C’est toute la définition de l’homme, ai-je fait observer à Sestrière qui n’a pas paru comprendre.

9 octobre

L’attaque ne sera pas précédée d’une préparation d’artillerie sur le front où nous serons engagés, mais à l’heure H-60 minutes, la division Mu quittera nos tranchées pour s’infiltrer, sur une profondeur d’au moins cinq kilomètres, dans les ouvrages ennemis, avant que commence l’attaque des divisions normales. Les Lilliputiens devront réduire à coups de grenades tout blockhaus, fortin, fort, nid de mitrailleuses, réseau de barbelés, ligne téléphonique, batterie, qu’ils rencontreront, en s’attaquant de préférence au matériel plutôt qu’aux hommes. Leur ravitaillement en grenades réduites sera assuré sur le terrain par des tanks isolés qui progresseront à la vitesse d’un échelon de combat.

C’est un jeu pour ces petits hommes de lancer une grenade dans l’embouchure d’un canon de mitrailleuse qui leur apparaît comme un énorme orifice de passe-boule. Pour les gueules de canon, la tâche est encore plus simple. Et comme ils peuvent s’approcher très près sans être vus, ils ne peuvent manquer leur coup.

14 octobre

Sestrière m’a proposé d’assister à l’attaque dans le poste d’observation du général commandant le secteur. J’ai d’abord demandé si l’endroit était sûr, n’ayant aucune envie de laisser ma peau dans cette aventure. On m’a certifié qu’il n’y avait pas de meilleur abri au monde dans l’état présent de la technique militaire. La curiosité a fini par me faire accepter, bien que j’aie de plus en plus l’impression de perdre mon temps en restant ici. Je ne suis pas homme de guerre. Ma tâche doit consister à répandre dans l’humanité la découverte la plus extraordinaire qui ait jamais vu le jour.

16 octobre

Un motocycliste du G.Q.G. vient d’apporter un pli ultra-secret. Tout le monde sait aussitôt que le jour J est pour demain. Je pars coucher à l’observatoire. En route, nous apprenons que l’heure H sera six heures douze. Ces militaires sont décidément terriblement matinaux.

17 octobre

À quatre heures du matin, la nuit était encore noire, et il faisait un de ces petits vents glacés capables de congeler tout enthousiasme. Par le créneau ayant vue sur les lignes, on ne voyait rien, hormis quelques fusées éclairantes jaillissant de-ci, de-là. À cinq heures, l’aube a commencé, l’horizon était vide, très légèrement brumeux, d’un gris sale et triste : un vrai temps pour mourir. Douze minutes plus tard, Sestrière, qui était près de moi et plus agité que de coutume, a murmuré : « Ils partent. » Il fallait évidemment le savoir pour le dire, car on continuait à n’entrevoir que des nuages de brume sur la plaine basse. Vers cinq heures et demie, nous avons commencé à voir et à entendre des explosions dans les lignes allemandes. Puis les explosions se sont multipliées d’un bout à l’autre du champ de vision. « Ils arrivent », m’a dit alors Sestrière en me serrant, je ne sais pourquoi, la main. De notre côté, pas un avion, pas une saucisse, pas un coup de canon, rien : c’était l’ordre.

Quelques minutes plus tard, comprenant enfin qu’il se passait quelque chose, les batteries allemandes se sont mises à déclencher un tir de barrage sur nos lignes. Les explosions et la fumée des éclatements se mêlaient aux dernières brumes de la nuit. Le tir ne me semblait pourtant guère nourri, quand, tout d’un coup, je me suis senti soulevé de mon banc pour aller donner de la tête contre un madrier, en même temps qu’une explosion formidable me déchirait le tympan et que tout le monolithe de béton dans lequel était ménagé l’observatoire se mettait à vibrer comme une caisse à violon.

— Qu’y a-t-il ? demandai-je.

— Un obus de gros calibre qui est tombé à proximité, me dit Sestrière. Leur artillerie lourde se réveille, c’est bon signe.

Il avait à peine fini, qu’une seconde explosion me rendait sourd pour trois minutes, au bout desquelles je parvins à comprendre qu’il me criait dans l’oreille : « Aucun danger. »

Je ne sais s’il y avait du danger et si le béton devait assurément l’emporter contre la dynamite, mais je compris sans peine, à la précision du tir, que l’artillerie lourde adverse savait parfaitement où se trouvait l’observatoire du secteur. J’estimai alors que si, en ce lieu, on continuait à ne rien voir, on y entendait décidément trop, et je pris discrètement le chemin des galeries d’évacuation communiquant avec les environs. Je dus me tromper de côté car, au bout d’un quart d’heure, je débouchai en pleine campagne sur une petite éminence, dans un endroit qui me parut assez voisin du front, à en juger par le tir de barrage de l’ennemi qui jalonnait nos lignes à un kilomètre devant moi.

