CHAPITRE PREMIER

Nous étions tous debout dans la cellule. Lui seul était assis sur son lit de prisonnier. Son visage disait la fatigue, de larges cernes entouraient ses yeux, mais il était très calme. L’exécution devait avoir lieu quelques heures plus tard. Il tenait à la main une vieille enveloppe.

— Voilà ce qu’il ne faut pas oublier, disait-il. J’emporte cette lettre, je la mettrai sur ma poitrine, et ma dernière pensée saura où se réfugier en attendant la mort. N’oubliez pas un viatique de ce genre, si vous deviez, un jour, vous trouver dans la même situation…

Il y avait aussi une autre chose qu’il avait préparée, mais il m’est impossible de m’en souvenir maintenant.

— Enfin, dit tout bas notre camarade Pierre Leblanc, il est insensé qu’on condamne à mort pour des motifs politiques. Ne pourrait-on tenter quelque démarche, agir auprès de quelqu’un ?

Nul ne savait quoi répondre. Une voix dit :

— C’est cette loi sur les complots contre la sûreté de l’État.

À ce moment, un bruit d’armes s’éleva derrière la porte de la cellule. Pour ma part, je refusai d’en voir et d’en entendre davantage. Je fermai les yeux et m’attachai à ne plus penser à la scène qui allait suivre. Des souvenirs défilèrent en ma tête.

Je retrouvai ce jour de mon adolescence où j’étais allé rêver au bord d’un étang dans la forêt. L’eau faisait entendre un léger clapotis. Autour des herbes grasses et droites volaient des libellules, brillantes comme des bulles de savon. Le soleil d’été était sur le point de se coucher, et cette heure était associée pour moi à un très vieux souvenir : celui de la première fois où j’avais regardé le ciel. Pour en bien comprendre l’importance, il faut savoir que mon père m’avait élevé sévèrement. Mes matinées et mes après-midi se passaient devant un petit pupitre où je noircissais des pages et résolvais des problèmes. Mais, à la fin d’un beau jour, il arriva que mon père qui venait d’acheter une automobile, m’emmena dans sa voiture. J’étais seul sur les sièges arrière, et, comme nous roulions sur une longue route déserte, je renversai la tête tout surpris de rencontrer au bout de mon regard les grands nuages blancs suspendus dans la profondeur du ciel. La sensation était étrange de voir défiler les nuages comme les dalles d’une route fantastique. L’air frais coulait sur mon visage. Il faisait doux ; la quiétude du soir imprégnait toutes choses. Je m’émerveillai devant ce ciel vu pour la première fois, et j’avais souhaité que cette promenade ne finît jamais.

Bien souvent, par la suite, il m’était arrivé de souhaiter que certains instants ne prissent pas fin. Ce n’étaient point généralement des instants heureux comme celui que je viens de dire, mais plus souvent les instants qui précédaient une chose pénible ou douloureuse. Ainsi, à huit heures du soir, durant mon enfance, j’avais coutume d’étudier l’anglais avec un professeur qui venait spécialement à la maison. Cette heure de travail supplémentaire m’était odieuse, et vers huit heures moins cinq, recroquevillé dans le petit fauteuil d’osier que l’on m’avait donné une année, pour ma fête, j’avais maintes fois souhaité, en attendant le coup de sonnette du professeur, que ces cinq dernières minutes ne s’écoulassent jamais, et que l’éternité vînt figer pour toujours l’univers.

Un bruit de crosses se fit entendre. Je relevai brusquement la tête. Où étais-je ? Je n’en savais rien. Je me sentis poussé, bousculé ; je me penchai vers mon voisin pour lui demander de me renseigner. Il répondit par des signes vagues : c’était le fils de la mercière du coin, le muet ; je ne l’avais pas reconnu.

Après, j’ai marché pendant longtemps. Au moins, m’a-t-il semblé que ce fût pendant longtemps. Je voulais échapper à la vision du dernier supplice de mon maître. Mais, comme par un fait exprès, je débouchai sur le polygone même où les troupes étaient déjà massées pour assister à l’exécution. Essayer de m’enfuir était impossible ; de toutes parts, la foule me pressait. Je cherchai quelque visage de connaissance, un camarade avec lequel j’eusse pu échanger un regard qui m’aurait soulagé ; je ne trouvai que des figures inconnues et curieuses de voir, tendues vers le spectacle auquel je ne voulais pas même penser. J’entendis un bruit de sabots de chevaux. C’était le peloton de cavaliers entourant la voiture cellulaire.

Ainsi, il était là, lui, derrière ces volets fermés, serrant sous son bras gauche la lettre qu’il nous avait montrée. Je concentrai ma pensée sur le souvenir de son visage, dans l’espoir qu’au passage, à travers toute la multitude et les cloisons qui le séparaient du reste du monde, il sentirait la chaleur de cette pensée amie, désireuse de le soutenir.

Il y eut une sonnerie de trompettes : quelque chose de clair, de joyeux, et comme un appel de mort aussi. Non pas une mort qui eût été un squelette hideux et décrépit, mais une mort semblable à une jeune fille un peu maigre marchant dans les champs sous le soleil, par un matin d’avril aigre et cependant agréable. La pensée qu’il entendait, comme moi, la trompette, et la certitude qu’il évoquait de la même manière le visage de la mort à travers ces notes légères, cette pensée adoucit un peu mon désespoir.

Quelqu’un, derrière moi, me poussa ; je sentis sur ma nuque le souffle d’une narine, et, à la façon dont ce souffle se précipitait, je devinai que la minute se faisait plus émouvante. Car j’avais refusé à nouveau de voir, j’avais refermé les yeux ; j’avais même posé une main sur ma figure.

