CHAPITRE DEUXIÈME

Jules, le valet de chambre de l’Hôtel de l’Avenue, balayait le hall d’entrée quand le facteur apporta le courrier qu’il déposa sur le bureau. Jules vint prendre les lettres pour les glisser une à une dans les casiers de leurs destinataires. Il y en avait une pour le 31 qui en recevait si rarement qu’il dut consulter la liste des clients pour connaître le numéro de sa chambre. À la fin du paquet, la dernière lettre était aussi pour le 31. Après quoi, il se remit à son travail de balayage. Cinq minutes plus tard, le téléphone sonnait. Jules décrocha le récepteur, une voix de femme demandait Mlle Audivisier. Il enfonça la fiche dans le trou portant le numéro 31, annonça la communication et brancha le 31 avec la ville. Il reprenait son balai quand la cuisinière traversa le hall.

— Rien pour vous au courrier, lui dit-il.

La cuisinière, qui n’attendait pas de lettre, n’en parut pas déçue. Elle ressortit de sa cuisine pour lui demander d’aller chercher cinq kilos de sucre en poudre. Il refusa, alléguant qu’il était seul pour répondre au téléphone. À ce moment, la sonnerie retentit, le taquet s’abattit découvrant le numéro 31.

— Vous voyez », dit-il. Il alla répondre : « Bien Mademoiselle », et, revenant vers la cuisinière : « Un thé complet pour le 31. »

La cuisinière regagna l’office en grognant. Le gérant, qui ne couchait pas à l’hôtel, entrait à ce moment. Il demanda ce qu’il y avait de neuf. Jules répondit que le 31 demandait un thé complet. Puis il passa dans ce qu’on appelait le jardin d’hiver : une ancienne cour vitrée qu’on avait garnie de fauteuils en rotin et de palmiers en pots. Il mit les revues en ordre sur les tables et essuya rapidement les meubles. Germaine, la femme de chambre, traversait le hall en portant le plateau à thé du 31.

— Ça commence de bonne heure ce matin, remarqua Jules.

— Avec ça j’étais au cinéma hier soir et je suis rentrée à deux heures, dit Germaine, j’ai les jambes en coton.

Jules, qui avait depuis longtemps dormi avec Germaine, n’avait plus besoin de faire des frais. Il laissa tomber la conversation. Le gérant peu après l’appela pour lui ordonner d’aller acheter les cinq kilos de sucre en poudre de la cuisinière. Jules grommela quelque chose, mais posa ses chiffons, et, sans enlever son tablier, sortit par le hall pour aller à la grande épicerie, celle qui faisait le coin de l’Avenue et du Rond-Point.

— Cinq kilos de sucre en poudre pour la maison ! hurla-t-il en entrant.

Les deux commis rigolèrent de l’entendre crier si fort, et le patron lui fit de la caisse un petit signe de sympathie.

— Alors, les affaires marchent ?

— Euh ! fit Jules.

— Dites donc, reprit le patron, il avait habité l’Hôtel de l’Avenue.

— Qui ça ? demanda Jules.

Alors le patron lui tendit le journal du matin qui contenait la photographie de Desbois-Santerre, avec les détails de l’exécution.

— Oui, dit Jules qui se souvenait, c’était le type du 14. Mais il y a bien six mois qu’ils l’avaient arrêté.

— Qu’est-ce que vous en pensez de cette affaire ? demanda le patron.

Le commis rapportait les cinq kilos de sucre dans un grand sac en papier jaune. Jules mit le sac en travers sur son bras gauche.

— J’ai toujours pensé que c’était un type pas comme les autres, dit-il.

Comme il sortait du magasin, une voix l’interpella : « Eh ! Julot ! »

C’était Totor, le cycliste de la Préfecture, à cheval sur son vélo, arrêté au bord du trottoir.

— Dis donc, vieux, fit le cycliste, on a volé le corps à l’Institut médico-légal.

— Où as-tu dégoté ce chandail ? demanda Jules frappé par la couleur jaune citron du tricot de son copain.

— On s’entraîne à porter le maillot jaune, fit l’autre en prenant la pose. Et toi, comment va le petit dernier ? ajouta-t-il en indiquant le paquet de sucre.

— Le petit dernier, il t’emmerde. À part ça, ça tient toujours pour demain ?

Le lendemain, samedi, était le jour de sortie de Jules.

— Oui, monsieur, à l’entrée du Vélodrome, avant la séance.

Puis il fit entendre un petit sifflement joyeux, appuya sur la pédale et décolla.

Jules allait tourner dans l’entrée de service quand il reconnut sur le trottoir la silhouette du 31. « On s’est levé de bonne heure », pensa-t-il, et il alla poser le paquet de sucre sur la table de l’office.

À mesure que les chambres étaient laissées par les clients, Jules devait les faire en compagnie de Germaine. Il monta au 31 qu’il savait libre, Germaine faisait déjà le lit. Il prit le balai mécanique et commença de le rouler sur le tapis. Un coup de balai trop brusque renversa sous la table le sac à papier en fil de fer. À pleines mains, Jules ramassa les morceaux de papier, les mit dans son tablier dans l’intention d’aller les porter à la boîte à ordures de l’étage. Au passage, il reconnut les enveloppes du courrier de ce matin. Il n’avait pas de raisons particulières de s’intéresser au contenu d’un sac à papier, mais le 31 qui, depuis cinq ou six jours qu’il était là, ne recevait pas de courrier, l’intriguait. Il garda dans son tablier les morceaux de lettres. Il restait à faire les carreaux de la chambre et à passer le chiffon sur les meubles. Jules s’y attarda un peu. Évidemment, cette personne du 31 n’était pas non plus comme les autres. Au portemanteau, deux imperméables. Pas de tubes de crème, pas de flacons sur les étagères. Les livres sur la cheminée étaient tous anglais ou allemands. Sur la table de nuit, le journal était plié à la page des photographies de Desbois-Santerre. Cette circonstance parut louche à Jules. « C’est une espionne », pensa-t-il.