Mais, en ce nouveau lieu, j’étais au moins à l’air libre et ne servais plus de cible aux projectiles de gros calibre. Je me mis à plat ventre, et pris mes jumelles. Le soleil s’était levé, mais on continuait à ne rien voir. Peu à peu cependant, le tir de barrage m’a paru diminuer d’intensité, ce que j’attribuai, sans en être sûr, à l’avance des Lilliputiens qui devaient avoir atteint les batteries ennemies. L’horizon se dégageait lentement. Deux, trois lignes de crêtes, trouées d’entonnoirs, apparurent, absolument désertes. Aussi loin que je pouvais voir, le champ de bataille était vide. L’heure de l’assaut des divisions normales avait pourtant sonné depuis longtemps. Des milliers d’hommes attaquaient, là, devant moi, et je ne voyais rien. Pourtant, en scrutant attentivement le terrain, j’aperçus à deux kilomètres, pendant quelques secondes, une masse mouvante qui devait être un tank franchissant une crête. Par bouffées, le vent du nord-est m’apportait aussi le bruit de quelques rafales de mitrailleuses lointaines. Lassé par la monotonie du pseudo-spectacle, je me proposais de regagner l’arrière, quand un gros éclatement vint épanouir son champignon monstrueux de fumée, à quelques centaines de mètres derrière moi, et je me recouchai de nouveau sur le sol. Soudain, un bruit de tonnerre me glaça le sang dans les veines. Je cachai comme l’autruche ma tête dans la terre. Le bruit se rapprochait de moi, mais ne rappelait pas le sifflement d’un obus. Risquant un œil, j’aperçus les ailes d’un avion volant à peine à trente mètres de haut. À ses cocardes, je reconnus avec satisfaction un des nôtres. Il était suivi d’un second avion, puis de trois autres, et ainsi passèrent au-dessus de moi, me frôlant presque, une centaine d’avions : c’était l’aviation d’accompagnement qui partait à l’assaut. Les appareils peu à peu s’enfoncèrent vers l’horizon, et disparurent derrière les crêtes. Le ciel, comme la terre, redevint désert et à peu près silencieux.

Le soleil d’automne commençait à taper dur sur le tertre où j’étais blotti. J’en avais assez. À trois ou quatre cents mètres sur ma droite, j’aperçus enfin une file de quelques hommes, semblable à une cordée d’alpinistes dans le décor désert de la montagne, et qui se silhouettaient le long d’une crête. Je levai les bras, j’appelai, encore qu’ils ne pussent m’entendre, je courus quelque temps vers eux. Mais ils disparurent soudain dans un élément de tranchée qui courait comme une nervure blanche sur le flanc gris de la colline.

J’avais soif, je ne voyais plus rien. C’était bien la peine d’être au milieu même du champ de bataille dans l’instant historique qui devait décider de son passage à la postérité ! Mon opinion était faite maintenant : on ne voyait rien, on ne voit jamais rien. Il faut attendre que les imaginations et la légende recréent, ou plutôt créent les choses pour qu’elles deviennent perceptibles. La réalité, c’étaient ma gorge sèche, ma présence insolite en ces lieux, et certaine odeur de terre et de chair en putréfaction qui se mélangeait à celle de mon gilet de flanelle où depuis le matin je suais avec une bonne volonté digne d’être mieux récompensée. Deux ou trois éclatements qui, en s’épanouissant dans le ciel comme des fleurs japonaises dans un verre d’eau, fleurirent de leurs boules blanches le décor lointain, ne purent retenir mon attention, je m’orientai d’après le soleil et pris résolument la direction du sud-ouest, celle de l’arrière.

Après une demi-heure de marche dans un terrain difficile semé de trous d’obus et de flaques de boue, cette boue des temps de guerre qui semble rebelle à toute dessiccation, je parvins sur un vague chemin empierré, tant bien que mal rafistolé avec des rangées de rondins, et où je manquai d’abord de me donner une entorse. Me fiant à cet axiome qu’un chemin mène toujours quelque part, je le suivis de mon mieux pour aboutir à une sorte de village nègre abandonné, un amas de casemates désertes qu’un écriteau oublié m’apprit avoir été le P.C. de la 104e division. Des fils téléphoniques, des débris de vêtement, des boîtes de conserve éventrées, de vieux ustensiles de cuisine jonchaient le sol. J’appelai, un aboiement me répondit. J’ouvris les trois planches disjointes qui constituaient une manière de porte. Un chien bondit, ne prit même pas la peine de me flairer, et disparut. Ainsi, le seul être que j’eusse rencontré sur le champ de bataille était un chien perdu, et, qui plus est, ingrat !