Comme rien ne se levait en ma mémoire pour occuper ma pensée, je rouvris les yeux pour me prouver que je continuais à vivre. Par une petite fente entre deux de mes doigts, je ne voyais qu’un très mince fragment du monde. Dans ce fragment se trouvait justement une tache noire et lointaine : celle d’un homme, d’un homme seul que je reconnus aussitôt au port un peu hautain de sa tête. C’était lui, dans le même veston fripé, avec le même pantalon à rayures que je lui avais vu si souvent ; lui, si semblable à ce qu’il avait toujours été, si familier à ma vue et à ma pensée, que je ne pus croire que, dans la minute suivante, il allait mourir. Des larmes me vinrent, et je ne pus plus rien voir. D’autant que, de crainte qu’on ne vît mon émotion, je rassemblai mes doigts et les enfonçai un peu dans le creux de mes orbites. J’entendis, car je ne pouvais pas ne pas entendre, et je préférai boucher mes yeux plutôt que mes oreilles, une voix militaire qui, nette et hostile, scandait des syllabes. D’un mouvement involontaire, j’accentuai la pression sur mes yeux, et je vis jaillir ces effets de lumière qui avaient jadis émerveillé mon enfance : ces boules orangées, ces radiations violettes, tous ces étranges dessins d’une géométrie colorée qui se meuvent lentement sur l’envers des paupières et semblent composer le décor d’un autre monde.

J’entendis un bruit de métal contre du métal, et un remous parcourut la foule, frisson que je transmis autour de moi, comme une vague pousse la suivante. Je pensais alors à ce jour où j’avais rêvé si longtemps sur une plage déserte. Le même bruit que faisaient jadis les hautes vagues en se brisant sur les rochers à l’heure de la marée montante, devait encore maintenant se faire entendre là-bas. Là-bas où j’eusse dû être, là-bas où je voulais être. Je me réfugiai dans le bruit éternel de la mer indifférente aux pauvres agitations humaines. Ce bruit, je décidai que je le choisirais comme viatique quand mon heure, à moi, serait venue de mourir, fidèle en cela à la dernière leçon de mon maître. Puisque, moi, je n’avais aucune lettre à mettre sous mon bras, aucune autre chose pour m’apaiser et y placer ma suprême confiance, oui, je choisirais le bruit de la mer qui dit une solitude immense et sans douleur.

À ce moment, une chose douce vint au contact de mon autre main, celle que je laissais pendre dans la foule, et cette chose était une main dont les doigts cherchaient à se nouer aux miens. De surprise j’inclinai la tête, et je vis près de moi une jeune fille qui s’abstint de me regarder, mais dont la main, en accentuant sa pression sur la mienne, me révéla qu’elle sentait mon regard tourné vers elle. Sa main, tout à coup, se cramponna à la mienne : c’est à ce moment que la détonation retentit. Je serais tombé si je n’avais été supporté par mes voisins. Une voix, celle de la jeune fille sans doute, murmura à mon oreille : « C’est un crime… ». En guise de réponse, j’enlaçai mes doigts aux siens.

Maintenant, la foule se disloquait. Des vides se firent dans la masse humaine et des mouvements commencèrent à s’amorcer. Je tenais toujours la main qui avait accepté de se nouer à la mienne, et, tout doucement, cette main, comme une rêne légère, m’entraînait. Bientôt nous nous trouvâmes dans une rue écartée. La jeune fille marchait à pas lents, comme quelqu’un qui accompagne un malade. Elle respectait mon silence.

— Comment vous appelez-vous ? lui demandai-je enfin.

Au lieu de me répondre, elle soupira : « Pourquoi les hommes se tuent-ils ? »

Je ne trouvai rien à répondre. Nous arrivions devant une petite maison d’aspect propre quand la jeune fille s’arrêta et me dit : « Je suis arrivée, mais, je vous en prie, entrez. Tout à l’heure, vous irez mieux. »

J’acceptai, sans bien savoir ce que je faisais, et je me trouvai dans un salon assez frais dont la large baie laissait voir un jardin. Une cage contenant des oiseaux occupait un angle de la pièce derrière le divan, et un plateau, chargé d’accessoires pour prendre le thé, était posé sur une table basse. La jeune fille s’était assise et me regardait, mais sans insistance gênante. Je remarquai ses belles mains qu’elle croisait avec aisance sur son genou. Dans un élan de reconnaissance, je me levai pour les lui baiser.

Elle caressa un instant ma tête penchée, disant : « Calmez-vous, calmez-vous » et, à sa voix, les oiseaux de la cage commencèrent à chanter. Elle se tourna vers eux, d’un léger sifflement les fit taire, et alla ouvrir la baie, comme pour me dire de ne penser qu’à ces choses paisibles que laissait voir le jardin. Mais je ne voulais rien voir, je n’étais plus dans un état où comptent les choses qu’on peut voir. Tout ce que j’éprouvais venait du monde que je portais en moi, d’un monde sur lequel j’étais sans action, mais qui, seul, paraissait exister. J’avais encore sur les lèvres un peu du parfum qui imprégnait les mains de la jeune fille, et cela était frais, vivant, tendre comme une caresse : j’imaginai que les fleurs du jardin des âmes pouvaient avoir cette même odeur, et je me promenais dans ce jardin, beaucoup plus profond et plus mystérieux que celui qui s’offrait à travers la baie.

