Deuxième partie Mémoires de Miss Ethel Flohr

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Ma vie n’a vraiment commencé que le jour où, school-girl perdue parmi des milliers d’autres, je suis brusquement devenue la fille de l’homme le plus célèbre du monde. Moi qui, la veille encore, devais comme toutes mes camarades emprunter à une amie des bas de soie ou une robe pour sortir, faire la queue pour entrer au théâtre, déjeuner dans les drugstores, et supporter que les glaces des vitrines me séparent toujours du manteau de vison de mes rêves, je m’éveillai un beau matin avec l’univers à mes pieds. Une escorte de quarante journalistes m’attendait à ma porte, un crédit illimité chez mon coiffeur, toute la haute couture se mettait à mes ordres, et le courrier m’apportait plus d’invitations que je n’eusse pu en accepter en mille ans. Ma photographie en première page de tous les journaux me valait, partout où je m’adressais, de ne plus rencontrer que des sourires bienveillants. Toutes les difficultés de l’existence se trouvaient miraculeusement aplanies. D’un seul coup, je me trouvais portée au sommet du building de la renommée, bien plus haut que ceux de l’Hudson. Pour que la tête ne m’ait pas tourné, il faut qu’elle ait été solide. C’est néanmoins dans une manière de rêve que je pris le bateau pour revenir en France. Durant toute la traversée, je fus reine encore. L’enchantement ne cessa qu’au Havre.

La gloire devait faire, – du moins je l’imaginais, – de tout homme un prince charmant. Quand je vis mon père sur le quai, le saisissement fut tel que j’en laissai glisser mon sac à main dans le bassin du port.

— Mon pauvre papa, tu es trop laid ! ne pus-je m’empêcher de m’écrier.

Son parapluie crevé, son paletot fermé par une épingle de nourrice, un chapeau melon verdâtre enfoncé jusqu’aux oreilles le faisaient déjà impossible. Mais sa tête ! Je l’avais toujours traité de vieux singe, et bien souvent m’étais rendue au zoo dans l’intention de me familiariser avec son image lointaine. Mais l’expression d’un orang-outang tire toujours quelque tranquille noblesse de sa stupidité. Le visage de mon père, lui, était dévoré par le génie, – or, le génie est affreux. Telle est la première vérité que je découvrais lors de ce premier revoir. De toutes les leçons que je dus par la suite à mon père, celle-là n’était peut-être pas la moins bonne.

« Comment ma mère a-t-elle pu aimer pareil homme ! » me disais-je encore dans le train transatlantique, avec un désespoir de petite fille. Mais deux semaines ne s’étaient pas écoulées que je me trouvai conquise par le génie paternel, et un revirement complet me permettait de comprendre dans quelle atmosphère futile s’était jusqu’alors passée ma vie. Mon père était un homme prodigieux. Il passait à travers la gloire et les conventions ordinaires avec autant de détachement qu’un clown dans un cerceau de papier. Rien ne le retenait, hors son œuvre. D’une activité incessante, il allait de son laboratoire à son bureau d’homme d’affaires, sans distraire une minute. Aucune considération ne semblait devoir l’arrêter dans la tâche qu’il s’était fixée. Ni les sentiments, ni les nécessités sociales, rien n’avait grâce qui pouvait barrer sa route. Il était possédé par la grandeur de sa découverte dont il était alors presque seul à entrevoir les conséquences fantastiques. Il voulait aller jusqu’au bout, quoi qu’il pût arriver. En peu de temps, à son contact, je me trouvai comme envoûtée par la puissance magique qui menait son intelligence et sa volonté, et je compris toute l’étendue de ses desseins. Quand, un soir, il me demanda avec sa brusquerie habituelle : « Dinde, tu veux te marier ? » je me bornai à hausser les épaules. Pour le moment, ma tâche était ailleurs. Il s’agissait de soulever le monde, et rien n’était plus tentant pour ma jeunesse que de l’assister de toutes mes forces dans cette entreprise inouïe.

À l’époque où j’arrivai en France, mon père avait su tirer parti du tapage de sa renommée pour faire adopter par le corps médical le principe d’une variation de taille d’environ 20 pour cent – exactement 16 pour cent – pour le traitement curatif de la tuberculose. Les résultats des expériences faites pendant la guerre étaient parfaitement concluants. Toute résistance ne pouvait être que l’œuvre de la mauvaise foi. La flohrisation – le mot était déjà dans le langage – se révélait souveraine contre toutes les maladies microbiennes, aiguës ou chroniques. L’individu, placé par le changement de taille dans une sorte de nouvel espace aseptique et vierge, jouissait d’une protection parfaite contre tous les microbes. Un institut Flohr fonctionnait à Versailles et traitait 700 cas par jour.

« Il était temps qu’une nouvelle gloire vienne se substituer dans la reconnaissance humaine à celle de Pasteur un peu décrépite », me faisait ironiquement observer mon père. Mais ce n’était pas de reconnaissance qu’il se souciait. En veine de confidence, il ajoutait : « Avec la médecine, nous avons déjà un pied dans la place. » La place, c’était la routine humaine qu’il s’agissait de vaincre afin de pouvoir aller de l’avant.

N’hésitant pas à s’orienter vers les voies les plus diverses, et même en apparence les plus divergentes, mon père s’occupa alors de conquérir l’épicerie – il faut toujours réussir dans l’épicerie, disait-il – et de demander au commerce de l’alimentation les importantes ressources qu’il ne pouvait raisonnablement attendre de l’exercice de la médecine. Il mit au point un procédé de flohrisation des denrées périssables pour la fabrication de conserves en tout genre. Il suffisait de réduire atomiquement de 20 pour cent les fruits et les légumes pour les soustraire à l’action chimique de l’air et à la pourriture. De la sorte, il put bientôt concurrencer tous les marchands de petits pois extra-fins en fournissant des pois encore plus fins simplement enveloppés dans un sachet de cellophane. Appliqué au poisson frais, le procédé rendait inutile les frais de transport en wagons frigorifiques. Dans un tout autre domaine, un traitement analogue pour l’essence d’aviation permettait de réduire le volume de ce carburant et d’emporter dans un dé à coudre de quoi battre le record de distance. Il semblait que, dans toutes les branches du commerce et de l’industrie, de nouvelles possibilités s’offrissent en foule.

Je m’initiai cependant aux méthodes paternelles, et ne tardai pas à apporter dans ses projets et ses affaires ma note personnelle. Durant mon séjour en Amérique, mon œil s’était habitué aux longues jambes des Anglo-Saxonnes, et, de retour dans mon pays, je me trouvai péniblement impressionnée par la vue de nos embryons de femmes latines qui traînent leur derrière au ras du sol. Il me vint à l’idée qu’une légère augmentation de taille de 5 pour cent, outre qu’elle donnerait à la silhouette féminine les quelques centimètres manquants, effacerait du même coup les rides du visage, tout en le préservant pour l’avenir de l’injure des agents chimiques de l’air. Il se révéla en effet bientôt que la flohrisation était pour le visage féminin la véritable eau de Jouvence. Il suffisait de lancer le traitement.

Approuvant cette idée, qui devait familiariser le grand public avec sa découverte en lui attirant toute la clientèle féminine, mon père me donna carte blanche. Je pris alors dans ses affaires la direction d’un nouveau département, dit de la flohrisation de la Femme, et ouvris un institut de beauté où l’on se mit en devoir de dilater sans tarder les clientes. Les résultats furent merveilleux. En peu de temps, je ne pus satisfaire aux demandes et dus créer de nouvelles succursales. La mode s’en mêla. Tout un réseau de salons de dilatation s’étendit sur le pays. Enchantés des affaires que nous leur faisions faire, – car toute femme grandie devait renouveler sa garde-robe, – le consortium des grands couturiers, le syndicat des chausseurs parisiens, la chambre professionnelle de la haute mode, l’amicale des fourreurs et de la passementerie se mirent en rapport avec moi, versant primes et commissions pour tout traitement, et utilisant toute leur force de persuasion, qui est grande, à m’envoyer des clientes. Je me partageais entre Mercure et Esculape. Toute cette époque fut une période d’activité grisante. J’avais appris en Amérique la manière de conduire la publicité, et je connaissais assez les femmes pour savoir comment les manœuvrer. Peu à peu, je devins une manière de dictatrice de la beauté.

— Avant un an, pus-je bientôt dire à mon père, on ne rencontrera plus, dans les milieux convenables, une seule femme ayant moins de un mètre soixante-quinze.

Cependant, il restait sombre. « La gloire d’une Elizabeth Arden ne doit pas plus nous retenir, disait-il, que celle d’un Pasteur. Guérir ou embellir, c’est bien, mais c’est peu. Il faut plus d’audace, pousser jusqu’au bout des possibles, et en venir à diversifier à l’infini les tailles humaines. Alors l’humanité s’égaillera dans des régions neuves, connaîtra d’autres curiosités, et un nouvel avenir s’ouvrira devant elle. »

Quand nos succès se confirmèrent dans toutes les branches où nous nous étions risqués, mon père crut le moment venu d’ouvrir une clinique spéciale où seraient entreprises des transformations plus radicales. Son intention était que tout individu qui en ferait la demande pût recevoir la taille de son choix. Intention bien hardie pour l’époque. Si la curiosité du public était au plus haut point éveillée, il n’y puisait point encore le goût de se soumettre au traitement. Nous connûmes alors des heures d’attente pénibles qu’égayèrent petitement quelques anecdotes. Durant les premières semaines il n’y eut qu’une commande bien triviale, celle de deux cirques qui demandèrent qu’on leur fabriquât des phénomènes : sept nains et deux géants. Mon père proposa de pousser la taille de ceux-ci à quatre mètres. Mais une certaine crainte de la grandeur régnait dans l’humanité d’alors et les impresarii ne voulurent pas qu’on dépassât deux mètres soixante-quinze. « Au-delà, disaient-ils, on ne croirait plus qu’ils sont vrais. »

C’est le jour de mon anniversaire que, par une coïncidence heureuse, mon père vit entrer dans son cabinet son premier client bénévole. Par malheur, c’était encore une manière de fou. Le malheureux était intoxiqué de poésie, de Baudelaire en particulier. Au cours de la consultation, il commença par lire avec ravissement le sonnet de la géante :

J’eusse aimé vivre auprès d’une jeune géante…

— Le songe du poète d’hier peut-il devenir la réalité d’aujourd’hui ? s’écria-t-il.