Reprenant ma route, j’entendis vers trois heures de l’après-midi un bruit de moteur venant du fond d’un vallon. Enfin, j’eus la satisfaction, – si satisfaction il pouvait y avoir, – de revoir des hommes : une section de camions automobiles était embourbée là, et à grands renforts de cris, de coups de gueule, de coups de pédales d’embrayage essayait de se dégager. Je descendis la pente, droit vers un des chauffeurs, pour lui demander mon chemin. Il arrêta son moteur pour pouvoir m’entendre. Le lieutenant qui commandait la section, rendu furieux par cet arrêt de la manœuvre, commença à m’interpeller d’un ton rogue. Je le pris de très haut. Le résultat fut qu’il me fit remettre entre les mains de deux gendarmes qui se tenaient quelques centaines de mètres plus loin, à un croisement de route.

— Et la prochaine fois, je vous ferai fusiller, me dit ce lieutenant en guise d’adieu.

Les gendarmes me trouvèrent suspect. Mon accoutrement ne plaidait pas pour moi : j’avais bien un casque, mais ma jaquette était couverte de boue, mon gilet déboutonné laissait voir que ma cravate noire avait largement déteint sur ma chemise, quant aux jambières de cuir où j’avais pris soin d’enfermer le bas de mon pantalon rayé, elles tournaient autour de mes jambes et donnaient à croire que j’avais les mollets sur les tibias. Le résultat ne tarda guère : je fus emmené comme espion au poste de commandement du corps d’armée. Au moins devait-ce être à l’arrière.

Quand nous arrivâmes, mon escorte et moi, dans le petit village où devait se trouver l’état-major, la confusion la plus grande régnait dans les rues et dans les bureaux du corps d’armée installés dans le presbytère… Je n’aurais jamais cru qu’il fût possible de faire quelque chose, même la guerre, dans un pareil désordre. Au reste, on n’y faisait rien. Renvoyés de bureaux en secrétaires et de secrétaires en chefs de bureaux absents, mes gendarmes perdirent patience au milieu des coups de téléphone, des quolibets des plantons, du bruit des tracteurs qui embouteillaient le croisement des routes devant l’église. Après avoir pris conseil d’un infirmier détaché d’une ambulance voisine et qui fumait des cigarettes en attendant la victoire, ils décidèrent de m’enfermer jusqu’à nouvel ordre dans les W.-C. du curé, la seule pièce qui fermât à clé dans toute la demeure de ce saint homme.

Trouvant la plaisanterie un peu forte, je commençai par tempêter pendant un quart d’heure, faisant à moi seul plus de bruit que le front d’attaque. Rien n’y fit, la porte était solide. Alors, de guerre lasse, je m’assis, puisque aussi bien ce lieu contenait un siège, et je commençai à rédiger mes souvenirs de guerre au crayon sur mes manchettes.

C’est là qu’à onze heures du soir, j’ai été délivré par le général Sestrière en personne qui, s’apercevant de ma disparition, avait en vain téléphoné tout l’après-midi dans les états-majors pour essayer de me retrouver. Ma mauvaise humeur a cédé dans l’atmosphère de succès qui soulève toute l’armée. J’ai enfin appris ce qui s’était passé : les retranchements ennemis sont emportés sur une profondeur de cinq à dix kilomètres sur tout le front d’attaque de la division Mu. Trois divisions motorisées s’élancent dès cette nuit dans la brèche ouverte. Six autres suivront demain matin. Au grand quartier général, où nous sommes revenus en auto séance tenante, on est rayonnant.

D’après les premiers rapports des commandants d’unités, les pertes en Lilliputiens atteignent à peine 1 pour cent, encore doit-on considérer qu’il entre dans ce nombre pas mal d’égarés qui seront retrouvés les jours suivants. Les petits hommes font preuve d’un cran extraordinaire. Ils ont l’impression que le champ de bataille leur appartient, et leur invulnérabilité leur confère un moral dont les mortels ordinaires ont perdu le souvenir. Faisant une conversion vers l’est, la division Mu doit poursuivre demain matin son attaque pour enlever de flanc les bords de la plaie ouverte dans les lignes allemandes. Toutes les escadrilles de bombardement s’envolent pour pilonner les routes de l’arrière-front chez l’adversaire. Je m’endors au bruit de la naissante victoire.