Mais on le sonna à l’étage : il s’agissait de rester au bureau pendant que le gérant irait faire une course dans le voisinage : une convocation à la Préfecture. Jules descendit s’asseoir derrière le bureau, et prit le journal qui traînait sur la main courante : on racontait la disparition du cadavre de Desbois-Santerre à l’institut médico-légal, et, comme son ami le cycliste avait eu l’air d’attacher de l’importance à cette nouvelle, Jules commença à lire l’article. Le téléphone l’interrompit. Une voix d’homme demandait qu’on retienne une table à déjeuner pour le comte d’Aussonne.

— Ah ! Parfaitement monsieur le comte ! dit Jules pour s’excuser de ne pas l’avoir reconnu.

Le comte d’Aussonne, sénateur et vice-président du conseil général, était un habitué de l’hôtel.

Après quoi, Jules, sans reprendre le journal, tomba dans la méditation. Il aimait ne rien faire, et il y avait trop de travail dans cette boîte. Valet de chambre, garçon de courses, téléphoniste, il lui fallait tout faire. Les coups de téléphone se succédaient au tableau : café au lait au 20 ; eau chaude au 4. Il transmettait les ordres à Germaine. Le métier de gérant eût assez bien convenu à Jules. Dans la vie, il vaut mieux faire travailler les autres. Mais à ce moment de ses réflexions, le gérant revint.

Jules passa dans la salle à manger. L’Hôtel de l’Avenue avait une certaine réputation comme restaurant. La cuisinière était la mieux payée de tout le personnel. Avant midi Jules devait mettre les couverts et s’occuper des fleurs sur les tables. Il lui fallait trois bouquets. Avec les fleurs de la veille qui n’étaient pas encore fanées, il n’était pas possible d’en faire plus d’un. Jules revint dans le hall pour exposer au gérant la nécessité d’aller chercher des fleurs. À ce moment, le tambour du hall tourna et une jeune fille nu-tête apparut, un bouquet de tubéreuses à la main.

— Vous voulez des fleurs, en voilà, dit le gérant par manière de plaisanterie.

La jeune fille demandait : « Mademoiselle Audivisier ? »

— C’est ici, fit le gérant en prenant le bouquet.

— Je me demande ce qu’il y a, dit Jules, elle a déjà reçu deux lettres aujourd’hui. Maintenant ce sont des fleurs…

Le gérant appréciait peu les commentaires.

— Vous, dit-il à Jules, allez chercher des fleurs, et faites vite, il faudra encore que vous fassiez une course avant le déjeuner.

Jules qui avait déjà mis son habit pour servir, n’aimait pas sortir en plein jour dans cette tenue. Il alla enfiler son cache-poussière pour passer chez la fleuriste, la mère Chitrine, à l’angle de l’Avenue et du boulevard.

Dans la boutique, il retrouva la jeune fille qu’il venait de voir à l’instant à l’hôtel.

— Je ne savais pas que vous étiez vendeuse ici. Je viens prendre des fleurs pour l’Hôtel de l’Avenue.

— Justement j’en viens, dit la petite.

— Oui, j’ai bien vu. Vous avez apporté des fleurs pour mademoiselle Audivisier, mais à propos, on peut demander, de la part de qui, ces fleurs ?

— C’est une dame qui a téléphoné, je lui ai demandé de la part de qui, elle a ri et m’a dit : « C’est moi qui m’achète des fleurs… » C’est rare pourtant que, dans ce cas, on les commande par téléphone…

— Pour sûr, dit Jules qui inspectait la vitrine.

— Voulez-vous des tubéreuses aussi ? demanda la petite.

— Non, ça sent trop fort sur les tables.

— Du muguet alors ?

— Du muguet, déjà ?

— Eh oui, c’est demain le premier mai…

— Ah ah ! » dit Jules. Il chercha quelque chose de gentil à dire. « Comment vous appelez-vous, Mademoiselle ? »

La petite vendeuse eut un sourire.

— Je m’appelle Marguerite. Vous comprenez, mon père est horticulteur.

— Tout dans les fleurs, quoi ? » fit Jules. Puis il ajouta : « L’Audivisier s’appelle aussi Marguerite. » Enfin il conclut : « Allez, je vais prendre tout ce paquet d’anémones. Vous mettrez ça sur la note. »

Ses fleurs à la main, il poussait la porte de l’entrée de service quand on l’appela. C’était le gérant, en conversation avec un monsieur.

— Jules, ce monsieur est de la police, vous répondrez à ses questions.

Jules fronça les sourcils, inquiet. De plus il se sentait bête, ses fleurs à la main. Le gérant les poussa tous les deux dans le jardin d’hiver.

— N’aie pas peur, dit l’homme avec une familiarité grossière.

Jules protesta qu’il n’avait pas peur.

— Qu’est-ce que tu sais sur le 31 ?

— Mademoiselle Audivisier ? demanda Jules.

Le policier fit : Oui. « Ça y est, c’est une espionne, c’est bien ce que je pensais », se dit Jules. À tout hasard, il répondit :

— Ben, je ne sais rien.

— On ne sait jamais rien, mais on finit par tout savoir, dit l’homme.

Ça devait être une plaisanterie, car il fit entendre une espèce de ricanement. Par politesse, Jules rit aussi. Le policier reprit : « Allons, parle. »

Jules eut peur et dit :

— Elle a commandé un thé de bonne heure et elle est sortie presque aussitôt.

— Où allait-elle ?

— Ah ! ça, dit Jules en écartant les bras d’un air innocent.

— Hier soir, quand est-elle rentrée ?

— J’étais de garde dans le hall, je l’ai vue passer vers neuf heures et demie.

L’autre continua :

— Elle reçoit des lettres ?

Jules se rappela brusquement les morceaux de lettres, dans son tablier, et rougit. Comme il sentait qu’il rougissait, il en devint encore plus rouge. Il finit par dire :

— Oui, justement, elle en a eu deux ce matin.

Alors l’homme de la police dit à brûle-pourpoint :

— Tu les a lues, qu’est-ce qu’il y avait dedans ?

Jules, qui allait tout expliquer, fut vexé de ce soupçon.

— Moi ?… Comment aurais-je pu les lire ?

Il décida de ne pas parler des morceaux restés dans son tablier. En guise de diversion, il ajouta :

— Ce matin, on a aussi apporté des fleurs pour elle.