Celle chez qui j’étais, s’était assise à son piano. Discrètement, elle jouait une mélodie dont je me souvenais avoir jadis entendu certains passages, mais sans parvenir à situer ce souvenir. Une chute de phrase revenait périodiquement, et, dans mon esprit, s’associait à la bruine emportée par le vent, à l’épanouissement d’un jet d’eau. Mais où avais-je vu ce jet d’eau ? Je n’osai questionner la jeune fille. Au reste, peu importait, et je continuai seulement de me pencher sur les mouvements d’âme que faisait naître en moi la musique.

Il me semblait que ces doigts sur les touches de l’instrument, ces doigts qui tout à l’heure avaient miraculeusement pressé les miens, maintenant me guidaient encore, mais en appuyant sur une région plus profonde et très secrète de mon esprit. Et là encore, je me laissai conduire, étonné de la science qui permettait à cette jeune fille de comprendre mieux que moi-même ce dont j’avais besoin, et qui était de me faire vivre ailleurs, de me soustraire à ce monde ordinaire où je n’avais jamais rencontré que des occasions d’être meurtri et l’impossibilité de fleurir – je dis bien, de fleurir – car en ces lieux où, je ne sais comment, elle se trouvait m’entraîner, je n’étais plus comparable qu’à une plante consciente qui sait que sa fleur va pouvoir enfin échapper aux fibres resserrées de sa tige…

Il est difficile de reproduire sans obscurité les choses très claires que je ressentais alors. Je m’approchai de celle qui jouait toujours, sur un rythme maintenant plus lent, et je lui dis : « Ah ! Comme je vous envie de pouvoir si bien comprendre ! Et d’agir comme s’il n’y avait que des rêves… »

Elle tourna vers moi ses yeux où je vis quelques larmes. Elle cessa de jouer, et sur un ton de reproche me dit : « Mais il ne faut pas le dire, voyons ! »

J’acceptais qu’elle me parlât par demi-énigmes que je croyais comprendre. J’allais poursuivre quand elle se leva.

— Il me semble avoir entendu sonner, dit-elle.

Je la suivis du regard. Elle s’approcha du téléphone, inclina la tête pour porter l’écouteur à son oreille.

— Oui,… dit-elle. C’est moi… Eh bien ! Marguerite,… Naturellement…

Et je crus entendre qu’elle fixait un rendez-vous, le surlendemain, dans une allée du Parc, à six heures, à l’entrée du Vélodrome.

Il y avait peut-être là indiscrétion involontaire de ma part. Je me levai, estimant ne pouvoir prolonger indéfiniment cette hospitalité qu’elle offrait à un inconnu, encore qu’elle le connût mieux qu’il ne se connaissait lui-même… Ce dernier compliment que je lui fis, était un peu embrouillé, et ne parut pas plaire. Je pris congé, sans avoir la pensée de lui demander où je pourrais la revoir.

Quand je me trouvai dans la rue, il était environ cinq heures après-midi. Je marchai d’abord au hasard, la tête pleine des événements de ces dernières heures, et ma pensée se trouva si occupée que je m’engageai, sans m’en apercevoir, dans une impasse dont le fond était occupé par un garage. J’y pénétrai, croyant poursuivre mon chemin.

— Monsieur désire ?

C’était le garagiste qui m’interrogeait. Revenant à moi, je vis d’abord une voiture, qui portait sur le pare-brise un chiffre : 22 500 je crois, et désignant l’objet, je demandai à l’homme quelques renseignements. Alors commença une sorte de marchandage, d’autant plus ridicule que je n’avais pas l’intention d’acquérir le véhicule à quelque prix que ce fût. Je ne sais comment je m’en fusse sorti, si, à ce moment, je n’avais vu pénétrer dans le garage mon ami Pierre Leblanc vers lequel je marchai comme vers un sauveur.

— Je suis content, me dit-il aussitôt, de te rencontrer. Sais-tu qu’ils ont transporté le corps à l’institut médico-légal ?

— Pourquoi ? fis-je. Pour l’autopsier ?

— Les condamnés dont la famille ne réclame pas le corps doivent finir dans les seaux à ordure de l’amphithéâtre…

Sa réponse me fit sursauter.

— Calme-toi, dit Pierre, suis-moi.

Il venait justement chercher sa voiture dans ce garage. Je montai près de lui, heureux de me trouver avec quelqu’un qui me dispenserait du soin d’avoir à me guider moi-même, ce dont je me montrais manifestement incapable.

À peine avions-nous démarré qu’il me dit :

— Voici ce que nous avons décidé, Hortense Bonfils, Paul Desclaux, et moi. Nous irons cette nuit voler le corps à l’institut médico-légal. Veux-tu être des nôtres ?

À l’odeur de café qui me vint aux narines, je reconnus à ce moment que nous passions devant la brûlerie de la rue Serpente, dont le nom m’avait tant frappé lorsque, étant enfant, j’étais passé pour la première fois devant elle. Je ne sais comment il se faisait que, depuis l’adieu de mon maître, tant de souvenirs d’enfance m’envahissaient. Je n’étais plus l’homme qui vit, mais l’homme qui a vécu. Ces pensées firent que j’apportai quelque retard à répondre à la question de Pierre Leblanc, et que, surpris, il tourna la tête vers moi. Je passai à ce moment la main sur mon front.

— Es-tu souffrant ? demanda-t-il.

— Non, non, répondis-je vivement, il faut, bien entendu, rentrer en possession du corps si nous le pouvons. Je suis des vôtres. Que devrai-je faire ?