— Bien aisément, fit mon père.

— Pouvez-vous faire de ma maîtresse une géante et de moi un nain ? Pourrai-je

Comme un hameau paisible au pied d’une montagne

Dormir nonchalamment à l’ombre de ses seins ?

— Il ne tiendra qu’à vous, et à elle, répondit mon père avec flegme.

Le double traitement commença sans tarder. J’y assistai avec une curiosité passionnée. Quand les patients quittèrent la clinique, ils formaient le couple le plus étrange qu’on pût rêver. Mon père fit au poète toutes les recommandations voulues, l’avertissant du danger que son poids excessivement concentré pouvait faire courir à la jeune femme détendue à quatre mètres et qui, rousse et bébête, ressemblait maintenant à un gigantesque panneau-réclame pour savon Palmolive. Ce fut peine perdue. Les hommes, les poètes surtout, sont stupides. Notre client revint deux jours plus tard : l’imbécile avait tué sa maîtresse. Pour pouvoir dormir à l’ombre du sein chaleureux, il avait voulu grimper le long du flanc de la jeune femme. Tant qu’il avait suivi la cage thoracique tout avait bien été, mais un faux pas l’avait fait glisser et, passant entre deux côtes, il avait pénétré comme une lame de poignard dans le cœur de la victime. Lui-même s’y serait noyé, s’il n’avait eu la présence d’esprit d’écarter les bras pour s’accrocher aux os.

Au demeurant, cette mort étrange et originale semblait flatter ses goûts d’excentrique, et il n’aurait pas été loin de s’en vanter avec une fatuité toute masculine s’il n’avait craint d’être poursuivi pour homicide par imprudence.

Devant des conséquences si périlleuses du traitement, j’eus peur, je l’avoue, et fis à mon père des représentations qu’il accueillit comme un quartier de roc fait d’un paquet d’écume. Il me renvoya à mes maisons de beauté. Cependant, lui-même poursuivait petit à petit, mais hardiment, dans la nouvelle voie. Deux hommes de petite taille lui furent amenés par leurs épouses qui désiraient un conjoint de belle stature. Puis ce fut un champion de saut en hauteur qui, pour pouvoir franchir cinq centimètres de plus et battre le record du monde, demanda à être soumis à une dilatation atomique raisonnée. Il faisait montre de faux scrupules :

— Je ne sais si c’est bien sportif…

— Vos concurrents n’ont qu’à faire comme vous, répondit mon père avec sa logique cynique.

Peu à peu, un petit courant de demandes prit naissance. À la suite d’un article paru dans la Revue de Chirurgie, et faisant ressortir l’intérêt qu’il y aurait pour les opérations délicates à agrandir le patient et du même coup l’organe à opérer, deux chirurgiens envoyèrent une demi-douzaine de malades qui furent consciencieusement dilatés. Mon père avait suggéré qu’inversement le chirurgien pourrait être rapetissé, mais la bonne volonté de ses confrères n’alla pas jusqu’à suivre cette suggestion.

D’autres corporations se montrèrent moins timorées. Dans l’horlogerie, des industriels ingénieux comprirent le parti à tirer de tout petits hommes. Ils envoyèrent à la réduction une trentaine d’ouvriers que la promesse d’un salaire triplé avait rendus consentants. De même, deux peintres en miniature et un ramoneur n’hésitèrent pas à se soumettre à une réduction considérable en vue de faciliter leurs travaux.

Ce furent là les pionniers de l’humanité nouvelle. Avec plus d’audace, mon père développait maintenant ses vues dans les publications techniques : « Pour les entomologistes, disait-il, quel avantage n’y aurait-il pas à être de la taille même des insectes qu’ils observent ! Ils y gagneraient de mieux comprendre leurs objets d’étude en se trouvant en sympathie avec eux. Car la sympathie, comme l’antipathie, sont affaire de taille : si l’éléphant nous est plus sympathique que le pou, cela tient surtout à une question d’échelle.

» Par contre, les astronomes, s’ils étaient géants, recevraient sur leurs rétines, agrandies cinq ou six fois, une quantité beaucoup plus importante de la lumière envoyée par les astres lointains, et nul doute qu’ils ne soient alors amenés à en tirer des déductions de la plus haute importance. L’homme peut maintenant grimper ou descendre les degrés de l’échelle sur lesquels Pascal l’avait immobilisé entre les deux infinis. Il devrait le comprendre.

Les corporations savantes faisaient la sourde oreille, mais les travailleurs manuels se montraient plus entreprenants. Tout individu qui se faisait transformer ne le faisait jusqu’alors qu’en vue d’un résultat pratique. Je crois avoir été à l’origine de la première transformation consentie par amour. Une des modestes employées de mes services, une certaine Gabrielle, vint me trouver un jour toute en pleurs. Son fiancé, jeune représentant d’une grosse maison de cuirs et peaux, allait être envoyé en Amérique du Sud et, devant les frais élevés du voyage, elle ne pouvait songer à l’accompagner. Pourtant, elle menaçait de mourir de chagrin si elle devait rester seule. Lui offrir le prix de la traversée eût été témoigner d’une charité banale. Je m’avisai de lui proposer de se faire réduire à des dimensions telles qu’elle pût être emportée dans une valise par l’élu de son cœur, sans attirer l’attention. Jusqu’alors, mon sexe, qui ne rêve que grandeurs, n’avait songé qu’à gagner des centimètres, et j’étais curieuse de voir si une amoureuse sincère pousserait le dévouement jusqu’à s’effacer et ne plus être qu’une souris dans la poche de son seigneur et maître. Gabrielle accepta d’emblée, si instantanément que j’en fus surprise. En moi, un vieux fonds de féminité se prit à envier cette sœur si sûre de son amour. Pour ma part, je ne connaissais personne pour qui j’eusse consenti pareil sacrifice. Mais je ne m’attardai pas à ces sentiments qui appartenaient à une époque déjà passée de ma vie. Sur mes instances, mon père consentit, – une fois n’est pas coutume, – à favoriser l’amour. Gabrielle fut la première femme qu’il réduisit.

La clinique de grande transformation n’opérait guère plus d’une dizaine de clients par jour quand se présentèrent trois personnages à mise équivoque qui se déclarèrent prêts à payer rubis sur l’ongle la somme demandée pour être réduits à dix centimètres. Les collaborateurs de mon père, soupçonnant ces hommes d’appartenir à une bande de voleurs, hésitaient à leur donner satisfaction. Mais mon père fit procéder sans scrupule à l’opération.

— La société, dit-il, n’a qu’à prendre ses précautions et s’adapter aux nouvelles possibilités offertes par la science.

Bien lui en prit car, depuis ce jour, ce fut un courant ininterrompu de personnages à mines patibulaires qui défila à la clinique. L’opération devait être pour eux la source d’affaires lucratives : toute la haute pègre sembla se mettre en devoir de passer dans les autoclaves. Comme j’en faisais la remarque assez désenchantée à mon père, il me répondit en ricanant, avec une de ces formules cinglantes qui lui étaient habituelles :

— Le christianisme aussi a commencé par les humbles.

Au reste, les « humbles », comme disait par politesse mon père, ne furent pas les seuls à songer aux profits plus ou moins licites que l’on pouvait tirer d’une transformation. Un licencié ès sciences se présenta pour être réduit. On crut que c’était par curiosité scientifique, mais, pressé de questions, il finit par avouer que c’était la misère qui l’obligeait à recourir à ce procédé grâce auquel il pourrait se glisser dans les salles d’examen et souffler aux candidats au baccalauréat, qui le paieraient grassement, le texte de leurs compositions ! Cette utilisation de sa découverte fit la joie de mon père. Il était écrit que toutes les possibilités de fraude y passeraient et que les hommes témoigneraient de la plus grande ingéniosité pour tourner les lois et règlements.

Peu à peu, nous faisions tache d’huile. Le petit homme baudelairien, tout consolé de la mort de sa géante, et paraissant très satisfait de ses dix centimètres, vint présenter trois vieux messieurs, membres comme lui du cercle Volney et qui, par curiosité disaient-ils, souhaitaient se faire réduire. On pouvait, à leur air égrillard, voir que les motifs de cette curiosité n’étaient guère vertueux. Satisfaction leur fut néanmoins donnée comme aux autres. On ne refusait personne. Et le chiffre des transformations s’accrut peu à peu, monta à deux cents par jour. La province se mit à donner, la jeunesse à s’intéresser à l’opération. Les élèves de l’École coloniale décidèrent de se soumettre tous à une dilatation de 40 pour cent qui les immuniserait à coup sûr avant de partir au-devant des fièvres et des microbes africains, en même temps qu’elle leur donnerait une stature inspirant le respect aux nègres. La Fédération des gens de mer, la Société des canots de sauvetage invitèrent leurs membres à adopter des dimensions assez grandes pour pouvoir flotter sur les eaux. La flohrisation intégrale entrait ainsi peu à peu et insidieusement dans les mœurs.