— De la part de qui ? dit alors le policier.

— Il n’y avait pas de carte, répondit Jules, mais les fleurs venaient de la maison Chitrine, au coin du boulevard Paul Lajeunesse.

Le policier demanda encore :

— Au téléphone, quand on la demande, ce sont des voix d’hommes ou de femmes ?

Jules se sentait maintenant à l’aise pour mentir. Évidemment cette Audivisier était une espionne ; mais lui, il était Suisse, il s’en fichait.

— Au téléphone, ce n’est pas moi qui réponds, c’est le portier ou le gérant qui prennent les communications.

Alors le policier déclara :

— Ça va, mon garçon. Ouvre l’œil et pas un mot.

Jules quitta le jardin d’hiver, s’aperçut qu’il avait gardé son cache-poussière, bonne occasion pour passer au vestiaire des domestiques et prendre dans la poche de son tablier les morceaux de lettres. Avec ces policiers qui allaient peut-être perquisitionner, savait-on jamais ?

Le vestiaire était dans l’ancien couloir allant de la cuisine à l’office. Jules plongea la main dans la poche du tablier blanc : elle ne contenait plus rien… Une sueur froide lui perla dans le dos. C’était pourtant son tablier, il ne pouvait y avoir de doute, il n’y avait que lui à en porter comme ça dans la maison…

Le timbre de l’office retentit brusquement, et le fit tressaillir. On le sonnait de la salle à manger. Toutes ces histoires l’avaient mis en retard. Il accourut. C’était le comte d’Aussonne, et son invité le colonel Sardagne, commandant la gendarmerie.

— Alors, Jules, qu’est-ce que nous avons aujourd’hui ? demanda le comte.

Jules sourit mécaniquement, murmura au hasard : « Monsieur le comte… » Et il vint placer le bouquet d’anémones sur la table.

Il s’était souvent demandé s’il ne ferait pas mieux de dire : Monsieur le sénateur…

— Nous ouvrons le feu, fit le comte au colonel.

Jules s’empressa pour avancer les chaises vers la table. Le gérant, un crayon à la main, prenait la commande.

Comme ils commençaient par des hors-d’œuvre, Jules posa les piles de raviers sur la table. Le comte disait :

— Tout est préparé d’avance, ça crève les yeux. La Préfecture est de mèche avec les soi-disant voleurs. On fait mousser l’affaire pour détourner l’attention du public. Cette histoire de cadavre, voyons, y croyez-vous ?…

Les deux Anglais du 17 entraient dans la salle à manger, et Jules alla les saluer. Il changeait les assiettes posées sur leur table, quand, dans le hall qui communiquait avec la salle à manger, une voix jeune et assurée s’éleva :

— Est-ce qu’on peut bouffer chez vous ?

Des rires suivirent, et un groupe de quatre personnes, deux hommes et deux femmes, fit irruption dans la salle à manger. C’étaient des automobilistes de passage. Il en venait comme ça de temps en temps. La publicité dans les guides coûtait assez cher. Toute la bande avait l’insolence de la jeunesse. Pour quatre, il ne restait plus que la table du milieu.

— Alors, à la table d’hôte ? » dit, avec une moue, une des femmes dont le visage était fardé d’une poudre trop rose pour la couleur de son teint. Mais un des jeunes gens s’assit en déclarant :

— Mettez-vous où vous voulez, moi je la saute et je commande.

Jules crut devoir sourire par complaisance. Mais ce genre de clients détonnait dans la maison, et le gérant était gêné. Il fit un petit signe à Jules. Ce signe voulait dire qu’étant donnée l’affluence, il devait se faire aider par Germaine. Jules fit « oui » de la tête, et gagna l’office pour prévenir la cuisinière qu’il y avait ce matin plus de monde que d’habitude. La cuisinière à l’annonce du surcroît de travail se contenta de répondre :

— Alors, on reçoit des lettres d’amour ?

Du coup, Jules devint cramoisi. Toute cette histoire de lettres qu’il avait commencé à oublier lui revenait maintenant à l’esprit. Il dit, ou plutôt balbutia :

— Vous, qu’est-ce qui ?…

Mais la sonnette l’appela à nouveau dans la salle à manger. Les deux Anglais demandaient du beurre. Heureusement, Germaine arrivait. Il lui passa la commande et revint vers la table du milieu où les automobilistes réclamaient à grands cris :

— Voyons, garçon, qu’est-ce que c’est que le homard à la façon du chef ?

Jules fournissait les explications, quand la femme trop rose demanda :

— C’est long ?

— Un quart d’heure environ.

— Allez vous faire pendre ! trancha un des jeunes gens. Apportez-nous quatre fois ce qui est tout de suite prêt.

— Vous ne demandez pas l’avis d’Odette ? dit la femme.

— Elle n’a pas d’avis, fit le jeune homme.

Jules alla crier à la porte de la cuisine :

— Quatre plats du jour. » Et il ajouta un peu plus bas : « Et je vous prie de laisser mes lettres tranquilles. »

— Ben quoi, répondit la cuisinière, vous les aviez déchirées.

Elle lui passait les tournedos-béarnaise commandés par le comte d’Aussonne. Jules aurait bien voulu demander à la cuisinière ce qu’elle avait fait des morceaux de lettres, mais les tournedos ne pouvaient pas attendre. Il repassa à la salle à manger.

La petite dame du 8 faisait son entrée et gagnait sa table le long du mur. Elle était inscrite sous le nom de Mme Pertinet. Tout le monde savait qu’elle était la maîtresse du préfet. Chaque trimestre, elle venait passer à l’hôtel une quinzaine de jours. Jules lui présentait le menu, quand un incident se produisit à la table du milieu.

— Qu’est-ce que vous dites ? Qu’est-ce que vous dites ? demandait à haute voix, avec un accent étranger, une des jeunes automobilistes, la plus jeune et la plus jolie. Elle paraissait très énervée.

Son compagnon, un grand gaillard d’une trentaine d’années, blond, assez joli garçon qui fumait une cigarette russe en mangeant, répondit :

— Qu’il y a un temps pour se rencontrer, et un temps pour se séparer…

La jeune étrangère s’était levée. L’autre femme lui dit :

— Allons, Odette, rassieds-toi.