Il m’apprit que nous allions précisément en décider avec ceux qu’il m’avait nommé, et qu’il devait retrouver dans une clairière de la forêt des Sept-Pies, pour ne pas attirer l’attention.

La forêt des Sept-Pies avait été longtemps le but de mes promenades d’enfant et d’adolescent. Nous y entrâmes par la route de Huchemont, et prîmes à gauche après la cabane du garde forestier. C’était les derniers jours d’avril, des bourgeons couvraient les branches d’une teinte verte. Le sol était détrempé, mais le soleil brillait dans le ciel bleu. Un écureuil traversa le chemin devant la voiture, et j’y vis un présage favorable. Au lieu de rendez-vous, nous trouvâmes l’autre voiture : nos amis étaient restés sur les sièges en nous attendant. Notre automobile se rangea contre la leur, au milieu du chemin désert, et la discussion commença.

Paul Desclaux était, comme nous tous, étudiant en médecine, mais plus âgé, et sur le point de passer les derniers examens de son doctorat. C’était un garçon à visage gras et bon enfant, avec lequel on se sentait en confiance, mais sans que l’intimité pût gagner les couches profondes. On ne connaissait pas sa famille, il semblait en avoir un peu honte et n’en parlait jamais. Il avait ses entrées à l’institut médico-légal, et nous comptions principalement sur lui pour la réussite de notre plan.

Hortense Bonfils, la nièce du maire, avait assisté aux petites réunions plus ou moins clandestines où nous retrouvions celui que j’appelais mon maître. C’était la seule femme qui avait été admise à le faire. Sans être jolie, elle avait un certain charme avec ses cheveux courts sous son béret. Ses yeux verts m’avaient beaucoup plu durant les premiers temps que je l’avais rencontrée, mais j’avais vite compris qu’elle ne pouvait rien éprouver à mon égard, et une franche mais ordinaire camaraderie avait été alors la règle de nos relations.

Pierre Leblanc dit : « J’ai amené René Desmoiseaux » – c’était moi – « puisque c’était celui qu’il semblait préférer… » Mes yeux, à ce rappel, se mouillèrent, et je ne protestai pas. Mes camarades s’étaient donc rendu compte que j’étais le disciple préféré…

Paul Desclaux prit ensuite la parole. D’habitude, il parlait sur un ton bonhomme que je ne pouvais supporter bien longtemps, mais, ici, il s’exprima avec simplicité et son air décidé nous inspira confiance.

— L’Institut ferme ses portes à sept heures. Le corps doit y être en ce moment, très vraisemblablement dans la salle de préparation des cadavres. J’ai pris soin d’y passer dans l’après-midi et d’y oublier ma trousse de dissection, ce qui me donnera un prétexte pour demander au concierge de m’ouvrir. Pour que celui-ci ne propose pas de m’accompagner, il faut qu’il soit couché à l’heure où je me présenterai. Il ne faut pas non plus qu’il soit trop tard. Je pense que neuf heures et demie du soir est une heure convenable. Nous devrons être deux pour porter le cadavre : Pierre, qui est plus vigoureux que René, viendra avec moi. En mettant des semelles de caoutchouc, il pourra entrer sans que le concierge s’aperçoive que je suis accompagné. Les choses les plus simples étant les plus assurées de réussir, je ne crois pas qu’il y ait lieu d’aller prévoir d’autres complications. Ce qu’il faut, c’est qu’en ressortant avec le corps, nous trouvions en face de la porte une voiture pour pouvoir y mettre notre charge sans attirer l’attention. René – et quand il m’appela ainsi, je ne sais pourquoi, je me mis à trembler – sera donc avec la voiture devant la porte, et, pour qu’il n’ait pas l’air d’attendre, Hortense sera avec lui. Tous deux, dans la voiture en stationnement, simuleront une conversation d’amoureux. Dès que nous apparaîtrons, ils nous ouvriront les portes, et nous monterons.

— Mais je ne sais pas conduire, fis-je.

— Je prendrai le volant, dit Hortense.

Sa voix nette et tranquille me fit du bien à entendre.

— Que ferons-nous du corps ? demanda Pierre.

Hortense décida :

— Nous viendrons l’enterrer ici, provisoirement.

— Je mettrai deux bêches dans la voiture, déclara Pierre, et je ne garerai pas pendant le dîner. Hortense prendra ma voiture devant la maison.

Elle approuva de la tête. Paul Desclaux précisa :

— Pierre et moi entrerons à neuf heures et demie précises à l’institut. Il nous faut, pour faire ouvrir et revenir avec le corps, environ un quart d’heure. Tu devras donc, dit-il en me regardant, arriver avec Hortense quelques minutes avant dix heures moins le quart.

— J’irai vous prendre chez vous, un peu après neuf heures, me dit encore Hortense.

Nous mîmes alors nos montres à la même heure, et je remarquai qu’Hortense portait à son poignet une montre de la même marque que la mienne. Je ne sais pourquoi cette constatation me fut agréable. L’effort que j’avais fait pour suivre la conversation me faisait légèrement souffrir de la tête.

— Tout est bien compris ? demanda encore Paul. Alors, séparons-nous.

Il mit le moteur en marche, et, après un léger signe de main, démarra. L’auto disparut. Je restai seul avec Pierre.

Pour ne pas rentrer en ville en même temps que les autres, nous laissâmes quelque temps s’écouler. Pierre eut l’idée d’aller rechercher dans la forêt l’endroit où nous pourrions enterrer le corps. Nous nous engageâmes dans divers chemins, inspectant les taillis, malheureusement assez clairsemés.