Mon père crut avoir partie gagnée. Dans sa satisfaction, il se frottait les mains en faisant craquer les jointures de ses doigts, bruit horrible où je croyais entendre l’annonce des orages à venir. Mes pressentiments ne me trompaient pas.

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Depuis un an que fonctionnaient les instituts de flohrisation, la physionomie de Paris avait commencé à changer. Nos sujets circulaient librement. On ne se retournait plus en voyant un géant allumer sa cigarette aux réverbères, et des colosses pouvaient enjamber les taxis sans plus provoquer les cris de frayeur des occupantes. Le public se faisait peu à peu au pittoresque nouveau dû à l’élargissement des limites de la taille humaine. Sur la place de la Concorde, un petit nain-clochard, qui s’installait chaque soir pour dormir dans un des hiéroglyphes de l’obélisque, n’éveillait plus la curiosité des autocars de Paris la nuit. En général, on faisait avec bonne volonté leur place aux nouveaux hommes. C’est ainsi qu’en certains endroits des escaliers de Montmartre, on avait taillé, sur le côté des degrés, de petites marches qui permettaient aux nains, toujours un peu libidineux, de grimper sur la Butte. Les Grands Magasins ouvraient des rayons où l’on vendait des objets usuels : casseroles, articles de ménage, vêtements, petit outillage électrique, adaptés aux différentes tailles humaines. Les petits hommes trouvaient ainsi à s’approvisionner ailleurs qu’aux rayons de poupées où ils s’adressaient dans les débuts. Un accord prévoyant l’avenir intervenait entre les principales maisons : les Trois-Quartiers travaillaient pour la clientèle géante, le Louvre pour les nains, tandis que le Bon-Marché resterait fidèle à la taille normale. C’était là une excellente division du travail.

Les premiers incidents qui se produisirent furent d’importance assez minime. Trois cent douze nains appartenant à l’association Les petits nains de la capitale s’amusèrent à empêcher de partir l’autobus Passy-Bourse en le surchargeant. Ils s’étaient tous empilés dans le petit placard où le contrôleur enferme son composteur, et il fallut un certain temps avant de les y découvrir. Des protestations assez énergiques s’élevèrent dans le public normal contre cette facétie. Les nains ne voulaient pourtant qu’obtenir, pour leur transport en commun, de petits autobus mieux adaptés à leur taille.

Puis, peu à peu, le nombre de lettres de menaces ou d’injures que mon père trouvait chaque matin dans son courrier se mit à croître. En voici un échantillon que je retrouve dans ses papiers :

«  Monsieur,»

» car je me refuse à vous appeler du beau nom de docteur, qui jusqu’à vous n’avait jamais évoqué que des idées de noblesse et de dévouement, quand vous déciderez-vous à comprendre que la besogne à laquelle vous vous livrez est d’une insigne malfaisance ? Les misérables déchets humains que vous jetez dans la circulation, après les avoir transformés en objets de dégoût pour les autres créatures de Dieu, ne songent à se servir de leur taille anormale que pour donner libre cours à leurs instincts les plus bas. Pas plus tard qu’hier, j’ai eu l’ignoble surprise, étant assise sur un banc du bois de Boulogne, de trouver trois des nains traités par vous, blottis sous ma jupe, sans que la légère averse qui tombait à ce moment pût leur être une excuse suffisante et donner à penser qu’ils cherchaient à se mettre simplement à l’abri. Que de pareilles choses aient été rendues possibles par votre sordide magie suffit à condamner la science et cette époque corrompue qui laisse tout faire. Je vous maudis.

Signé : Une femme de soixante-trois ans, encore pure. »

Rien de tout cela n’était encore, on le voit, bien grave, jusqu’au jour où parut dans un journal du matin cet entrefilet :

«  À la suite de l’assassinat mystérieux de la veuve Tudor, la bouchère de la rue de Grenelle, les constatations de la police judiciaire semblent établir que le crime, une fois de plus, n’a pu être commis que par un individu de très petite taille, ce qui conduit encore à suspecter un de ces pauvres fous qui se soumettent au traitement réductif du D r  Flohr. Il serait temps que les autorités compétentes contrôlassent l’activité des laboratoires du docteur qui semble abuser de la gratitude que nous lui devons pour ses services pendant la guerre. »

Les journaux du soir reproduisirent la note en l’envenimant. Publiquement mis en cause, mon père crut devoir faire front à l’attaque. Dans un communiqué à la presse, il rappela qu’il avait tous les titres à l’exercice de la médecine, que nous étions en République, pays de liberté, que le premier des droits de l’homme était de choisir la taille qui lui convenait, qu’au reste le progrès scientifique n’avait jamais pu être entravé par quelques mesures que ce soient, bref que c’était à l’ordre social de s’adapter aux nouvelles conquêtes de la science. Pour faire preuve de bonne volonté, il suggérait quelques mesures qui pourraient être adoptées : déclaration à la Préfecture de police de la taille que tout citoyen désirait adopter ; constitution d’un corps de police spéciale pour la surveillance des homuncules par des agents réduits, etc.

Cette réponse ne fit qu’exciter nos adversaires et la polémique reprit de plus belle :

«  Tel que l’on a quitté sous une forme normale, soupirait le Journal des Débats, vous revient avec la taille d’une girafe ou celle d’un vermisseau. On ne reconnaît plus personne. Vos amis, vos proches vous deviennent étrangers. La défiance est partout. Cette diabolique invention jette le trouble dans les ménages, dans les familles, dans l’ordre social. L’humanité devient plus changeante que la mer. Son grave visage de naguère disparaît sous un masque de carnaval. »

Puis ce fut l’Association des directeurs de théâtre, épaulée par la Société des auteurs dramatiques, qui fit entendre une vigoureuse protestation contre l’envahissement des salles par une foule de nains resquilleurs. On en trouvait, paraît-il, partout : dans les baignoires, dans les loges des actrices, dans le trou du souffleur, jusque dans le grand lustre. C’était une véritable invasion, contre laquelle l’Opéra et le Concert Mayol avaient déjà pris des mesures, en disposant des grillages aux entrées, et des trappes à souris dans les coulisses.

— Pour une fois qu’il y a du monde dans un théâtre, je ne comprends pas pourquoi ils se plaignent, dit mon père avec un robuste bon sens.

Estimant que son moral pouvait être un peu ébranlé par ce tollé presque général, je fis passer dans les journaux de modes des articles à sa louange.

« Le D r  Flohr, guérisseur des rides du visage féminin, a rendu plus de services à la Beauté, à l’Idéal, et par suite à l’Humanité, que tous les inventeurs nés ou à naître. C’est une statue d’or pur qu’on devrait élever à cet homme qui nous a permis, femmes mes sœurs, de rester jeunes d’aspect jusqu’à la mort, d’enchanter d’un sourire à jamais printanier… etc., etc. »

— C’est idiot, me dit mon père sans ambages, tu me rends ridicule. Restons cois pour le moment. Notre silence désarmera peut-être nos adversaires.

Il y eut en effet à ce moment une brève accalmie, mais tout recommença à propos d’un incident stupide. Amenophis II, le grand krach, favori du Grand Prix, arriva dernier au poteau. On enquêta, on s’aperçut qu’un homuncule s’était attaché pendant la course aux poils de sa queue. La Société d’encouragement éleva aussitôt auprès des pouvoirs publics une vigoureuse protestation. Immédiatement lui fit écho la Commission d’entrée aux grandes écoles, impuissante devant les fraudes dues à l’introduction des nains dans les salles de composition. À son tour le Service des douanes se mit à proclamer son impuissance à arrêter la contrebande aux frontières. La pagaïe semblait être partout.

Rentrant alors en lice, mon père prit la parole à la Radio. Il insista sur les facilités de tout genre que donnait, dans les diverses branches de l’industrie, la possibilité d’utiliser des ouvriers d’une taille adaptée à leur emploi. Il cita des chiffres : la production de l’acier augmentée de 25 pour cent grâce aux hommes de deux mètres cinquante, l’abaissement de 30 pour cent du prix de revient dans l’industrie horlogère, dans la taille des diamants, dans la ciselure d’art. Il montra comment la sensibilité, l’imagination, et avec elles les facultés artistiques de l’être humain, pouvaient être renouvelées par des possibilités de changement de taille. « Quelle nouvelle vision du monde ne nous apportera pas un poète de six mètres de haut ! s’écriait-il. Quels Tanagras ne devrons-nous pas à un sculpteur de cinq centimètres ! Ne voyez pas seulement les inconvénients, mes chers auditeurs, mais pensez à l’immense souffle rénovateur qui va passer dans toutes les branches de nos activités, et, secouant le vieux tronc humain, lui faire porter des fruits nouveaux d’une saveur inconnue jusqu’à ce jour ! »

Ce lyrisme fut dépensé en pure perte. Une nouvelle armée d’adversaires se leva : c’étaient l’Association des pères de famille, la Ligue pour la repopulation, le Comité pour l’accroissement de la natalité. D’un rapport lu à l’époque au dernier congrès pour la Défense de la famille française, j’extrais ces lignes :

«  Voici l’exemple de la famille Randon, une famille d’honnêtes ouvriers, c’est-à-dire qui furent honnêtes avant la mise en pratique de la flohrisation. Depuis, que s’est-il passé ? Le père, pour gagner sa vie dans la mécanique de précision, a dû accepter de réduire sa taille à 24 centimètres. Sa fille aînée Flora, pour suivre une mode imbécile, qu’elle a encore exagérée comme tous les faibles d’esprit, s’est fait développer jusqu’à 2,60 mètres. Le second fils, né bossu, dans l’espoir de faire oublier son infirmité en grandissant artificiellement, a poussé le traitement jusqu’à 3,20 mètres, sans autre résultat que de ressembler à un immense polichinelle. La mère a voulu suivre son mari dans la direction du nanisme, mais sans courage pour aller jusqu’au bout elle est restée à 53 centimètres. Enfin, dans une crise d’amour maternel, mal compris naturellement, pour pouvoir continuer à dorloter et serrer dans ses bras son dernier-né, son Benjamin, elle l’a fait diminuer jusqu’à 12 centimètres !