18 octobre

En attendant le général en chef parti en tournée d’inspection sur le front d’attaque, on me rapporte une pluie d’anecdotes.

Les Lilliputiens d’une patrouille furent surpris par les artilleurs d’une batterie ennemie qu’ils venaient de détériorer. Ceux-ci, pour en finir avec ces manières de rats, voulurent les écraser à coups de pelles et de bottes. Mais sous les semelles allemandes, les petits hommes, si durs qu’ils ne peuvent être écrasés, s’enfoncèrent seulement dans le sol où ils se trouvèrent merveilleusement à l’abri, attendant seulement pour sortir leurs petites têtes et lancer leurs grenades que leurs adversaires eussent tourné le dos.

Ailleurs, c’était un caporalinet, – on appelle ainsi un caporal de la division Mu, – qui, arrivant sur le bord d’une tranchée bétonnée, se trouve à hauteur du visage d’un commandant allemand. Celui-ci, n’en croyant pas ses yeux, s’écrie : « Was ist das ? Was ist das ? » Le caporalinet en profite pour envoyer une grenade réduite dans l’arrière-gorge du commandant et, sautant dans le fond de la tranchée, disparaît fort heureusement dans la boue pendant l’explosion et la volatilisation du Herr Kommandant !

Un lieutenantinet, se glissant entre les caisses d’une section de munitions, a pu pénétrer dans les caves de l’aérodrome souterrain de la IIIe armée allemande, et ceinturer de dynamite six torpilles d’une tonne qui, éclatant une heure plus tard, ont ramené l’aérodrome à l’air libre mais dans l’état qu’on imagine.

Il paraîtrait aussi qu’un Lilliputien, ayant réussi à se loger entre les tampons d’un train allemand roulant vers l’arrière, a pu semer entre les rails, tel le petit Poucet, des bombes à retardement qui, explosant un quart d’heure plus tard sur la voie, l’ont détruite avec une précision inhabituelle et une parfaite régularité sur toute sa longueur, sans qu’on pût deviner que ces attentats criminels venaient du train qui continuait paisiblement sa route.

En bref, il semblerait que le champ d’action de ces petits hommes fût illimité.

Notre communiqué est un véritable bulletin de victoire qui s’abstient, bien entendu d’indiquer la véritable cause du succès. Par contre le communiqué allemand est curieux à lire :

«  Sur le front occidental, agissant par surprise, le commandement adverse a déclenché une attaque en Lorraine. Nous avons victorieusement repoussé l’adversaire sur toute l’étendue de la ligne d’attaque à l’exception d’un petit secteur au nord de Mézières où l’ennemi, employant vraisemblablement des procédés nouveaux à base d’ondes hertziennes, a réussi à faire sauter à distance quelques-uns de nos ouvrages défensifs. »

19 octobre

Dès son retour, le général en chef m’a reçu et donné l’accolade.

— Vous nous avez donné les moyens de remporter la victoire, m’a-t-il dit.

Pour varier un peu les plaisirs, je lui ai proposé de fabriqué une division de géants de six mètres de haut qui, marchant à grands pas et couvrant 100 kilomètres par jour, pourraient exploiter le succès bien mieux que les unités motorisées. Ces hommes, extra-légers pour leur taille, insubmersibles, franchiraient en se jouant les rivières et les obstacles naturels…

Il n’a pas mordu à cette proposition. Ce n’est pas la première fois que je m’aperçois que les militaires préfèrent les nains aux géants.

— Et vous-même, mon général, ai-je dit en insistant, je pourrais, si vous le vouliez, vous donner les dimensions de la statue de feu Hindenbourg.

Il a cru à une plaisanterie et m’a répondu :

— La République se méfierait d’un commandant en chef de cette taille. Fabriquez-moi seulement pour l’instant trois nouvelles divisions Mu, je ne vous demande pas plus.

22 octobre

Le front allemand cède à une cadence où je reconnais la marche des mes petits hommes. Pour l’instant la nouvelle arme est invincible.

29 octobre

Un vent de victoire passe sur le pays. Le dénouement approche. L’adversaire commence à comprendre qu’il ne peut pas lutter.