— Et si je m’en allais ? dit Odette sans se rasseoir.

— Eh bien, adieu ! fit l’homme en haussant légèrement les épaules.

Alors, la jeune femme prit son sac, lança son écharpe par-dessus son épaule, et sans un mot sortit de la salle.

Aux autres tables, les visages se regardaient en silence.

Le jeune homme, sans cesser de fumer, se tourna vers son compagnon :

— Voilà ! Ce n’est pas plus difficile que ça. On se trouve libre à l’heure où il le faut. Garçon, du champagne !

Il dut répéter son ordre avant que Jules lui présentât la carte des vins. Germaine, elle-même, en était restée interdite près de la desserte.

Le comte d’Aussonne soufflait discrètement au colonel :

— Moi, je la consolerais bien cette petite. Et vous, vieux sanglier des Ardennes ?

Le visage du colonel, rude et tout en poils, grommela :

— Vous verrez qu’un jour j’irai vous arrêter pour détournement de mineure, grand satyre…

Cette réplique plut beaucoup au comte qui se renversa sur sa chaise pour rire. Détachant une anémone du bouquet, il la respira sans s’apercevoir qu’elle ne sentait rien.

— Vous autres, vous ne serez jamais capables que d’arrêter les braves gens, mais quand il s’agit de canailles, d’une bande de métèques et de traîtres…

— Ça, c’est le compartiment de la police d’État, interrompit le colonel.

Le mot police rappela à ses préoccupations Jules qui écoutait. On en était un peu partout au dessert – les deux Anglais avaient même quitté la salle – et il avait un peu plus de loisir. Il allait regagner l’office pour interroger la cuisinière et voir ce qu’elle avait fait de ses morceaux de lettres, quand Mme Pertinet l’appela.

— Apportez-moi l’horaire des trains, demanda-t-elle.

« Est-ce qu’elle songe déjà à nous quitter ? » se demanda Jules. « Il n’y a pourtant pas huit jours qu’elle est là. »

Il apporta l’indicateur. Les automobilistes de la table centrale réclamaient l’addition. La dame qui restait avec eux, celle qui avait de la poudre trop rose, en profita pour demander à Germaine où était le lavabo. Elle se leva et disparut dans la direction indiquée. Jules gagna la cuisine. La cuisinière était déjà à table, et l’apostropha : « Alors, vous venez déjeuner ? »

— Il y a encore deux tables qui ne sont pas desservies, répondit Jules. On travaille, nous.

Et il s’épongea le front, machinalement, avec la serviette qu’il portait sur l’avant-bras. Avant de remettre la conversation sur le chapitre des lettres, il voulait trouver quelque chose pour vexer la cuisinière.

— On s’est plaint que la barbaque était mal cuite, fit-il.

— Qu’ils viennent donc me le dire à moi, répondit calmement la cuisinière, je saurai leur répondre.

— Oh vous, dit Jules, vous savez tout faire, et même fouiller dans les poches des tabliers.

— Quoi ?… Encore ?… dit la cuisinière. J’avais besoin d’allumettes et je suis allée prendre les vôtres. Vos lettres, tenez, je ne les ai même pas regardées, elles sont là.

Elle montrait le seau à charbon. Jules reconnut la boule de papier froissé. Il la mit rapidement dans sa poche. La cuisinière ricana :

— Ces amoureux, ça déchire les lettres que ça reçoit, et ça ne pense ensuite qu’à les recoller…

Jules ne tenait pas à recoller les lettres, mais seulement à s’en débarrasser le plus tôt possible. En regagnant la salle à manger, il croisa la dame des automobilistes qui rentrait. Il pensa au lavabo. Rapidement, il alla jeter dans la cuvette la boule de papier et tira la chaîne. Comme il repassait devant la table de toilette, il remarqua, à côté du savon, une bague et une petite boîte, du genre boîte à poudre, qui avaient dû être oubliées. Ça devait appartenir à la dame trop rose. Mais quand il revint avec les objets dans la salle à manger, tous les personnages de la table centrale étaient partis. Il ne restait plus que le comte d’Aussonne, le colonel un peu congestionné, et Mme Pertinet penchée sur l’indicateur. Le comte clignait de l’œil vers elle et murmurait à son convive :

— Il paraît qu’elle lui coûte assez cher.

— Une femme coûte toujours trop cher, grogna le colonel.

— Cher ami, que dirait madame Sardagne si elle vous entendait !

Le colonel commença :

— Ma femme… » Mais la phrase ne fut pas achevée, car le gérant faisait irruption :

— Mon colonel, on vous demande au téléphone pour une communication tout à fait urgente.

Le colonel se leva, et le comte, qui restait seul dans la salle avec Mme Pertinet, en profita pour se tourner délibérément de son côté. Jules débarrassait la table du milieu. Le comte lui fit de la main signe de s’en aller, désignant d’un sourire Mme Pertinet. Jules comprit, et s’éclipsa discrètement. L’occasion était bonne pour aller déposer à la caisse les objets trouvés au lavabo. Jules les remit à la caissière, disant qu’à son avis ça devait appartenir à cette dame qui était venue avec les automobilistes. La caissière regarda la bague, une pierre de couleur qui paraissait assez quelconque, et la petite boîte qu’elle essaya d’ouvrir sans y parvenir.

— Vous croyez que c’est une boîte à poudre ? demanda-t-elle à Jules.

Jules ne croyait rien du tout. D’ailleurs, à ce moment, il fut bousculé par le colonel qui, tout excité, rentrait dans la salle à manger.

— Mon cher président, cria-t-il au comte, vous m’excuserez, mais il faut absolument que je file… Convocation chez le procureur de la République.

Ces mots firent lever la tête de Mme Pertinet.

— Je sors avec vous, dit le comte, en se levant si brusquement que le bouquet d’anémones se renversa sur la table. Jules s’empressa pour le relever.

— Ça vous apprendra, dit le comte à haute voix, à mettre des fleurs sur la table des messieurs, quand il y a de si jolies dames…

Mme Pertinet ne marqua pas qu’elle eût entendu.

Dès que les deux personnages furent sortis, elle appela Jules.

— Vous ferez préparer ma note.