»  Je vous demande, messieurs, d’imaginer ce que peut être le spectacle de ces gens réunis autour de la table familiale. Quelle unité, quel amour, quelle entente peuvent régner entre des êtres dont la taille s’échelonne entre 10 centimètres et 3 mètres et plus ? De quelle autorité peut jouir un père de famille haut comme un tire-bottes devant ses grands dépendeurs d’andouilles d’enfants ? Aucune, bien entendu, et le résultat ne s’est pas fait attendre. La fille a mal tourné. Le géant bossu rosse son père et sa mère et entend se faire servir comme un potentat oriental. Le fils nain abuse de sa taille pour faire les pires bêtises au foyer familial ; il se cache dans les souliers de sa sœur pour lui gratter les pieds, grimpe à la chaîne des cabinets, décrète qu’il veut habiter la suspension de la salle à manger et refuse de la quitter jusqu’au jour où, par plaisanterie, il plonge dans le potage et ébouillante toute sa famille. Pour échapper à la fureur de son frère géant, il court alors se réfugier dans le trou de la serrure, ne peut plus bientôt entrer ni sortir, et oblige son pauvre bonhomme de père à découper la porte au chalumeau oxhydrique ! »

En écho à ces plaintes, mon père était journellement traité de malfaiteur public, d’ennemi du genre humain. (« C’est peut-être vrai, après tout », disait-il.) Il n’était plus de crimes crapuleux qu’on n’imputât à ses créatures. Certains allaient jusqu’à demander son arrestation, et je dois dire que je l’ai redoutée pendant quelque temps.

Partout on entendait des discoureurs se plaindre que les femmes se faisant grandir par désir d’être belles, tandis que les hommes devaient se faire diminuer pour gagner plus largement leur vie, les deux sexes menaçaient d’être complètement séparés l’un de l’autre. D’autres prétendaient au contraire que l’attrait bien connu des grandes femmes sur les petits hommes allait multiplier les unions, mais obliger à des postures d’accouplement renouvelées de la mante religieuse et indignes de l’espèce humaine. On disait encore que la polygamie renaissait, que l’on voyait de riches oisifs profiter du peu d’encombrement des créatures réduites pour se créer des harems de six, sept, dix petites femmelettes qui s’ébattaient dans leurs appartements comme des statuettes vivantes. Certains se procuraient des femmes de toutes les tailles possibles, véritables poupées russes à l’aide desquelles ils prétendaient rechercher les dimensions les plus propices de l’épouse idéale ! Un soir, je lus dans les journaux que deux députés se proposaient d’interpeller le gouvernement à la rentrée sur les coupables libertés laissées au Dr Flohr pour perpétrer ses douteux agissements. Je ne vivais plus.

— Si la politique s’en mêle, dit alors mon père, tout ira pour le mieux. Tout ce bruit ne contribue qu’à me faire la meilleure des publicités. Au reste, l’humanité a trop bien mordu jusqu’à présent à l’hameçon du progrès, et ce n’est pas maintenant que, pressentant trop tard le danger, elle réussira à se déferrer.

En fait, la flohrisation avait depuis longtemps passé les frontières. Six instituts fonctionnaient en Amérique du Sud, quatre en Europe centrale. On venait d’ouvrir une clinique monstre de traitement à Moscou, et des expériences de dilatation atomique se poursuivaient à l’institut Rockfeller.

— Humanité, tu y passeras, comme l’autre, dans le trou de la serrure, disait encore mon père.

Il semblait y prendre un affreux plaisir. Quelles étaient donc ses intentions ? Parfois il me donnait le frisson, je ne comprenais pas encore qu’à certains moments de son action, le génie doit se montrer presque malfaisant. Je n’étais pas la seule à ne pas le comprendre. Un jour, j’appris que mon père était solennellement condamné en cour de Rome. Voici l’encyclique papale :

« Ému par les plaintes qui s’élèvent du troupeau dont il a la surveillance et la charge devant Dieu, le Pasteur des peuples tient à rappeler quelle fut, à travers les siècles, la sage ligne de conduite de l’Église à l’égard des nouveautés du monde temporel. L’ennemi, nous ne le savons que trop, veille toujours, et, dans le domaine des sciences profanes comme ailleurs, ne cherche qu’à corrompre la céleste moisson. Cependant, il ne nous appartient pas de séparer trop tôt le bon grain de l’ivraie, il faut laisser faire la Sagesse du Père. Mais il arrive que la parole de Son divin Fils puisse nous être dès à présent d’un utile et impératif secours. Or, c’est de la bouche de Notre-Seigneur lui-même que nous tenons cette apostrophe : « Qui de vous peut ajouter une coudée à sa taille ? » Et comme il est manifeste que, dans la pensée de Celui à qui l’avenir comme le passé était présent dans l’immense tableau de la gloire du Père, la réponse à cette question ne pouvait être que négative, nous, Vicaire du Christ, et fidèle interprétateur de Ses commandements, n’hésitons pas à déclarer que toute modification dans la taille de l’homme est impie, contraire à nos Saintes Écritures, attentatoire à la Majesté divine, à l’harmonie de la Création, outrepassement des pouvoirs humains et piège du démon. C’est donc solennellement que nous lançons l’excommunication majeure contre toute personne qui se livre ou se soumet à des expériences sur la taille humaine, ou contribue par ses actes ou ses écrits à répandre la pratique ou le goût de ces errements éminemment condamnables.

» Fait à Saint-Pierre de Rome, l’an XII de notre pontificat, en ce jour des saints Anges gardiens.

» † Pie. »

À cette lecture, mon père se contenta de soupirer : « Ombre de Galilée, où es-tu ? » Et comme j’insistais pour connaître ses sentiments, il répliqua sans que je pusse savoir s’il parlait sérieusement :

— Moi ? Mais il y a plus de vingt ans que je suis converti à l’islamisme !

Il n’était presque jamais possible de pénétrer exactement sa pensée.

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Mon père voyait juste en disant que la politique, en brouillant toutes les cartes, finirait par faire son jeu. La réponse à l’encyclique papale ne se fit pas attendre. Le groupe parlementaire communiste vint nous trouver. Ces camarades souhaitaient d’ajouter deux coudées à leur taille, et, fiers de cette discipline qui émerveille jusqu’à leurs rivaux, ils voulaient que leurs 97 représentants à la Chambre eussent tous uniformément une taille de trois mètres pour commander le respect aux huissiers et à leurs adversaires politiques !

Mon père s’empressa de leur donner satisfaction, et même, averti qu’il était de la modicité des ressources du Parti, il leur consentit un prix de gros.

Puis ce fut le tour du Syndicat des instituteurs. Sachant tout le prestige que confère une taille élevée aux yeux des populations rurales, et assurés par ailleurs que les curés de village ne pourraient les concurrencer sur ce terrain, ces pédagogues avisés souhaitaient avoir leurs trois mètres pour dominer de haut la lutte électorale.

S’adressant à mon père, leur délégué, le camarade Labrousse, concluait par ce petit speech :

— Face à l’inertie conservatrice et aux représentants de la superstition religieuse figés dans leur taille ancienne, nous figurerons dans nos personnes l’essor de la Science une et indivisible, dussent nos élèves attraper un torticolis pour aller recueillir sur nos lèvres les enseignements de la connaissance !

À l’objection qu’un budget d’instituteur était peut-être trop modeste pour subvenir aux frais de l’opération, Labrousse répondit :

— Le gouvernement nous fera voter une allocation spéciale, il n’a rien à nous refuser.

Avec de pareils atouts, la partie s’annonçait mieux. Nos adversaires eurent beau redoubler d’efforts, faire circuler des pétitions dans le public des journaux réactionnaires, tous les vieux partis de gauche, tous les bénisseurs a priori de ce qui peut sortir des laboratoires de la Science, tous les tenants du dogme du Progrès à tout prix, se rangèrent à nos côtés.

Une saute d’opinion était pourtant toujours possible. Nous étions à la merci d’un retournement de la situation électorale. Mais un beau jour, une grande et merveilleuse nouvelle vint amener sur les lèvres de mon père un sourire que je ne me souvenais pas y avoir jamais vu : le gouvernement de l’U.R.S.S., après délibération des commissaires du peuple, venait de décréter que tous les citoyens soviétiques seraient, dès leur majorité, portés uniformément à une taille de quatre mètres !

Les commentaires de la Pravda sur ce sujet étaient particulièrement instructifs :

«  Il importe que, dans l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques, tout soit à l’échelle de l’immense étendue de territoire occupée sur la planète. Le gouvernement tsariste, en dépit de son aveuglement impérialiste, l’avait déjà compris en ordonnant que l’écartement des voies ferrées fût, dans la vieille Russie, supérieur à ce qu’il était ailleurs. Mais rien ne montre mieux, camarades, l’immense progrès fait dans la compréhension des choses depuis la révolution d’Octobre que la comparaison entre cette vieille mesure ferroviaire toute limitée à l’exploitation capitaliste, et l’ampleur de la nouvelle décision prise hier par le Comité exécutif sous la présidence de Notre grand Camarade et Conducteur de Masses, Michel Strogoff : désormais, sur la vieille terre de Pierre-le-Grand, ce seront tous les hommes qui, sans exception, pourront être dits grands. L’U.R.S.S. sera la terre d’Homme-le-Grand.

»  Du haut de ses quatre mètres, le libre citoyen d’une société sans classes, où tous auront également la même hauteur et les mêmes chances matérielles au départ, pourra se rire des perfidies de tous les espions trotzkystes restés ridiculement à la taille des régions capitalistes !

