ÉPILOGUE

— Écoute, Traquet, fit le greffier Mastre au garçon de bureau, voilà deux fois que le patron demande que son bureau soit débarrassé des affaires classées. Si tu ne le fais pas aujourd’hui, il finira par te foutre sur la gueule.

Le garçon de bureau rit très fort à l’idée que M. Vinereau pourrait lui foutre sur la gueule.

— Ne ris pas comme ça, imbécile, tu vas me faire croire que je suis drôle. Va chercher une échelle, tout de suite.

Avec précaution, Mastre monta sur les échelons.

— Ce sont des coups à se casser la figure, et, nom de Dieu ! Quelle poussière là-haut… Tu n’en fous pas une secousse, Traquet. Tout ça devrait être passé au papier de verre tous les matins.

Traquet se rapprocha de l’échelle.

— Et si j’en foutais une secousse ?…

— Ne fais pas l’idiot, surtout quand je fais ton travail… Ça, l’affaire Siphoneau, c’est fini depuis deux ans, attrape… » Le dossier tomba sur le plancher en soulevant un nuage de poussière. « Et l’affaire Paganet-Crutard, les deux types qui avaient assassiné la garde-barrière, ils sont à la Guyane, et plus heureux que nous, va… Blancharmant, raccourci pour le crime de la rue Saint-Benoît : au cimetière son dossier… On ne croirait jamais que les morts puissent donner tant de mal aux vivants. Si j’étais garde des Sceaux, ce serait moins long… Odette Stevens, la poule à la coco, morte en taule le soir de son arrestation, l’action de la Justice est éteinte… Emporte ça, Traquet… Et que disparaisse à jamais le souvenir de tant d’heures perdues à gratter du papier au service de la Justice humaine !

— Qu’est-ce qu’il faut que je fasse de tout ça ?

— Tu iras le livrer aux Archives contre décharge. Prends une brouette, un tombereau, un tank, mais arrange-toi pour que ça disparaisse… Tout de même, quand je vois ce tas d’autographes !… J’aurais mieux fait d’aller pêcher à la ligne… Ah ! Ils me font rigoler avec leurs interrogatoires, leurs dépositions, leurs confrontations ! Comme si assassins, voleurs, témoins, procureurs, et garçons de bureau, tout ça ne se valait pas.

— Et les greffiers ? demanda Traquet.

— Les greffiers comme les autres.

Traquet se grattait la tête.

— Je connais le motocycliste de la Préfecture… Des fois qu’il pourrait, avec sa remorque.

Il put. Totor fit une entrée impeccable dans la cour du Palais où Traquet l’attendait.

— Allez, petit père, ficelle ton barda sur ma carlingue, et grouille-toi.

Totor n’eut pas même à descendre de la selle pendant le chargement, et repartit du même train.

Aux Archives, l’archiviste était absent.

— Allez donc voir au café, là, en face, conseilla la femme de charge qui balayait l’escalier.

— Quoi ? Encore ! s’écria l’archiviste en levant les bras au-dessus de son verre. Jeune homme, vous faites une mauvaise action. Pourquoi contribuer à augmenter le poids du passé ? Si tout ce qui devrait être aux Archives y était, la moitié de la ville ne suffirait pas à loger les dossiers…

— Moi, je m’en fous, dit Totor, je fais ce qu’on me dit de faire.

Il avait hâte d’être rentré à la Préfecture. Ce jour était un grand jour : on attendait le ministre de la guerre en tournée d’inspection. Depuis neuf heures du matin, le préfet était à son bureau. Il était de bonne humeur, les nouvelles étaient plutôt favorables : on lui avait donné officieusement l’assurance que le prochain mouvement préfectoral l’épargnerait.

— Alors, mon petit, fit-il au secrétaire qui apportait le courrier, tout est prêt pour deux heures à la gare ? Avez-vous bien demandé à la Place d’envoyer une compagnie d’honneur ?