Ma montre marquait six heures et le soleil était encore assez haut sur l’horizon. Dans l’auto, je me laissai aller sur le dossier du siège et regardai le ciel. Une immense sensation de lassitude s’emparait de moi : je trouvais qu’il était atrocement pénible de vivre, et j’admirais l’énergie de mes camarades. Seul, je n’eusse pu, non seulement rien faire de tout cela, mais pas même l’imaginer. Puis, je songeai tout à coup que la mare à laquelle j’avais pensé pendant la dernière entrevue avec notre maître devait se trouver non loin de là, et qu’elle offrirait peut-être un endroit propice à nos desseins. J’y conduisis Pierre. L’eau faisait entendre un léger clapotis dans les herbes grasses et droites du rivage. Je cherchai des yeux les libellules et n’en trouvai point. Alors je me mis à pleurer. Pierre me frappa amicalement l’épaule.

— C’est atroce, lui dis-je, j’y avais pensé, j’avais pensé à cet endroit alors qu’il était encore en vie, par un pressentiment que je ne parviens pas à m’expliquer, mais qui me fait horreur.

— Coïncidence, coïncidence, me déclara Pierre, d’une voix un peu bougonne, car il désapprouvait mon émotion, n’ayant pas l’âme très fine.

Il désigna un emplacement au milieu d’un buisson de ronces épaisses d’où s’échappaient les tiges jaunes de quelques osiers.

— Ici, dit-il simplement.

J’approuvai de la tête, sans parler. Nous regagnâmes la voiture.

À peine m’eut-il déposé sur la place d’Armes, que ma pensée se détacha de toutes les scènes précédentes pour se reporter sur la rencontre surprenante que j’avais faite au moment de l’exécution. Ce n’était point la jeune fille qui m’attirait dans cette personne, mais l’extraordinaire faculté de divination dont elle avait fait preuve et qui m’avait donné l’illusion de me trouver en présence d’un autre moi-même. J’essayai de me souvenir du quartier où pouvait se trouver sa demeure, mais en vain. Je n’avais, dans le temps que j’étais avec elle, songé à rien de ce qui situe dans le monde les relations humaines. Et puis, à quoi bon ? J’avais comme le pressentiment qu’elle devait réapparaître dans ma vie. Cependant il me fallait regagner le domicile familial où l’on devait m’attendre pour dîner. Mon père avait un goût maniaque pour les repas à heure fixe, et le moindre retard le mettait de mauvaise humeur.

Je hâtai le pas, mais il était tout de même sept heures et demie, passées de sept minutes, quand j’entrai dans notre salle à manger. Mon père impatient s’était déjà mis à table. Ma mère et ma sœur essayaient en parlant de lui faire oublier mon absence. Je souffris d’avoir à noter des détails aussi mesquins, quand, par ailleurs, j’étais pris par des choses si importantes. Mon père, sans parler de mon retard, m’attaqua sans ménagement.

— Ils nous en ont débarrassés, dit-il. Le voilà mort et bien mort.

La cruauté de la satisfaction avec laquelle il parlait ainsi, était si excessive qu’elle passait les limites et ne m’atteignait pas. Son attitude était par ailleurs d’autant plus extraordinaire que, jusqu’à ce jour, il n’avait pas soufflé mot de l’affaire. Ma petite sœur n’osait me regarder. Ma mère me posa une autre question pour détourner la conversation, mais mon père revint à la charge :

— Tout compte fait, ce n’est qu’un bavard de moins.

Je me gardai de répondre, non plus que de faire une diversion qui eût montré que j’étais touché. Mon père en profita pour prendre ce genre bon enfant que j’abhorre par-dessus tout :

— Prends-en de la graine, mon garçon. Au lieu d’aller rêvasser, occupe-toi d’abord de gagner ton bifteck, et laisse les imbéciles à leur désir de changer le cours du monde et des choses.

Il continua quelque temps, seul à parler, et heureux de me torturer peut-être. Je souffrais, mais je ne lui en voulais pas : il ne pouvait comprendre.

Après le repas, je vis ma sœur venir vers moi et me serrer en secret la main. Pauvre Agathe ! les larmes m’en vinrent aux yeux. À seize ans, elle comprenait tout. Je passai en silence la main sur sa chevelure pour la remercier.

— Sors-tu après le dîner ? me demanda-t-elle.

Je fis signe que oui. Alors elle se pencha à mon oreille et me dit :

— Je t’en prie René, ne fais pas d’imprudence. Je ne pourrai pas dormir avant que tu sois rentré. Frappe deux petits coups contre la cloison quand tu seras de retour, je saurai alors que tu es là et je pourrai m’endormir.

Je le lui promis avec un sourire, comme on cède à un caprice de petite fille. Je fus plus surpris quand elle me demanda de mettre pour elle une lettre à la poste, et je promis de le faire, en glissant dans la poche de mon manteau l’enveloppe qu’elle me tendait.

Mon père était passé dans son bureau ; ma mère devait être à la cuisine. Pour éviter d’avoir des explications à fournir, je partis clandestinement. J’avais encore près d’une demi-heure avant de voir venir l’auto d’Hortense que je voulais arrêter à quelque distance de la maison pour ne pas attirer l’attention.

Il ne faisait pas encore tout à fait nuit. Le concierge de l’immeuble à l’angle de la place fumait sa pipe sur le seuil de la porte. Tous les réverbères étaient allumés. Je décidai, pour tuer le temps, d’aller porter jusqu’au bureau de poste la lettre de ma sœur. Mon pas était calme, et je me sentais la tête très libre.