»  Quatre mètres ! camarades, quatre mètres pour labourer, quatre mètres pour forger, quatre mètres pour rire et chanter, mais quatre mètres aussi pour y loger une plus vaste culture !

»  Quatre mètres ! Au temps où le prolétariat était en esclavage ce ne pouvait être que la taille d’une statue. Aujourd’hui, sur la terre de l’U.R.S.S., quatre mètres sera la taille de l’Homme nouveau ! »

Ainsi le problème passait sur le plan de la politique internationale. La boule de neige était lancée, bien lancée.

Toutes les nations commencèrent à se préoccuper des répercussions possibles de la décision russe, et de la position définitive prise par l’U.R.S.S. sur la question de la flohrisation de l’humanité.

En France, la confusion d’opinions restait extrême. Le gouvernement n’osait se prononcer. Nos adversaires redoublaient de lazzis à l’égard d’une invention digne des moujiks qui l’avaient acceptée d’emblée. On déclarait que la situation était renouvelée du mythe de la Tour de Babel, que l’effort global de l’humanité était à nouveau menacé, non plus par la confusion des langues, mais par la confusion des tailles. Le même nom d’« homme » peut-il s’appliquer à des êtres dont les proportions varient de 1 à 100 ? demandaient les plus sérieux. La conclusion de toutes ces controverses n’exigea pas de notre pays un effort d’imagination bien nouveau : il fut décidé qu’un grand débat parlementaire sur la question s’ouvrirait dès la rentrée des Chambres.

Cependant, en Italie, où le roi n’aurait pas été fâché de pouvoir rattraper un peu les plumes de son aigrette, le gouvernement fasciste restait aussi cruellement divisé entre son désir de grandeur et son souci de respecter la vieille tradition catholique. La Grande-Bretagne, elle, n’hésita pas. Un bill, voté en dix minutes par les Communes, interdit l’entrée des îles Britanniques à toute personne qui n’aurait pas sa taille normale. Le Nouveau-Monde observait une attitude expectative. Si les instituts Flohr prospéraient en Amérique du Sud, aux États-Unis trente-deux États avaient à cette époque interdit toute expérience sur la taille humaine.

Ainsi la situation internationale restait incertaine, quand une nouvelle bombe éclata dans le ciel européen. Le silence de l’Allemagne sur sa découverte avait toujours intrigué mon père, et il l’attribuait au mécontentement consécutif à la dernière défaite militaire. Le Reich se rattrapa d’un bond. Un beau soir, les journaux publièrent le texte d’une nouvelle loi qui venait d’être promulguée à Berlin :

« Après des études minutieuses et approfondies faites dans les laboratoires du Reich sous la direction du ministère pour l’Amélioration de la Race, le gouvernement décide que la race germanique s’étendra sur toute la gamme des tailles rendues possibles par l’élasticité de l’atome. Les dimensions adoptées devront être strictement conformes aux tailles, prévues dans le barême suivant :

» ART. I. – Le Führer-Chancelier aura six mètres de haut.

» ART. II. – Les ministres en exercice, le général commandant en chef des armées du Reich, le chef des Sections d’Assaut, les ambassadeurs, auront quatre mètres.

» ART. III. – Tout citoyen allemand, atteignant sa majorité, sera porté à deux mètres cinquante, la taille allemande.

» ART. IV. – Par dérogation, et dans un but d’apaisement religieux, les catholiques pourront conserver leur taille.

» ART. V. – Aucun Juif ne pourra dépasser dix centimètres.

» ART. VI. – Un corps spécial de police, dit police de la Mensuration, et un ministère de la Taille dirigée veilleront à l’observation des dispositions de la présente loi. »

La stupeur, l’inquiétude, l’ironie, la colère se mêlèrent dans les commentaires de presse qui accompagnèrent cette nouvelle sensationnelle. Les plus dédaigneux jusqu’alors commencèrent à nous prendre au sérieux. Les feuilles de droite se mirent à s’inquiéter pour la défense nationale, les journaux de gauche au contraire commencèrent à protester, au nom de la liberté humaine, contre ces mesures aussi autoritaires, inacceptables en pays démocratique. La situation devenait grave, la date de la rentrée parlementaire fut avancée.

Comprenant, une fois n’était pas coutume, que mon père était peut-être la personne la mieux qualifiée pour parler de la question, le président du Conseil d’alors lui demanda d’assister aux débats parlementaires comme commissaire du gouvernement. Cet artifice de procédure lui permit de prendre la parole à la tribune.

J’ai assisté à cette mémorable séance au Palais-Bourbon. L’hémicycle et les tribunes étaient pleines à craquer. Mon père fut écouté comme Moïse descendant du Sinaï.

« Messieurs, dit-il, l’émotion qui s’est emparée du pays devant la généralisation du traitement de la taille humaine dans les contrées voisines est pleinement légitime. Il faut bien comprendre que nous sommes arrivés à un tournant de la civilisation et que nos vieilles machines sociales, qui marchaient cahin-caha sur la route plus où moins droite du progrès, vont se trouver durement secouées dans le virage qui s’amorce. Chacun se demande où nous allons, quelle figure nous révélera le monde de demain. Ce n’est point en fermant les yeux qu’on empêche la catastrophe de se produire. Il fallait un large débat parlementaire. Nous l’avons eu ; je vais maintenant vous faire part de mes réflexions sur ce sujet.

» Un premier point me paraît établi : nous ne pouvons plus faire marche en arrière. L’interdiction pure et simple de la flohrisation, que certains pays ont décrétée, que certains orateurs ont envisagée ici, nous mettrait sur le continent en état d’infériorité vis-à-vis des autres nations, tant du point de vue de la sécurité nationale, à laquelle je vous sais tous particulièrement attachés, que du point de vue économique. L’adaptation de la taille des ouvriers aux tâches qu’ils exécutent a quadruplé le rendement. Ce serait condamner à mort la vie industrielle du pays que d’y renoncer.

» Mais est-ce à dire qu’il faut pousser la flohrisation, comme certains pays l’ont fait, jusqu’à matérialiser dans la taille humaine les divers rangs, dignités, degrés de prestige que connaît la vie sociale ; ou au contraire, pour satisfaire à une idée d’égalité a priori, uniformiser toute une nation ? Non, sans aucun doute, et de telles mesures systématiques, outre qu’elles répugnent à notre tempérament, sont, j’en suis convaincu, fausses et dangereuses et seront certainement rapportées dans un proche avenir.

» Les recherches que je n’ai cessé de poursuivre m’ont permis d’envisager une conception plus subtile de la flohrisation et de ses applications possibles, et c’est cette conception dont je veux vous faire part, à vous les premiers.

» Il me faut pour commencer prendre les choses d’un peu haut ; je n’aurai pas l’irrévérence de m’en excuser devant une assemblée de choix comme celle-ci.

» L’homme, messieurs, a jusqu’à ce jour souffert d’un nombre considérable de maux, mais en allant au fond des choses, on pourrait ramener tous ces maux à une disproportion, à un manque d’harmonie entre le physique et le moral. Notre physique est resté le même depuis l’âge des cavernes. Au contraire, la civilisation et ses constants progrès ont nuancé à l’infini la personnalité humaine, et celle-ci n’a plus alors trouvé dans le moule uniforme que lui offrait la Nature le moyen de se loger à l’aise. À chaque instant, nous nous heurtons contre nous-mêmes. L’escargot est devenu trop compliqué pour les volutes de sa coquille, si j’ose risquer cette comparaison triviale.

» À cet état de choses, la Science devait apporter un remède. Elle l’a apporté, sans trop s’en rendre compte tout d’abord : la flohrisation s’est trouvée être la solution souhaitée.

» Le caractère des hommes, messieurs, dépend de leur taille. Le langage populaire n’a-t-il pas déjà créé ces solides associations de mots que sont le « bon géant », ou le « méchant nain », et qui furent au reste promues au rang de personnages dans le folklore de tous les peuples ? Or, des études médico-psychologiques ont permis d’établir qu’une modification de taille entraînait un changement d’humeur, et, là est le point où je veux en venir, qu’à une humeur d’un genre déterminé correspondait une taille optimum.

» Pour beaucoup d’hommes, le malaise moral tient à ce qu’ils sont trop grands pour eux ; une réduction de taille leur ramènera la paix et le calme. D’autres, aussi nombreux, ne doivent leur misanthropie qu’à leur petite taille. Donnez-leur les quelques empans qui leur manquent, ils retrouveront un sourire satisfait devant la beauté de l’univers.

» Sans entrer ici dans les détails techniques, on peut dire qu’en général les curieux, les avares, les luxurieux trouvent dans une petite taille le moyen de vivre en harmonie avec leurs aspirations, tandis que les gourmands, les envieux, les paresseux voient dans une haute taille la fin de leurs tourments.

» Nous avons le moyen de corriger la Nature, de mettre en accord le physique et le moral, d’augmenter ainsi la satisfaction et le bonheur sur la terre. Est-ce là, messieurs, la besogne de ce malfaiteur social sous les traits duquel on s’est plu à me représenter ?

» Mais peut-être certains d’entre vous m’objecteront-ils que cette application de la flohrisation se trouvera porter atteinte à la moralité en soustrayant l’individu à la lutte contre ses instincts et passions, lutte où il trouvait le ressort de l’énergie et de la grandeur morale ? Que ces objecteurs se rassurent. Car qui empêche que, pour ceux qui le désireront, la lutte ne se poursuive et soit même exaspérée ? Il suffit pour cela de les traiter en sens inverse de celui où ils rencontreraient la guérison. Du curieux, qui trouverait dans le nanisme le moyen d’apaiser sa curiosité, je ferai un géant qui ne pourra satisfaire sa passion, et en luttant contre elle, deviendra peut-être un saint. Devant chaque homme, peuvent ainsi s’ouvrir, comme devant Hercule, les deux chemins du vice et de la vertu. Le choix moral existe toujours, il ne dépend que de l’individu lui-même.