— Madame nous quitte ?

Elle répondit « oui » d’un air distrait, prit son sac posé sur la table à côté d’elle, mais au lieu de sortir par le hall, elle poussa la porte du corridor qui conduisait au lavabo. « Encore une qui va oublier quelque chose », pensa vaguement Jules. Il achevait de débarrasser les tables, quand Mme Pertinet, en repassant dans la salle à manger, lui jeta :

— La chasse d’eau ne fonctionne plus.

Le poids dont Jules se croyait débarrassé lui retomba d’un seul coup sur la poitrine… Il retourna au lavabo, se pencha sur la cuvette. La chasse d’eau fonctionnait bien, mais la vidange se faisait mal. L’eau ne s’écoulait que très lentement.

« Ça y est, ces sacrées lettres font bouchon ». Il fallait prévenir le plombier, ou essayer de déboucher avec la tringle. La tringle était rangée dans le petit appentis de la cour, derrière la cuisine. Bien qu’il fût ennuyé d’avoir à passer avec cet objet devant la cuisinière, il se proposait d’aller le chercher tout de suite, quand du hall la voix du gérant appela :

— Jules ! Ah ! Vous êtes encore en habit. Passez votre veston tout de suite, et allez porter ce paquet à la Préfecture.

Jules protesta :

— Mais je n’ai pas encore déjeuné.

— Vous déjeunerez plus tard. C’est tout à fait urgent. Ce sont les fiches remplies par les clients pendant les six derniers mois. On désire là-bas les soumettre à un expert en écriture. Vous demanderez le service de M. Carton, le monsieur qui est venu ce matin ici, et vous les lui remettrez en mains propres. Allez et faites vite.

Jules alla d’abord troquer son habit contre un veston qu’il boutonna haut, pour cacher sa chemise empesée. Il prit le paquet préparé sur la main courante du portier, et sortit.

Ce qui l’inquiétait, c’était de laisser derrière lui ce bouchon de lettres dans le siphon de la cuvette. Dans cette sale boîte d’hôtel, il lui fallait toujours faire le travail des autres. Aller à la Préfecture ! Son travail à lui, à cette heure, c’eût été de déboucher les cabinets…

À la Préfecture, il demanda au concierge des explications pour trouver le bureau de M. Carton, comprit mal, se perdit dans les couloirs. Il n’osait ouvrir au hasard une des portes. Avec ça, bien qu’il fît déjà tiède, les radiateurs marchaient encore. Jules avait très chaud, n’avait pas déjeuné. Il pensait : « Ça n’est pas mon travail. Pourquoi n’engagent-ils pas un chasseur ? » L’Hôtel de l’Avenue avait bien eu un chasseur, jusqu’à la fin du mois dernier : c’était Totor, qui était passé depuis cycliste à la Préfecture. On ne l’avait pas remplacé. Total : Jules faisait le travail de deux personnes. Il fallait au moins qu’il en profite pour demander une augmentation. Dès son retour à l’hôtel, il en parlerait au gérant. Tout d’un coup, il se trouva en présence de Carton lui-même.

— Ah ! C’est toi ? dit le policier de son ton rogue.

— De la part du gérant de l’hôtel, expliqua Jules, j’apporte le paquet, les fiches des voyageurs…

— Oui, dit l’autre avec mauvaise humeur, ça va bien. Avec leur expertise d’écriture, ils me font rire !

Il haussa les épaules et prenant le paquet laissa Jules en plan.

« Quelle sale bourre ! se dit Jules. Le voir deux fois dans la même journée, c’est trop. » Dehors, il poussa un soupir de soulagement. Il avait eu chaud, il avait soif. En passant dans la rue Malère, il s’arrêta à la terrasse d’un petit bistrot pour commander un demi. Tout en buvant, il lisait l’affiche collée sur la glace. « Samedi, au Vélodrome. Grande compétition internationale avec les célèbres sprinters hollandais : Berg et Zuykert. » C’est là que devait l’emmener Totor. Il vida son demi, appela le patron pour régler.

— Pressé ? fit le patron pour être aimable.

— Toujours.

— Tout le monde n’est pas comme vous, continua le patron désireux de faire des confidences. J’ai là, à l’intérieur depuis une heure, une petite cliente joliment élégante, mais elle pleure plus qu’elle ne boit… Elle n’arrête pas de se tamponner les rouflaquettes… Une dame très bien, pourtant…

— Ah ! fit Jules sans chercher à dissimuler que ça lui était complètement égal.

Une voix de femme, un peu grêle, appela de l’intérieur : « Garçon ! »

— C’est elle, dit le patron.

Jules avait cru reconnaître la voix. Il s’avança pour jeter un coup d’œil à l’intérieur.

— Pourriez-vous m’indiquer le chemin de l’Hôtel de l’Avenue ? demandait à ce moment la jeune femme.

C’était la jeune dame qui était avec les automobilistes, celle qui avait brusquement quitté la table à la suite de la dispute avec son ami. Elle était facile à reconnaître avec son costume tailleur en gros tweed beige, et l’écharpe claire tachetée de carreaux bruns qu’elle nouait autour de son cou. Personne ne portait des écharpes comme ça en ville.

Le patron commençait des explications quand Jules s’interposa :

— Si madame veut me permettre, je vais justement à l’Hôtel de l’Avenue, je pourrais montrer le chemin…

La jeune femme regarda Jules, ne le reconnut pas, accepta.

Assez intimidé, Jules ne disait rien. La jeune dame paraissait préoccupée.

— Pas grand monde dans ces rues, remarqua-t-elle, comme ils arrivaient sur la place d’Armes.

Jules, qui marchait les yeux baissés sur les souliers de cuir jaune – elle avait des pieds joliment petits – de la dame, releva la tête.

— À New-York, ça fait plus de bruit, dit-il.

Alors la dame demanda : « Vous connaissez New-York ? » avec un léger accent d’intérêt qui fit que Jules aurait bien voulu connaître New-York.