Quand je glissai la lettre dans la boîte, je vis malgré moi la suscription Mademoiselle et quelque chose comme un M à la suite. Je n’avais plus qu’à revenir vers notre rue pour guetter l’auto d’Hortense, mais, chemin faisant, je songeai que ce qui suivait l’M sur l’adresse était certainement un a, car l’identité du mot et du Mademoiselle avait frappé mon regard. Ma sœur avait une façon très particulière de faire les M. Or, en y réfléchissant davantage, et tout à fait machinalement, parce que je n’avais rien d’autre à faire, je m’aperçus que, dans le nom qui suivait le Mademoiselle, il y avait certainement un jambage descendant, peu après le Ma initial. Ce n’était donc pas Madeleine qui avait été écrit. Ce devait être Marguerite. Je cherchai, parmi les amies de ma sœur, quelle pouvait être cette Marguerite dont je ne me souvenais pas, mais dont le nom me disait cependant quelque chose. Soudain, je trouvai : la jeune fille de l’après-midi avait prononcé ce nom de Marguerite. Ce fut pour moi, aussitôt, la certitude qu’il s’agissait de la même Marguerite. Toutefois, ce prénom était si courant qu’il pouvait fort bien s’agir d’une simple coïncidence, comme aurait dit Pierre Leblanc. « Coïncidence, coïncidence », je crus encore entendre cette voix, près du marais où poussaient les herbes grasses. Mais ce n’était que le roulement discret d’un véhicule : l’automobile conduite par Hortense qui s’arrêtait doucement à ma hauteur.

Je remarquai qu’elle s’était habillée avec une certaine élégance et que le ruban qu’elle avait noué à sa chemisette blanche faisait des coques un peu raides, mais gracieuses. Aussi, je ne pus m’empêcher de lui sourire, et, prenant place dans la voiture, je lui dis : « Alors, nous jouons aux amoureux ? »

Elle ne répondit pas, mais jetant un coup d’œil sur sa montre : « Nous avons encore trente-cinq minutes, je vais faire doucement le tour en passant par les remparts dérasés. » Après quoi, elle ne souffla mot.

Je respectais son silence ; la voiture glissait doucement. Le trajet que nous suivions ne m’était pas tout à fait familier. Un moment, je crus reconnaître la rue où je m’étais engagé avec l’inconnue dans l’après-midi, mais ce devait être une fausse impression produite par les accords d’un piano qui nous suivaient depuis quelque temps. Puis, le regret me vint que celle qui conduisait ne fût pas la jeune fille mystérieuse à qui j’eusse dû demander de prendre part à notre pieuse entreprise. Vers neuf heures et demie, Hortense dit : « Si tout va bien, ils doivent entrer. »

Elle accéléra un peu, sous l’effet de la nervosité, pensai-je. Elle m’expliqua que nous n’avions plus que dix minutes avant d’arriver et qu’il valait mieux nous rapprocher de l’Institut.

À quinze secondes près, nous stoppâmes à l’heure prescrite devant la porte. Elle était fermée, ce qui me parut signifier que tout s’était bien passé. La rue était vide. Aux étages de quelques maisons, on voyait encore de la lumière. Malheureusement, un réverbère planté à quelques mètres projetait sur nous une assez vive lumière. Hortense mit le moteur au ralenti, puis, le bruit étant trop fort, elle l’arrêta complètement.

À ce moment, mon cœur battait avec force. Mes yeux ne quittaient pas la porte que je m’attendais à voir s’ouvrir d’une seconde à l’autre. De nouveau, des accords de piano se firent entendre au bout de la rue. Je n’aurais pas cru que tant de gens jouassent du piano dans notre ville. Hortense, comme si cette musique lui avait fait sentir que, derrière les volets fermés, des gens pouvaient nous épier, me dit : « Approchez-vous, et faites semblant de me parler. »

Je m’approchai comme elle le demandait, et assez près pour reconnaître l’odeur fraîche de savon qui flottait autour de ses joues, mais je ne trouvai absolument rien à lui dire, précisément à cause de son injonction trop positive. À vrai dire, je trouvai bien une phrase qui était : « Je vous aime », mais cela eût sonné comme une plaisanterie, si bête et si déplacée en ce moment, que je m’interdis de le dire. Toute ma force d’esprit étant employée à empêcher cette phrase d’être prononcée, il ne me restait plus de faculté pour chercher autre chose. Je demeurai donc coi de la façon la plus stupide, quand nous vîmes la petite porte taillée dans la porte cochère de l’institut s’ouvrir très lentement.

Tous deux, nous sursautâmes. Je sentis remuer le pied d’Hortense qui cherchait le bouton du démarreur. La porte était grande ouverte, mais, à notre profonde stupéfaction, nous n’en vîmes sortir qu’une femme, le visage enfoui dans le col relevé d’un imperméable, et désireuse, semblait-il, de ne pas être reconnue. Elle s’éloigna d’un pas rapide en rasant les murs.

— Étrange, murmurai-je tout bas. Pourvu que cela ne les ait pas gênés.

— Savez-vous qui c’est ? me demanda Hortense.

— La connaissez-vous ?

— Je n’en suis pas sûre. Ce serait Marguerite Audivisier que cela ne m’étonnerait pas. Elle a la même démarche.

— Marguerite Audivisier ? repris-je d’une voix anxieuse.

Ce prénom de Marguerite semblait me poursuivre. Hortense, sans répondre, jeta un coup d’œil sur sa montre : il était dix heures moins huit. Nous étions devenus fébriles. Enfin nous entendîmes du bruit derrière la porte : c’étaient nos amis. Ils portaient une chose enveloppée d’un long drap. J’ouvris la portière des sièges arrière. Ils montèrent et nous partîmes aussitôt.