» Messieurs, j’en ai assez dit pour vous permettre de voir dans quel sens doit être conduite l’utilisation la plus habile et la plus heureuse de la flohrisation, et pour que vous puissiez constater, avec une satisfaction légitime, qui est aussi la mienne, que ce sens est celui qui se trouve tout naturellement en harmonie avec l’esprit des lois de la République. Je veux dire que, loin d’imposer à des catégories entières de citoyens des mesures de taille fixées impérativement, il faut laisser chacun se soumettre comme il l’entend au traitement qu’il souhaite, trouver lui-même son équilibre, et nous verrons alors que dans ce domaine tout nouveau de la Science, comme dans tant d’autres domaines, les meilleurs résultats sont obtenus en laissant à tous le maximum d’initiative, en laissant jouer pleinement la liberté, toute la liberté, cette liberté chérie pour laquelle sont morts nos pères. À cette condition seulement, toutes les individualités pourront s’épanouir et, par la diversité infinie des tempéraments, constitueront, dans le cadre de la démocratie, le bouquet le plus harmonieux, le plus fécond de citoyens de toutes sortes dont puisse s’enorgueillir la République ! »

Le succès de mon père fut immense. Le gouvernement l’emporta à quatre cents voix de majorité. Il fut décidé que des offices de flohrisation allaient s’ouvrir dans toutes les préfectures.

Dans la voiture qui nous ramenait, je me jetai au cou de mon père.

— Tu as obtenu tout ce que tu voulais, lui dis-je. Voici venu le temps du triomphe et du repos. La lutte est finie…

Il m’écarta.

— Es-tu folle ?… Finie ?… Mais tout commence à peine… Les imbéciles, ricana-t-il, je les ai bien roulés…

Tu verras la suite.

Je ne comprenais pas ce qu’il voulait dire. Ce n’est que plus tard, peu à peu, que je vis et compris.

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Je vis, au cours des années qui suivirent, le spectacle du monde changer à une vitesse accélérée, je vis tout simplement tomber en ruine la vieille civilisation. On sait quelle folie de mutation s’empara soudainement de l’espèce humaine. Rien ne résista à l’ouragan de la flohrisation. L’attrait exercé sur les hommes par une modification de taille atteignit bientôt les proportions d’une passion furieuse. Faut-il penser que les humains d’alors, dans leur immense majorité, s’ennuyaient tellement dans leur peau qu’ils n’aspiraient qu’à pouvoir en sortir, ou s’en donner l’illusion ? Y avait-il dans la flohrisation la satisfaction d’un instinct profond et essentiel, d’un besoin de nouveauté plus puissant encore que l’instinct sexuel ou l’instinct de conservation ? Ou encore, n’était-ce pas un instinct de l’espèce tout entière, qui la poussait vers une modification de taille, vers une mutation d’ensemble répondant aux désirs secrets de la Nature ? L’espèce humaine semblait vouloir s’évader de sa vieille souche, s’épanouir comme le tronc en branches, chercher ailleurs, hors des anciennes voies, une possibilité nouvelle d’expansion ou d’équilibre.

Sans distinction de sexes, d’âges, de classes sociales, tous les humains, pour un oui ou pour un non, ou même sans aucune raison bien définie, se mirent à fréquenter les autoclaves de traitement. À la moindre contrariété on se faisait changer de dimensions. Dans les pays totalitaires eux-mêmes, où une taille fixe avait d’abord été imposée, une poussée irrésistible de l’opinion publique obtint que le droit au changement de taille fût laissé au libre arbitre de chacun. Et ce fut bientôt la chute catastrophique du château de cartes des anciennes valeurs.

Les valeurs esthétiques furent les premières à souffrir. Le sentiment du beau ne tenait qu’à une question d’échelle, et cette échelle tombait en pièces. Pour un nain, une cathédrale n’était plus qu’une caverne, et le Parthénon n’était bon qu’à faire un tabouret pour le géant descendu des montagnes du Péloponnèse. Les musées se vidèrent de leurs derniers visiteurs. En vain tenta-t-on de faire des répliques, diminuées ou agrandies, des œuvres célèbres ; elles ne signifiaient plus rien. La Joconde réduite, présentée à des homuncules, fut prise par eux pour un œuf sur le plat, un peu pourri. Pas plus que les yeux, les oreilles ne gardèrent de commune mesure. La vieille gamme des sons ne pouvait satisfaire à la fois le tympan d’un nain et l’oreille d’un colosse. Les nains entendent le centième de ton ; quant aux géants, qu’il s’agisse de Mozart et d’Au clair de la lune, tout leur fait indistinctement l’effet des musiques militaires : ils se mettent à marcher au pas. Théâtre et musique en moururent. Le poste de sous-secrétaire d’État aux Beaux-Arts fut abandonné à un gardien de square.

Le langage même ne résistait pas. De nouveaux mots, inhérents à de nouveaux besoins, à une nouvelle optique des choses, naissaient chaque jour. Il y avait un langage nain, un langage géant, un autre supergéant. Un même mot comme « argent », signifiait pour les uns, les anciens, ce qui se gagne péniblement par le travail, pour les nains ce qui se vole, et pour les géants ce qui s’obtient en rouant de coups les plus petits. Les sports n’intéressaient plus personne. La notion de record avait perdu toute signification, et la culture physique était devenue une chose grotesque depuis qu’une simple variation de taille permettait de s’adapter beaucoup plus aisément à l’effort à fournir.

Dans le milieu où jadis se tenait, disait-on, la vertu, il ne restait que peu de monde, et l’on fuyait vers les extrêmes qui présentaient l’avantage d’être plus colorés. Le vol entrait dans les mœurs. La criminalité augmentait dans des proportions stupéfiantes. Du reste, peines et châtiments n’étaient plus adaptés. Une cellule de prison est encore un immense palais pour un nain, et comment guillotiner un assassin de six mètres de haut dont la tête ne peut même pas passer dans la lunette ?

Juristes et moralistes ne s’entendaient plus sur la notion même de responsabilité de l’individu. Un géant qui a commis un crime, s’il fait réduire ses dimensions, est-il encore responsable des erreurs de sa taille passée ? Pour le châtier il faudrait du reste commencer par le retrouver. Allez donc reconnaître un homme qui est passé de quatre mètres à cinq centimètres !

En fait, les registres de l’état civil étaient presque impossibles à tenir. Les passeports étaient périmés. Les frontières devenues perméables laissèrent fuir l’idée de patrie. Les nains couraient librement le monde. Une fraternité de taille se substituait peu à peu aux anciens liens qu’imposaient les communautés nationales. Mais l’idée de fraternité universelle ne résistait pas plus que les anciennes patries. Les humains ne se sentaient plus les coudes, ils se piétinaient les uns les autres. La charité, ce vieux liant de l’espèce humaine qu’on s’était efforcé de monter en épingle, n’était plus comprise. Et devant cet effondrement général, on en venait à penser que la pierre angulaire de la société humaine avait été, sans qu’on s’en doutât jusqu’alors, le mètre étalon, la commune mesure.

L’activité des instituts de beauté que je dirigeais toujours avait alors beaucoup changé. Mes chères sœurs, toujours éprises de changement, et en même temps fidèles à leur instinct grégaire, continuaient à modifier leur taille, mais celle-ci était tout simplement déterminée par la mode suivant les saisons. Certain été, il fallait avoir 45 centimètres. L’hiver suivant, on annonçait qu’en même temps que le port des fourrures de petit-gris et du breitschwanz dans des nuances bordeaux à violine, la taille féminine oscillerait autour de 2,50 mètres.

Ces perpétuelles variations du troupeau des femmes élégantes permirent, par un détour inattendu, de poursuivre des expériences psychologiques du plus haut intérêt. On constata que l’intelligence – sans doute assez mesurée – de nos clientes ne demeurait pas constante au cours de fluctuations de taille, mais passait par un maximum autour de 1,10 mètre. Pour une fois, la mode servit la science. De jeunes intellectuels se firent réduire à cette taille intermédiaire, et leurs facultés s’en trouvèrent notablement accrues.

On découvrit ainsi – et mon père qui l’avait laissé prévoir n’y fut pas étranger – que les facultés humaines variaient suivant la taille adoptée. Tout comme la lumière blanche passant à travers un prisme laisse s’étaler en un spectre les différentes couleurs qui la constituent, l’humanité passant à travers la flohrisation livrait à l’état pur ses qualités et ses défauts, ses vices et ses vertus. À chacun d’eux on put attribuer une certaine zone de taille. Violet, indigo, bleu, vert, jaune, orangé, rouge, nous dit le spectre de la lumière blanche. Sombre bêtise, Bonté, Tendresse, Orgueil, Intelligence, Curiosité, Luxure, Tendance au crime, Agilité, telle fut la gamme que l’on trouva dans l’individu humain de race blanche en descendant des grandes tailles aux très petites.

La pensée que l’on allait parvenir à isoler l’intelligence à l’état pur sans aucun souci moral ou sentimental parasite, excitait beaucoup mon père. Il arrivait que de vieux représentants de l’âge en train de disparaître fissent entendre devant lui des plaintes.

— Ces nouveaux hommes soustraits à l’espace ordinaire, lui disait-on, ces hommes soustraits aux conventions sociales, à la cohésion naturelle du monde, aux vérités morales, soustraits à l’univers rédimé par le Christ, seront peut-être intelligents, mais ce ne seront plus que des machines intellectuelles, des êtres sans foi ni loi, ce ne seront plus des hommes.