Il dit : « Je l’ai vue au cinéma. »

La réponse amena un vague sourire sur le visage de la jeune dame qui se referma dans son mutisme. « Ce que c’est que d’être un pauvre type », se dit Jules, « on n’a pas même de conversation. » Ils arrivaient à l’Hôtel de l’Avenue. La jeune femme eut un mouvement pour chercher dans son sac. Mais Jules ne voulut pas d’un pourboire. Il dit :

— Entrez, madame, j’appartiens au personnel de l’hôtel.

Le gérant, un peu étonné de voir Jules revenir avec cette dame, s’avançait pour faire tourner le tambour.

— Avez-vous, lui dit aussitôt la dame, une chambre pour la nuit ?… J’ai déjeuné ici tout à l’heure, ajouta-t-elle en rougissant, et comme je vais rester ici ce soir…

— Mais certainement madame, dit le gérant, seulement…

Il parut réfléchir. Germaine, la femme de chambre, arrivait dans le hall avec les valises de Mme Pertinet.

— Ah bien ! Si, continua le gérant, il y a le 8. Si madame veut attendre un instant. En ce moment, nous sommes un peu bousculés…

Il indiquait le jardin d’hiver. La jeune dame y entra.

Jules, qui attendait les ordres, fut à ce moment interpellé par la caissière.

— Dites donc, cette dame qui est revenue, qui attend dans le jardin d’hiver, est-ce que ce n’est pas elle qui avait oublié au lavabo la bague et la petite boîte ?

— Ah, mais oui ! » dit Jules à qui toute cette histoire était sortie de la tête. En même temps, l’affaire du lavabo lui revenait à l’esprit. « Ou plutôt non, ce n’est pas elle, c’est l’autre qui était avec elle. Mais elle doit savoir. Attendez, je vais lui demander… »

Mais ce qu’il voulait d’abord, c’était retourner au lavabo le plus tôt possible. Il tira encore une fois la chaîne, pour voir. La cuvette se vida normalement : le siphon était débouché. D’abord il respira, puis aussitôt il se demande avec inquiétude : « Qui donc a débouché les cabinets en mon absence ?… Mais on ne pourra toujours pas savoir que c’est moi qui les ai jetées là », conclut-il pour se rassurer.

— Garçon ! fit une voix.

C’était la même voix qui avait appelé dans le petit café, la voix de la jeune dame à l’écharpe claire et aux souliers qui allaient si bien. Jules se sentait un faible pour elle, il accourut.

— Ah ! C’est vous, dit-elle en le voyant. Pourriez-vous m’indiquer où je trouverais une pharmacie ? J’ai un peu mal à la tête.

— Si madame veut que je fasse la commission.

— Non, je préfère y aller moi-même.

Jules l’accompagna sur le perron et lui dit :

— Dans l’Avenue, vous prenez la première rue à droite, et vous verrez tout de suite les bocaux.

Comme Jules rentrait, la caissière lui dit au passage :

— Et la bague ? Avez-vous demandé à cette dame ?

— Elle va revenir dans un instant », dit Jules. Et il ajouta : « Dites donc, est-ce qu’elle a rempli sa fiche ? Comment s’appelle-t-elle ? »

— Vous êtes bien curieux.

— Et vous ?

La caissière était la tante du gérant et s’estimait très au-dessus du personnel domestique. Elle renversa la tête en arrière, pour adresser sous le bord de ses lorgnons un regard direct à l’insolent. Mais Jules, enhardi par la traversée de la ville avec la jeune dame, ricana, et trouva bonne au contraire l’occasion de faire entendre sa réclamation :

— Écoutez madame Legratier, ça ne peut pas continuer comme ça. C’est moi qui fais tout le travail ici. Aujourd’hui, à six heures du soir, je n’ai même pas, eu le temps de déjeuner. Ou vous prendrez un chasseur pour faire les courses, ou vous me donnerez une augmentation. D’ailleurs, j’ai reçu du Grand-Hôtel des propositions intéressantes, et si on continue à me traiter comme ça ici, je m’en irai…

Jamais Jules n’avait parlé comme ça. La caissière en demeurait bouche bée. Heureusement le téléphone sonna. La caissière décrocha.

— Deux thés complets au 31, dit-elle à Jules en guise de réponse.

Il n’insista pas, car le 31, avec toutes ces histoires, l’intriguait. Une espionne, elle avait bien une tête d’espionne… Il monta avec le plateau, frappa à la porte. La voix de Mme Audivisier, demanda :

— Qu’est-ce que c’est ?

— Les deux thés complets.

Jules tenait son passe-partout à la main, prêt à ouvrir, mais on dit : « Posez le plateau par terre, je le prendrai moi-même. »

— Eh bien ! alors, se dit Jules, qu’est-ce qu’elles peuvent faire toutes les deux là-dedans ?

Il obéit, posa le plateau par terre, et comme un peu de crème s’était renversé pendant le mouvement, il l’épongea avec sa serviette. Accroupi, il avait le visage à hauteur du bouton de la porte. Au lieu de regarder ce qu’il faisait, il approcha l’œil du trou de la serrure. On ne voyait rien, la clé devait être dans le trou.

Il se releva, retrouva sa mauvaise humeur, et décida d’aller continuer sa scène à la caissière puisqu’il l’avait commencée. La caissière lui faisait moins peur que le gérant, et ce qu’elle dirait à son neveu préparerait les voies. Comme il revenait dans le hall, une vieille dame, habillée tout en noir, avec un chapeau à paillettes de jais perché sur des touffes de cheveux blancs, entrait en s’appuyant sur une canne. Elle marchait péniblement, les pieds chaussés de grosses chaussures à boutons. Jules commençait à sourire ironiquement, quand elle s’adressa à lui :

— Je vous demande bien pardon monsieur, mais j’aurais un grand service à vous demander. Je suis madame Desclaux, j’habite à quelques pas d’ici sur l’Avenue, au 104. Je suis une vieille habitante de la ville, c’est vous dire que votre hôtel m’est bien connu, quoique je n’y sois jamais descendue. Nous sommes voisins depuis si longtemps que je peux peut-être vous demander une faveur. Voilà, est-ce que vous n’avez pas le téléphone ? C’est une chose tout à fait exceptionnelle qui m’arrive. Je crois qu’il faudrait aller à la poste, mais la poste est si loin que je me suis dit : « Peut-être à l’Hôtel de l’Avenue… »

Jules échangea un regard avec la caissière, et déclara :

— Avec plaisir madame, où voudriez-vous téléphoner ?