13 novembre

J’écris au bruit des cloches qui sonnent l’armistice. J’ignore ce que cette guerre aura apporté de bon ou mauvais à mes semblables. Pour ma part, elle m’aura incontestablement servi. Mais c’est maintenant que va commencer pour moi le gros effort, et ma guerre personnelle pour la reconnaissance et l’application de ma découverte.

14 novembre

Il m’a fallu me rendre à une convocation de la présidence du Conseil. Le président Lefèvre-Utile m’a demandé, avec des formules qui sentaient l’orateur politique, de céder au gouvernement le monopole de mon invention dont, sur le rapport du maréchal Palmont, il veut faire un secret intéressant la défense nationale.

Je lui ai éclaté de rire au nez, ce à quoi il ne m’a pas paru habitué.

— Une découverte comme la mienne ne s’enterre pas comme le secret du feu grégeois dans les archives d’un ministère, lui ai-je répondu. Elle intéresse l’humanité tout entière, elle lui appartient.

— Que voulez-vous donc ? m’a-t-il demandé.

Voyant que j’avais affaire à un être obtus, je n’ai pas craint de répondre :

— Changer la face du monde.

Il m’a regardé comme on regarde un fou. Sa petite cervelle incapable de rien voir au-delà de l’arithmétique des scrutins ne comprenait plus. Pour m’amadouer, il m’a annoncé qu’il me nommerait grand’croix de la Légion d’Honneur. Je lui ai dit que je n’avais même pas le Mérite agricole, encore que je pusse fabriquer des poireaux géants. Nous nous sommes quittés plus que froidement.

15 novembre

Mon génie m’a visité la nuit dernière. Comme le prestidigitateur, je vais de plus en plus fort. Un premier tour de force m’avait permis de faire servir la guerre à quelque chose, un second tour de force, encore plus remarquable, va me permettre de faire servir une victoire militaire à quelque chose.

Pour lancer ma découverte dans le public, il me faut un coup de publicité sensationnel. C’est à quoi va me servir la victoire. Tandis que les gouvernements et les diplomates de l’Europe, ne comprenant plus rien à cette guerre si rapidement dénouée, pâlissent sur les conditions de la paix future à laquelle nul n’est préparé, je vais convoquer demain chez moi les représentants de la grande presse et leur donner une interview sensationnelle au cours de laquelle je révélerai le moyen qui nous a permis de remporter la victoire.

17 novembre

Réussite sur toute la ligne. Voici les manchettes des journaux du jour :

Fantastique révélation du D r  Flohr. Le miracle de la Meuse était un miracle de la Science ! Les tout petits soldats de France. Les Lilliputiens invicibles. L’atome élastique au service de la France. Plus fort que Gulliver ! Incroyables confidences d’un savant français. C’est David qui a vaincu le Goliath germanique. Le Dieu des armées était une souris. Les mystères du Deuxième Bureau dépassés !… etc.

18 novembre

Je n’ai plus une minute. De toutes parts le téléphone me relance. On me demande de Londres, de Moscou, de New York, et même de Berlin, – peut-être de la part du généralissime vaincu qui voudrait savoir à quoi s’en tenir sur les causes de sa défaite. À midi, la porte de ma maison a été enfoncée par les curieux. Heureusement, j’avais pris soin de m’installer à l’hôtel Crillon. Le roi des Belges m’invite à déjeuner. Miss Europe me télégraphie qu’elle veut cueillir sur mes lèvres la saveur du génie. D’Hollywood arrive une proposition de contrat avec le double des émoluments de la star la plus chère. L’U.R.S.S. annonce qu’elle me fait cadeau d’un appareil de bombardement trimoteur transformé en avion de tourisme et de plaisance. Jusqu’au jury du prix Nobel qui me demande d’établir un dossier de candidature ! Les journaux américains m’appellent « Einstein au cube », et « World-scientist n° 1 ». Personne ne parle plus de la paix. Trois cent quatre-vingt-deux demandes en mariage sont parvenues ce matin à mon adresse. Enfin, on crie dans les rues une brochure intitulée : Le D r  Flohr, sa vie, son œuvre, où rien n’est vrai jusqu’à la photographie censée me représenter et qui est celle de l’Aga-Khan… On peut dire que j’ai jeté un joli pavé dans la mare des folies humaines. C’est la gloire.

On m’apporte à l’instant un câblogramme de ma fille : « Est-ce vrai, vieux singe ? Stop. Ethel. » Je lui fais répondre : « Ya », pour lui montrer que, moi aussi, je sais l’américain.

Demain, communication à l’académie de Médecine.

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