Mon père, d’ordinaire taciturne, s’emportait alors, et y allait d’une petite harangue :

— Ce n’est pas tant l’homme qui importe que l’avenir de l’intelligence. Qui vous dit que dans la grande histoire du monde qui est celle du combat mené entre la Nature et l’Intelligence, l’époque de l’individu humain n’est pas dépassée ? Notre temps est peut-être celui où l’humanité se déleste du poids de la vie sociale et de la moralité, pour libérer l’intelligence qui, allègre, va partir vers de nouvelles destinées.

» L’homme, l’homo sapiens est en train de disparaître, dévoré par une découverte fille de son intelligence, cela je l’accorde. Mais est-ce à dire qu’il faille le déplorer ? L’homme du passé, l’individu humain poli par des siècles de civilisation et d’humanisme n’était que l’œuf, le cocon, chargé de conserver pour un temps l’étincelle ténue de l’intelligence, mais le moment est venu où la coque doit se briser, où la chenille doit devenir papillon, où l’intelligence, désormais forte et mûrie, n’a plus besoin d’être rattachée aux mille liens impurs d’une individualité humaine trop cernée.

» Il ne faut pas regretter de voir la coquille de l’œuf se briser, de voir disparaître cette enveloppe humaine à laquelle on attacha trop de soins. Jusqu’alors on prenait l’écorce pour l’essentiel. Mais c’est le poussin qui est l’avenir. »

Cependant, à l’échelle du monde, commençaient les grands bouleversements politiques. Ce fut d’abord l’effondrement de la puissance britannique, victime de son attachement à des traditions périmées. Peut-on imaginer que dans ce foyer de tuberculose qu’ont toujours été les îles Britanniques, la flohrisation, qui constituait pourtant le traitement radical et éprouvé de cette maladie, restait encore interdite ? Aussi, le châtiment ne tarda pas. Les Dominions, secoués par les idées nouvelles, ébranlaient chaque jour le filet aux mailles lâches de l’Empire. Il ne résista pas à la défaite navale de Singapour où la Home Fleet fut anéantie par la flotte japonaise dilatée atomiquement à 400 pour cent. Les gigantesques marins nippons, transformés en submersibles vivants, selon la tactique de l’amiral Sachi, nageaient entre deux eaux en poussant des torpilles vers les cuirassés britanniques, écrasés en surface sous le feu des canons de 64 pouces. Ce jour-là, le pavillon de l’Union Jack a définitivement sombré. La légende veut que la statue de Nelson en ait pleuré des larmes de bronze sur la colonne de Trafalgar square. Pleurs inutiles. Avec la suprématie navale de l’Angleterre, disparaissait la clé de voûte du vieil univers politique. Un monde allait mourir. Comme jadis, à la voix qui criait : « Pan est mort », s’endormirent pour toujours Égipans, Satyres et Oréades, aux cris qui s’élevaient maintenant des rives orientales : « Sachi ! Sachi ! » les pierres de l’antique édifice des nations européennes tremblèrent et s’abattirent.

Brusquement éclairés par cette catastrophe, les États-Unis ouvrirent en grand leurs portes à la flohrisation. Les vieilles résistances puritaines furent balayées comme par un ouragan. Dans toute l’Amérique, avec l’enthousiasme qui caractérise ce jeune peuple, une véritable fureur évolutionniste s’empara des foules. J’appris à cette époque, par d’anciennes amies de collège, qu’un concours fut organisé, une sorte de Marathon de la flohrisation, et que le gagnant totalisa sur sa personne 837 modifications de taille ! Interrogé par les reporters sur ses impressions, et la hauteur qui lui semblait la meilleure, il répondit qu’il ne savait plus où il en était et que chaque matin, au lieu de louer Dieu, il commençait par courir sous la toise pour se mesurer et savoir la conduite à tenir durant le jour !

Et bientôt l’inéluctable se produisit. Peu à peu se constitua sur la terre américaine, aux environs de 1,10 mètre, dans la zone de l’intelligence, une élite d’individus qui, installée aux leviers de commande, forma un Brains Government dont les pouvoirs se substituèrent à ceux des institutions démocratiques défaillantes. Ce fut ce Brains Government qui, poussant à l’extrême limite les possibilités offertes par les traitements de taille, fabriqua ces fameux hommes-ballons, si larges et si grands qu’ils sont plus légers que l’air, et grâce auxquels fut constituée la nouvelle infanterie de l’espace dont la mobilité et la puissance devaient permettre la conquête de l’univers.

Ces hommes, qui ont plus de cent mètres de haut, marchent sur les eaux avec autant d’aisance que sur la terre ferme ; ils s’envolent au moindre souffle et parcourent des distances immenses. L’extraordinaire dilatation de leur chair fait que les projectiles les plus gros les traversent de part en part comme de très fines aiguilles, sans pouvoir éclater et sans leur faire le moindre mal.

Un jour, ils apparurent sur les côtes d’Europe, portés par la houle atlantique. Leurs vagues d’assaut déferlaient avec les vagues du vieil océan, mais ne s’arrêtaient pas au rivage antique des mers. Ce fut un véritable raz-de-marée de géants inhumains frappant de terreur nos vieilles populations bretonnes, et jetant dans les rangs de nos troupes la même confusion que jadis les éléphants d’Annibal jetèrent dans les légions romaines… Ainsi, par un curieux retour des choses, l’Amérique nouvelle envahissait la vieille Europe, et lui rendait la visite des Pizarre et des Almagro. Ce fut à notre tour de connaître le sort des Incas, et de race conquérante devenir race conquise. Contre ces armées qui tombaient du ciel, nous n’avions que des moyens de défense aussi insuffisants que les lances des Aztèques contre les mousquets de Cortez. Nos escadrilles d’avions qui partaient au combat étaient dispersées sans effort, et chaque appareil cueilli, écrasé comme une mouche importune par les nouveaux fantassins de l’espace.

J’ai vu manœuvrer leurs troupes d’occupation dans les plaines de la Beauce. Une extraordinaire bêtise, qui est la caractéristique régnant dans ces zones extrêmes de la dilatation humaine, permettait d’obtenir là de merveilleux soldats d’une discipline exemplaire, et d’une bravoure à toute épreuve. Ils ne craignaient pas la mort : pas plus qu’un animal, ils ne savaient ce que c’était. Ils marchaient sur nos villes comme sur des fourmilières. Leurs pieds étaient sur les nations, à la lettre, comme pour le vieux Dieu de l’Écriture. Un coup de sifflet de leur chef, semblable à un coup de tonnerre mais plus strident et déchirant les nuées, les ressemblait en ligne. Un horizon de Tour Eiffel semblait alors se dresser sur la plaine. À un second signal, ils urinaient tous ensemble et, allégés par ce jet de lest naturel, ils s’envolaient majestueusement comme de mauvais anges monstrueux, tandis que nos récoltes s’abîmaient dans le déluge qu’ils laissaient derrière eux.

Ces nouveaux conquérants purgèrent la terre des vieilles rivalités nationales. Les querelles de clocher ne survécurent point à la disparition des clochers. Le Brains Government ne tarda pas à étendre sa domination irrésistible et rationnelle sur toute l’étendue de la planète. L’ère nouvelle commençait.

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Avec l’ère nouvelle, l’homme-outil a remplacé la machine-outil de jadis. L’homme des temps passés avait besoin d’outils pour suppléer aux insuffisances d’un organisme physique rudimentaire et rigide, et toute l’activité humaine s’était orientée vers une mécanisation de la planète. Désormais, ce fut l’homme même qui se transforma en outil. Plus besoin de véhicules pour se déplacer rapidement, il suffisait de grandir. Plus besoin de ballons, d’avions, il suffisait de pousser la dilatation jusqu’à s’envoler soi-même. Plus besoin de machines pour fouiller les entrailles de la terre ; des légions d’hommes-fourmis, à peine visibles à la loupe, s’enfonçaient dans le sous-sol pour en inventorier et extraire les richesses.

La Nature, veillant à l’adaptation du règne animal, avait aussi, sous le nom d’instinct, choisi la solution qui lui faisait doter l’insecte de l’organe nécessaire à l’exercice de sa fonction. L’homme en était arrivé maintenant à ce point que son intelligence lui permettait d’en agir avec la matière vivante comme la Nature elle-même. Il faisait en lui la synthèse de ces moyens complémentaires que sont l’intelligence et l’instinct, et parvenait à une domination sans précédent de l’Univers.

L’essor qui en résulta dans tous les domaines fut prodigieux. Ces robots intellectuels que sont les membres du Brains Government se sont attaqués avec succès à tous les problèmes de la science et de la technique. La connaissance du mécanisme des choses, qui s’est doublée d’un pouvoir immédiat sur elles, a progressé à pas de géants. Je n’en citerai qu’un exemple : celui de la chirurgie exercée par des hommes-fourmis. Ces hommes minuscules compensent les effets d’écrasement que pourrait produire leur poids par un champ magnétique qui les tient en équilibre au-dessus de la table d’opération. Dès lors, pour opérer une appendicite, le petit chirurgien entre tout simplement dans le tube digestif du patient et va réséquer sur place l’appendice. Tous les orifices du corps y sont passés. Il n’y a plus d’erreurs de diagnostic possibles. Les oto-rhino-laryngologistes vous entrent dans les oreilles, le nez, la bouche comme des super plombiers, experts pour se rendre compte des dégâts et y remédier. Le dernier stade du progrès a été atteint dans la chirurgie du cœur. À Boston, les spécialistes de la nouvelle école, équipés de minces scaphandres, s’introduisent comme des égoutiers dans une veine du malade, se laissent porter par la circulation du sang jusqu’au cœur et en réparent la paroi aussi aisément qu’on posait jadis une plaque de tôle au flanc d’un vieux cuirassé. On va même jusqu’à prétendre qu’en réduisant encore les dimensions, les bactériologistes pourront bientôt entamer des combats singuliers avec les microbes, ce qui sera la fin de la par trop grossière sérothérapie ! En tout cas, un fait est certain : depuis que se sont multipliés les hommes-fourmis, puces, punaises, poux et autres insectes nuisibles ont disparu de la surface du globe, comme jadis les loups chassés peu à peu par les hommes. À mesure que l’espèce humaine s’étend sur la gamme des dimensions, elle fait le vide parmi les espèces animales.