— À mon frère, monsieur Sinoir, qui est horticulteur à Sercinville, numéro, il faut un numéro je crois, attendez je vais voir sa dernière lettre…

La vieille dame ouvrit une sorte de valise noire qui lui servait de sac, en sortit une paire de lunettes et une feuille de papier à en-tête…

— Numéro 18. C’est ça, numéro 18.

— Une seconde madame, fit Jules, je vais vous dire combien de temps il faudra pour avoir la communication.

Il entra dans la cabine téléphonique.

— Une dizaine de minutes, revint-il annoncer.

— Une dizaine de minutes, dit la vieille dame. Puis-je attendre ici ?

— Certainement, fit Jules en lui avançant un fauteuil du hall.

Il pensait à l’ennui d’avoir à écouter pendant dix minutes cette vieille trop bavarde quand l’écharpe claire apparut dans le tambour vitré. Il s’empressa.

— Madame a trouvé ? demanda-t-il.

La jeune dame fit oui de la tête, et comme ennuyée de la question. La caissière sortait de son tiroir la bague et la boîte.

— Ah ! fit Jules, est-ce que madame ne pourrait pas nous dire ?… Les personnes qui ont déjeuné ici avec madame… et il baissa la voix ayant peur de rappeler des souvenirs pénibles.

— Elles ont laissé un mot pour moi ? jeta tout de suite la dame, et son visage à cette idée s’éclaira si instantanément que Jules ne put répondre brutalement « non ».

— C’est-à-dire que la dame qui était avec madame ce matin a dû oublier ces deux objets…

— Ah ! » fit la jeune femme. Elle considéra la bague, la boîte, dit entre ses dents : « Oui, c’est bien à elle. »

— Où pourrions-nous rejoindre cette dame ? demanda alors la caissière.

— Ah ça ! dit la jeune femme en haussant les épaules, je ne les connais pas du tout. Ce sont des amis de la personne avec qui j’étais. Faites-en ce que vous voudrez. Ma chambre est-elle prête ?

Jules prit les devants pour conduire la jeune dame au 8, au premier étage.

Il flottait encore dans la pièce un peu du parfum de Mme Pertinet.

— Oh ! Cette odeur ! s’écria la jeune femme.

Elle alla rapidement ouvrir la fenêtre.

— Madame dînera-t-elle ? demanda Jules.

— Non, je suis fatiguée, qu’on me laisse dormir.

Elle jeta brusquement son sac à main sur le lit. Jules n’en vit pas plus. Il dut refermer la porte.

Elle lui plaisait cette cliente. Il était triste à l’idée de ne pas la revoir ce soir. À propos, et ce mal de tête ? Elle n’en avait plus parlé. Il redescendit pour mettre les couverts du dîner. Le soir, il n’y avait jamais grand monde. Ce soir, il n’y aurait personne, sauf les deux Anglais du 17. À travers la porte, il entendait maintenant la vieille dame qui téléphonait à Sercinville. Elle criait très fort :

— Oui, il est parti, sans rien me dire… C’est insensé. Ne le voyant pas, j’entre dans sa chambre ce matin : personne, et seulement un papier sur la table. Je vais te le lire : Ma bonne maman ne t’inquiète pas, rien de grave. Je suis obligé de partir brusquement, je t’écrirai. Paul… Voilà. C’est à n’y rien comprendre. Avec ça, je me sens bien seule et je suis inquiète… Marguerite, ta fille ?… Où ça ?… Chez madame Chitrine la fleuriste… Ah ! Mais je vais aller lui dire tout de suite, c’est à côté… Je tâcherai qu’elle couche avec moi dès ce soir. J’ai justement fait la chambre d’ami cet après-midi… Pendant le temps que Paul sera absent, elle me tiendra compagnie… Au revoir Léon, merci… à bientôt…

« Tiens, c’est la tante de la petite fleuriste », se dit Jules en pensant que ça lui ferait un sujet de conversation quand il irait acheter des fleurs.

Les deux Anglais arrivaient pour dîner. Jules les servit comme un somnambule. Il crevait de fatigue, repensait à la dame du 8, seule dans sa chambre… Il aurait dû lui demander si le cachet lui avait fait du bien… En attendant que les Anglais eussent fini, il s’appuyait le long du mur. Pour ne pas s’endormir, il alla reporter à la caisse l’indicateur resté sur la desserte.

— Dites-moi Jules, fit la caissière, puisque vous êtes de meilleure humeur – ce n’était pas vrai, il était seulement abruti de fatigue – faites donc un saut jusqu’au bureau de tabac, je n’ai plus de timbres de quittance…

— Encore ! fit Jules. Ah ! Si vous aviez un chasseur !

Mais la pensée qu’il pourrait en profiter pour s’acheter un cigare le rendit plus conciliant. Il sortit en habit, comme il était, prit la première rue à droite, passa devant la pharmacie dont les bocaux jaunes jetaient une lueur sur le trottoir, et trois portes plus loin pénétra dans le bureau de tabac.

Il acheta les timbres, un cigare de deux francs, et se retrouva encore devant les bocaux de la pharmacie. À travers la vitrine, il voyait le patron, M. Lepoutre, lunettes relevées sur son front, tiraillant son impériale et lisant son journal. Alors, subitement, Jules appuya sur le bec de cane, entra, et commença sans savoir ce qu’il allait dire : « Dites donc… »

M. Lepoutre s’était levé, et d’un coup sec de tête avait fait retomber ses lunettes sur son nez, un geste dont il était fier.

— Ah ! C’est vous Jules.

— Je viens, dit Jules – il parlait sans savoir comment – pour vous régler l’emplette (un mot qu’il avait appris à l’école communale en classe de français en Suisse, et qu’il n’employait jamais) de la cliente de l’hôtel, tout à l’heure, une dame avec une écharpe claire…

— La dame qui a acheté du véronal ? Mais elle a payé.