Au bout de la rue, je commençai à respirer. Je me retournai : Paul et Pierre avaient assis le cadavre entre eux, en le laissant couvert de son voile.

— Tout s’est-il bien passé ? demandai-je.

Ils ruisselaient de sueur et soufflaient bruyamment.

— Tout a failli manquer, déclara Paul. Une femme était dans la salle comme nous y entrions. Nous avons prétendu être les veilleurs de nuit.

J’allais leur dire ce que nous avions vu quand Hortense me jeta un regard. Sans comprendre ses raisons, j’obéis et me tus. Bientôt la voiture entra dans la forêt. Nous avions éteint les phares, et n’avancions plus que lentement. Aucun de nous ne parlait.

— C’est là », dis-je, comme nous approchions de l’endroit reconnu quelques heures plus tôt. Hortense arrêta le moteur. Nous prêtâmes un instant l’oreille au silence, puis, rien de suspect ne se manifestant, nous descendîmes.

Notre cortège se forma. Je marchais devant avec une lanterne sourde que m’avait donnée Paul qui pensait à tout. Pierre et Paul suivaient en portant le corps. Enfin venait Hortense avec les pelles. Quelques grenouilles coassaient dans la mare, car la nuit était assez tiède. Je reconnus parfaitement le chemin, et arrivai sans encombre auprès du taillis de ronces.

Il fallut commencer notre besogne de fossoyeurs. Hortense et moi insistâmes pour manier d’abord les pelles. En songeant que je creusais la tombe de celui auquel je devais presque la vie, je versais des larmes qui me tombaient sur les mains. J’étais heureux qu’il fit nuit et que les autres ne pussent m’observer. J’avais attaqué la fosse du côté où devait se trouver la tête. Hortense travaillait plus vite que moi. Nous fûmes bientôt relayés par Paul et Pierre. J’allai m’asseoir près du linceul.

Comme Hortense s’était écartée un instant pour aller prendre ses gants dans la voiture, j’en profitai pour soulever en tremblant le voile du côté du visage. J’y posai mes doigts : la peau froide me surprit. Puis, sans savoir exactement ce que je faisais, mais comme si mon action avait été parfaitement préméditée, je glissai mes doigts sous le veston, et, dans la poche gauche, trouvai sans peine un papier que je subtilisai rapidement. Cela fait, beaucoup plus adroitement que je ne l’eusse attendu de moi-même, je recouvris à nouveau le cadavre. Hortense revenait à ce moment. Elle ne s’arrêta pas et rejoignit nos amis dont je voyais les ombres bêcher fiévreusement à quelques pas.

À partir de cet instant, je ne prêtai plus que peu d’attention à la suite des événements. Je crois qu’on m’envoya détacher dans les environs quelques mottes d’herbes pour recouvrir la tombe fraîchement comblée. Les autres faisaient tout le nécessaire, je ne m’en souciais plus. Enfin, ils me dirent de remonter dans la voiture. J’obéis. Ils mettaient mon air hagard sur le compte de l’émotion où devait me plonger cette scène.

Il était minuit moins le quart quand l’auto me déposa à quelques minutes de chez moi. Je m’éloignai en oubliant de leur serrer la main. Comme je revenais vers eux pour le faire, je vis qu’ils étaient déjà partis. Alors je m’assis sur le trottoir, car tout tournait en ma tête. À la fin, je me levai, et rentrai à la maison où, faisant le moins de bruit possible, je retrouvai enfin ma chambre.

Mes habits étaient déjà enlevés, et, la précieuse enveloppe serrée dans ma main, j’allais me mettre au lit quand j’entendis deux coups légers frappés à la cloison. Ma sœur que j’avais oubliée ! Tant de choses avaient occupé ma pensée depuis l’instant où j’avais promis de faire le signal du retour que j’étais excusable de l’avoir oublié. Je me relevai pour aller frapper le mur, puis je revins au lit.

J’hésitai un instant – tant j’étais mort de fatigue – à lire le dernier message que j’étais allé ravir au mort. La curiosité l’emporta, ou, mieux que la curiosité, un intense désir de savoir, de pénétrer ce dernier secret. L’enveloppe, très vieille, était d’un papier ordinaire, marqué par quelques taches jaunâtres, et légèrement déchiré. Il était impossible de lire la date du cachet, à demi effacé par les frottements. La suscription, d’une écriture maladroite, portait : Monsieur A. Desbois-Santerre. Le reste en était illisible.

À relire le nom de celui qui venait d’occuper tellement ma pensée durant ces derniers mois, je sentis une chaleur bizarre me monter du cœur à la tête. Desbois-Santerre n’avait pas été seulement pour moi le maître dont les leçons me passionnaient, mais encore j’avais eu secrètement recours à lui pour me faire soigner quand, un an plus tôt, j’avais été atteint d’une espèce de langueur à laquelle ma famille, ni personne, ne comprenait rien. J’étais allé voir Desbois-Santerre, chez lui, dans sa petite chambre à l’Hôtel de l’Avenue. Il m’avait traité selon ses méthodes, et, dès la première visite, je m’étais senti beaucoup mieux. Par la suite, j’avais été doublement attaché à lui autant par l’admiration que par la reconnaissance.