De l’amour, il n’est plus question. Il correspondait à une taille de l’individu comprise entre 1,55 m et 1,75 m, taille dont on ne retrouve pratiquement plus de représentants dans les jeunes générations. La fécondation est devenue toujours artificielle. Dès leur naissance, les nouveau-nés sont transportés dans les nurseries gouvernementales, – ce qui a délivré le monde du facteur conservateur qu’était l’amour maternel, – et sont réduits uniformément à 5 centimètres de haut, pour pouvoir être manipulés aisément et logés en grand nombre dans un petit espace. La nursery modèle d’Ozoir-la-Ferrière en compte 3 millions sur un emplacement de deux hectares. On peut les y voir, chacun logé comme une petite larve dans sa cellule, l’ensemble rappelant assez une ruche d’abeilles. On laisse les enfants croître jusqu’à seize ans, époque à laquelle ils atteignent environ 6 centimètres. Ils sont alors soumis à toute une série de tests physiques, psychologiques, intellectuels qui permettent de déterminer leurs facultés, leur caractère, leur tempérament et, suivant les résultats de l’examen, ils sont affectés à une zone de taille déterminée. Les plus intelligents sont naturellement portés à 1,10 m. On tire parti des idiots en les développant jusqu’à 200 mètres de haut, taille où ils peuvent rendre encore des services dans l’infanterie de la stratosphère en remplaçant avantageusement les ballons-sondes de l’Office mondial de météorologie. Comme le nombre des idiots n’a pas sensiblement diminué par le monde, nous en venons à connaître le temps avec une parfaite précision et la moindre averse nous est prédite huit jours d’avance. Du reste, depuis quelque temps, on utilise ces hommes extra-légers pour déplacer les nuages au mieux des besoins de l’agriculture.

Il est remarquable qu’aucun des enfants ne peut être porté à l’ancienne taille normale de l’homme. En effet, après avoir passé seize ans dans un espace aseptique, sans échange chimique possible avec l’espace ordinaire, il serait immédiatement la proie des microbes qui foisonnent dans notre univers s’il reprenait des dimensions atomiques normales. Il n’y a que nous, les vieux de la vieille, qui puissions, grâce à notre entraînement ancestral, continuer à vivre dans ce monde infecté.

Mais de jour en jour, tandis qu’intervenaient tous ces bouleversements, nous devenions plus étrangers à nos contemporains. Le moment vint où je ne pus comprendre l’obstination que mettait mon père à ne pas vouloir se faire transformer. Chose étrange, en effet, lui, l’inventeur de la méthode, l’homme qui avait été à l’origine de tout ce bouleversement, il refusait d’entrer dans l’autoclave dont il avait si souvent manœuvré les portes pour tant d’autres. J’avais beau lui représenter qu’un homme de son intelligence, porté à la taille voulue, verrait s’épanouir en lui une seconde floraison de son génie, il secouait la tête, et, si j’insistais, me donnait de vagues raisons philosophiques.

— Pendant longtemps je n’ai été qu’un savant comme les autres, expérimentant au laboratoire, interrogeant la Nature. Mais je conduis en ce moment une expérimentation d’un tout autre genre, autrement ambitieuse : c’est l’humanité tout entière que je confronte avec le pouvoir dont la science peut la doter. Crois-tu donc que c’est simplement par goût de la destruction, ou par vain désir de pousser jusqu’au bout les conséquences de ma découverte, que j’ai tant lutté pour qu’elle s’imposât ? Non, non, je voulais, et je veux encore, savoir si en allant jusqu’au bout des pouvoirs que lui donne la connaissance, l’humanité s’améliore. Il n’est pas sûr en effet que la soif de connaître soit légitime, que le progrès ne soit pas une course à l’abîme, que ce remède : connaître, qui, pris à petite dose, jouit d’un effet curatif, ne soit pas, à forte dose, le poison dont les dieux seraient morts. Tout penseur s’est posé ces questions, mais il s’est contenté de ratiociner à leur sujet. Pour ma part, pour obtenir une réponse à cette interrogation fondamentale, je me suis adressé à l’expérience. C’est sur l’humanité tout entière, comme sur une gigantesque armée de cobayes, que j’ai essayé mes pouvoirs pour savoir, par un résultat pratique, quelle proportion de bien ou de mal gît en la Science et la Recherche de la Vérité ! L’humanité va-t-elle en devenir meilleure ou pire ? L’expérience est en cours et jusqu’à ce jour je n’ai pu me faire une opinion. Si je me lance dans le courant que j’ai contribué à déchaîner, le vieux problème ne se posera plus pour moi, je serais emporté vers des activités nouvelles. Tandis qu’immobile sur la rive avec l’humanité ancienne, je peux suivre les résultats et juger si le sérum inoculé à la bête est curatif ou poison mortel.

Il eût été sans doute plus simple de me dire qu’il se faisait vieux, mais les hommes de génie eux-mêmes ne font guère cet aveu. Par tendresse filiale, et encore que ce sentiment fût bien démodé, je restai près de lui, résistant à la tentation d’aller jouer ma partie dans le nouvel univers. Cela n’allait pas sans difficultés. En effet, notre vie à la taille normale devenait de plus en plus difficile. À la devanture des magasins figurait un gros indice : 40, 80, 150, 400, etc…, qui indiquait l’état de dilatation atomique des denrées qu’on y vendait par rapport à l’indice normal qui était 100. Il me souvient qu’un jour, souhaitant fêter à l’ancienne manière le quatre-vingtième anniversaire de mon père, j’ai voulu lui acheter un gâteau. Il me fut impossible de trouver sur toute la rive gauche une pâtisserie d’indice normal. Je dus prendre, en contravention avec les règlements, un saint-honoré de dimensions 20, grand comme un confetti (ce sont surtout les petits hommes qui aiment les gâteaux), et le dilater moi-même au laboratoire. Il nous fit bien mal au cœur.

Bientôt, il y eut plus grave.

L’administrateur de Brains Government chargé de la province France, dont les limites correspondent à peu près à notre ancienne patrie, mécontent de voir subsister sur son territoire un nombre assez important d’hommes fidèles à la taille normale, décida que ces hommes seraient désormais parqués dans une réserve spéciale au sud du Massif Central. Ils devraient y rester jusqu’à leur mort, comme les spécimens d’une espèce en voie de disparition.

Considérant comme injurieuse cette disposition qui nous frappait comme les autres, mon père fit une démarche auprès de l’administration. Il estimait que son nom, et les souvenirs qui y étaient attachés, lui donnaient le droit, à lui, le Démiurge de la nouvelle humanité, de bénéficier d’une mesure de faveur. Son amour-propre fut mis à une rude épreuve : son nom ne dit rien à l’administrateur. L’intelligence actuelle est si peu basée sur la mémoire et le passé que tout ce qu’il avait pu faire avait déjà sombré dans l’oubli.

— Il fut un temps où l’humanité se faisait pourtant un devoir d’honorer ses grands hommes, dit mon père en songeant à lui-même.

— Humanité ! Devoir ! Honorer ! Quel langage ! répondit l’administrateur en riant. Et qui songerait à honorer les grands hommes de 300 mètres qui sont des brutes épaisses !

J’insistai cependant pour que mon père ne fût pas envoyé dans un camp de concentration.

— Impossible, fut-il répondu, vous ne pourriez plus vivre ici. Les magasins d’indice 100 vont tous être supprimés dans la capitale. Ils y entretiennent la flore microbienne de l’ancien espace que nous avons décidé d’aseptiser. Voyez ce rapport du laboratoire central qui a analysé une rondelle de saucisson prélevée dans une charcuterie normale : c’est à faire dresser les cheveux sur la tête, il y a là de quoi empoisonner un million d’homuncules. Nous ne pouvons plus vivre à côté d’un tel foyer d’infection. Vous, les hommes du passé, avez laissé dans l’espace trop d’impuretés. Voyons, mon cher docteur, mettez-vous à notre place : accepteriez-vous de vivre dans une singerie ?

— Que ne vous en allez-vous ? s’est alors écrié mon père, rendu furieux par la comparaison de la singerie.

Mais l’autre a répliqué :

— Nous ne nous en allons pas, pour la même raison que ce sont les singes qui sont à l’intérieur des cages et les hommes à l’extérieur.

Une race de singes, voilà bien ce que nous étions devenus pour nos descendants. Ils ne gardaient pour nous que la sympathie dont nous-mêmes témoignions jadis à l’égard de nos ascendants, et dont les grilles des jardins zoologiques indiquaient la mesure.

Se drapant dans sa dignité, mon père me défendit d’insister. Au retour, je le suppliai encore de consentir à se laisser réduire, à suivre le courant du progrès ; il s’y refusa avec la dernière énergie. Mais il ne voulait pas que je me sacrifiasse pour lui ; il me demanda, m’ordonna presque de l’abandonner, de repartir là-bas, en Amérique, pour suivre la fortune de la nouvelle humanité. Ce fut à mon tour de refuser avec une énergie plus tendre. Lorsque les gendarmes stratosphériques se présentèrent à notre domicile, j’accompagnai mon père sur le chemin des Cévennes.

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