— Ah ! Elle a payé, dit Jules, elle ne se le rappelait plus…

À l’hôtel, il déposa les timbres sur le bureau de la caissière, et gagna l’office où Germaine dînait. Il s’assit en face d’elle. Entre eux, la lampe électrique pendait du plafond au bout d’un long fil. Il y avait des plats et des bouteilles à moitié vides sur la table en bois blanc, et même le reste d’une des bouteilles de champagne commandées par les automobilistes à midi.

— Vous en voulez ? dit Germaine.

Jules allait dire « oui », mais il se rappela que le champagne avait été commandé pour fêter le départ de la petite dame, il secoua la tête :

— J’ai si faim que je n’ai pas soif, fit-il.

Il mangeait, piquant au hasard dans les plats, sans mot dire.

— Dites, fit Germaine qui le regardait les coudes sur la table, vous vous rappelez, vous, le type qu’on a fusillé et qui était ici il y a six mois ?

— Le 14 ?

— Oui. C’est drôle d’avoir connu quelqu’un qui a été fusillé. Ç’avait l’air de quelqu’un de bien, pourtant. Qu’est-ce qu’il avait donc fait ?

— On ne saura jamais, dit Jules.

Il se remit à manger et n’avait pas l’air de vouloir parler. Germaine, sans raison, éclata de rire. Alors Jules leva les yeux pour voir ce qui se passait.

— Qu’est-ce que vous lui avez dit à la police ? demanda Germaine.

— Et bien ! Et vous ? » dit Jules. C’était sa façon favorite de répondre.

— Moi ! rien… J’ai dit ce que je savais, que je n’avais rien remarqué, sauf qu’elle avait des fleurs aujourd’hui dans sa chambre. Sans doute pour la jeune fille qui est venue la voir cet après-midi. C’est la première fois qu’elle a reçu quelqu’un chez elle depuis qu’elle est là.

Jules avait presque fini. Il demanda : « Le café est chaud ? »

Germaine mit la main sur la cafetière, dit : « Comme ça. »

Jules se versa une tasse, et alluma son cigare. Germaine le regardait, ses gros bras croisés sur sa poitrine. C’était le moment où Jules se permettait d’habitude quelques petites privautés. Ce soir, rien ne venait ; Jules fumait.

— On ne demande pas aux dames si la fumée les gêne ? fit remarquer Germaine.

Pas de réponse. Jules fumait toujours, les coudes sur la table. Germaine se leva, empila les assiettes sales et les plats sur le guichet de la cuisine. Elle allait quitter l’office quand Jules, levant la tête, demanda :

— Qu’est-ce que ça soigne le véronal ?

— Ce que ça soigne ?… C’est avec ça qu’on s’empoisonne », répondit Germaine qui lisait les journaux. Et pour faire une farce, elle sortit de l’office en éteignant la lumière…

Jules n’avait pas besoin de lumière. « Avec ça qu’on s’empoisonne… » La phrase l’occupait suffisamment. S’empoisonner pour un type qui buvait du champagne après son départ ! Une femme qui connaissait New-York !

Que pouvait-il faire ?

À pas de loup, il monta lentement au premier. Aux portes des chambres, les souliers attendaient. La lumière du couloir était en veilleuse. Au fond, la petite lampe rouge des W.C. était allumée. Jules s’avança jusqu’à la porte du 8, on n’entendait rien. Sous la porte, pas de lumière. À côté, le 6 ronflait, lui.

Jules redescendit dans le hall. À part une des lampes du lustre, tout était éteint dans le salon, la salle à manger et le jardin d’hiver. Le comptoir de la caissière était refermé, le tambour d’entrée replié. Le portier de nuit dressait son petit lit de camp dans un réduit près du téléphone.

— Pas encore couché ? dit-il en entendant Jules.

Jules s’assit dans un fauteuil du hall sans répondre. Il n’avait pas encore quitté l’habit qu’il avait mis pour servir au dîner. Au bout de quelque temps, il demanda : « Tous rentrés ? »

Le portier consulta le tableau des clés, et dit :

— Il y en a encore trois dehors : le 11, le 17 et le 31.

— Ah ! le 31 », fit Jules. Et il ajouta plus bas : « La police est bien mal faite. »

Le portier ne releva pas l’allusion, et, dépliant le paravent qui devait masquer son lit, dit :

— Mon épaule m’a fait mal toute la journée, le temps va changer.

Jules prit une revue illustrée sur la table, et commença machinalement à la feuilleter. Il ne voyait rien, n’avait envie de rien voir, sauf ce qui pouvait se passer dans la chambre du 8. Tout était silencieux dans le hall, le portier lui-même s’était allongé, tout habillé sous la couverture.

— Vous attendez quelqu’un ? demanda-t-il à Jules qui ne manifestait aucune envie de s’en aller.

— Non, je ne sais pas, fit Jules.

Il ne savait pas ce qu’il attendait en effet, mais il ne pouvait se résoudre à regagner sa chambre au quatrième. Tant qu’il était là, il lui semblait qu’il empêchait un malheur de se produire… Tout de même, il était bizarre qu’elle n’eût pas mis ses chaussures à la porte… S’il allait encore voir ?…

Puis enfin, ça arriva : un grand bruit qui le fit se lever d’un bond, tandis que le portier sursautait derrière son paravent. « Au secours ! »

Jules bondit.

Elle était debout, accrochée au chambranle de la porte, encore tout habillée, dans son joli tailleur beige. Elle mettait la main sur sa bouche tordue dans une grimace. Jules, sans bien savoir, la prit par la taille, la souleva, l’emporta vers le lavabo, et enfonça deux doigts, le plus loin qu’il put, dans la bouche. Il sentait sa taille souple toute molle sur son bras. Ses cheveux étaient parfumés. Jules se penchait aussi sur la tête qui vomissait maintenant. Il aurait voulu pouvoir la soulager mieux… Il l’étendit sur le lit. À côté, la porte du 6 s’était ouverte, et une tête apparut.

— Une dame malade, expliqua Jules, je m’en occupe.

Le portier arrivait, montant péniblement l’escalier à cause de ses rhumatismes. Jules lui dit à voix basse :

— C’est la dame du 8 qui vient de s’empoisonner, restez près d’elle, je vais chercher le docteur Leblanc.

Et laissant ouverte la porte de l’hôtel, nu-tête, il s’élança à travers la ville jusqu’à la rue des Arcades.

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