Oui, vraiment, j’étais son disciple préféré. L’idée qu’en ouvrant l’enveloppe, je profanais un secret qui n’était pas le mien, ne m’effleura pas. J’avais droit à l’héritage du maître. Puis, je voulais savoir avec quels mots il lui avait été facile d’accepter la mort…

Or, comme j’insérais un doigt dans l’enveloppe pour en retirer la lettre, un léger grattement se fit entendre à ma porte. J’eus peur, je glissai rapidement le papier sous mon traversin.

— Qu’y a-t-il ? demandai-je à mi-voix, croyant être victime d’une hallucination, et ne voulant pas éveiller toute la maison sans motif.

La porte s’ouvrit lentement, et je dus maîtriser un instinctif mouvement de peur qui me poussait à me réfugier sous mes draps. Heureusement, je reconnus ma sœur en chemise de nuit.

— Agathe, lui dis-je, qu’y a-t-il ?

Elle mit un doigt sur ses lèvres et s’approcha de mon lit, puis, à voix basse, elle dit : « Ne fais pas de bruit. Écoute-moi, René, je ne pouvais pas dormir, je voulais savoir… Je t’en prie, dis-moi… »

Elle ne put continuer. Tout cela était bien extraordinaire.

— Qu’est-ce qui te prend ? demandai-je.

Elle rougit et, baissant les yeux, dit : « As-tu bien mis ma lettre à la poste ? »

Ce n’était donc que ça ! Quelle idée fixe avait-elle à propos de cette lettre ?

— Mais oui, répondis-je, mais pourquoi me le demander maintenant ?

Et je me souvins alors de ce qui m’avait intrigué dans la suscription de sa lettre. Je le lui dis franchement :

— Je n’ai rien fait pour lire l’adresse, mais, sans le faire exprès, j’ai cru lire Marguerite. Connais-tu donc une Marguerite dont tu ne m’aurais jamais parlé ?

Elle se mit alors à trembler et je me penchai hors de mon lit pour lui prendre la main.

— Tu vas attraper froid, lui dis-je. Nous nous verrons demain matin. Je suis fatigué, va te recoucher.

Elle secoua la tête, si tristement qu’elle me fit pitié.

— Veux-tu encore me dire autre chose ? lui demandai-je.

De la tête, elle fit oui. Je ne savais comment m’en tirer.

— Écoute, lui dis-je, il fait froid. Entre nous, cela n’a pas d’importance. Si tu veux me parler, viens, couche-toi dans mon lit, je me mettrai à l’autre bord et t’écouterai.

Elle se glissa sous la couverture, et point entre les draps, enfin elle me dit :

— Es-tu bien sûr d’avoir mis ma lettre à la poste ? J’avais tout à l’heure, dans mon lit, l’impression bête que tu n’avais pas mis la lettre, et que tu étais en train de la lire. Je ne sais pas comment je pouvais sentir ça à travers le mur qui m’empêchait de voir, mais je te voyais quand même, dans ton lit, en train de lire ma lettre… Et, maintenant, tu me demandes qui est Marguerite ?

Ce fut à mon tour de rougir, et d’être frappé de ce don de double vue. Je glissai très discrètement les doigts sous le traversin pour m’assurer que s’y trouvait bien la lettre de Desbois-Santerre, et je pensai à cet instant : « Coïncidence, coïncidence », sur le ton même qu’avait eu dans la soirée le prudent et pondéré Pierre Leblanc.

— Eh bien ! Oui, dis-je, qui est Marguerite ? C’est bien par hasard que j’ai cru lire ce prénom sur l’enveloppe, et je vois que j’avais raison, la lettre était adressée à une Marguerite, mais que veux-tu que ça me fasse ? Cela ne me paraîtrait bizarre que si la lettre était adressée à une certaine Marguerite ?

— Laquelle ? me demanda Agathe, et je crus discerner de l’anxiété dans sa voix.

Je n’avais pas de raison d’en faire un secret, et je dis tout simplement : « Marguerite Audivisier. »

L’effet produit par ces mots fut saisissant. Je sentis ma sœur prise d’un tremblement qu’elle communiquait à tout le lit. Je m’approchai d’elle pour la calmer.

— Je vois bien que tu as lu ma lettre, me dit-elle.

— Agathe ! lui dis-je, je te jure… Mais comment peux-tu croire ? Je ne sais pas même qui est Marguerite Audivisier. C’est une pure coïncidence, et parce que j’ai entendu prononcer ce nom deux fois aujourd’hui – non une fois seulement – je le répète machinalement et je me trouve intrigué. Mais enfin, qui est Marguerite Audivisier ?

Au lieu de me répondre, elle me demanda :

— Qui t’a parlé d’elle ?

Je dis que c’était Hortense Bonfils, parce que, dans la soirée, nous avions rencontré Marguerite Audivisier. Alors ce furent de nouvelles questions :

Où l’avions-nous rencontrée ? Lui avions-nous parlé ? Comment était-elle ?…

Tant que, lassé, je répondis durement :

— Je ne te dirai plus rien, tant que tu ne m’auras pas toi-même répondu. Tout ce mystère que tu fais m’agace. Explique-toi…

Elle sanglota, balbutia : « Je ne peux rien dire ; j’ai promis… »

Il fut impossible d’en obtenir davantage. Excédé, je lui dis : « Va-t’en ! »

Elle eut un sursaut de douleur.

— Oh ! René, toi !… Je suis seule, toute seule, sans personne avec moi… murmura-t-elle en s’en allant.

Je demeurai ferme et ne la rappelai pas. Puis brusquement, par une espèce de réaction physique contre toutes ces scènes qui m’avaient étrangement remué, je tombai d’un seul coup dans le sommeil.

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