— Oui, ils fourniront aussi les autos de la suite.

— Pas de discours, rappelez-le au maire. Le président voyage presque incognito… Et surtout, arrangez-vous pour ne pas quitter le chef de cabinet. Il ne faut pas que ce vieux crétin d’Aussonne puisse lui parler en tête-à-tête… Qu’est-ce que c’est que ça ?

Le secrétaire se pencha sur la feuille.

— Une lettre d’internement pour Desmoiseaux, René. La famille a choisi l’asile de Combaluze.

— Ah ! Oui, cette vieille affaire. Quel genre de folie ?

— Il rigole sans arrêt.

— Eh bien ! Ça en fait au moins un qui s’amuse… Tenez, mon petit, demandez-moi l’Hôtel de l’Avenue, j’ai une communication personnelle à y faire.

À midi, Totor se débrouilla pour quitter la permanence et filer comme si ç’avait été un jour ordinaire. Il voulait prendre Marguerite chez la mère Chitrine. Mais Marguerite était pressée, elle déjeunait chez sa tante.

— Même que ma tante m’a fait porter un mot, exprès.

— Baise ton homme au moins, dit Totor en avançant la joue.

Marguerite trouva qu’il y avait trop de monde.

— T’en fais des manières. Alors, ce soir à six heures et demie, au coin du Parc, le long de la route de Huchemont, je connais un petit endroit… Là on sera tranquille…

Quand Marguerite arriva chez sa tante, la maison était sens dessus dessous.

— Écoute Marguerite, c’est inouï, tu ne sais pas ce que m’annonce Paul ? Il veut épouser Agathe Desmoiseaux, et sans me demander mon avis…

— Mais si, puisque je t’en parle justement, interrompit Paul.

— Tu m’en parles, tu m’en parles… Il ne manquerait plus que ça que tu ne m’en parles pas… Mais je peux bien te dire n’importe quoi, ça ne changera rien… D’abord elle est trop jeune pour toi… Et cette famille ! Un frère fou… Toi qui es médecin, tu devrais être le premier à comprendre que c’est impossible… Une petite qui a été élevée sans foi, ni loi. Quand je pense qu’il n’y avait même pas de prêtre à l’enterrement de son père… Toi, Paul, qui pouvais faire un si beau mariage ; un garçon d’avenir comme toi… Et, avec tout ça, qu’est-ce que je vais devenir, moi ?…

Marguerite trouvait très drôle que son cousin Paul se marie. Elle raconterait ça à Totor, ce soir. Après le déjeuner, comme elle filait au magasin, une compagnie d’infanterie, qui défilait musique en tête, l’empêcha de traverser l’Avenue.

— Eh ! la petite, on se retrouve après la classe ? lui cria un caporal.

Les soldats allaient à la gare.

Le train ministériel arriva à l’heure, avec un petit drapeau sur la locomotive. Le cortège s’embarqua dans les voitures à fanions. La tournée d’inspection fut rapidement menée. Vers le soir, sur le terrain, le ministre dit quelques mots aux généraux et journalistes présents :

— Tout ce que j’ai vu est très réconfortant, j’exprime à tous ma satisfaction… Ces crêtes et ces vallons sont prêts à recevoir les défenseurs du sol national, et l’envahisseur trouverait à qui parler…

Le colonel Sardagne, chargé de la surveillance des routes, s’approchait du groupe officiel. Le comte d’Aussonne lui serra la main.

— Et votre jeune protégé ? lui demanda-t-il.

Le colonel poussa un soupir.

— Fou, sans espoir. C’est un bonheur que son père ne soit plus là, il n’aura pas vu ça, au moins, ce vieil ami…

— Mais enfin, pourquoi a-t-il tué cette bonne femme ? Elle paraissait assez jeune, il y avait mieux à en faire…

— On n’a pu obtenir aucune explication. Quand on l’interroge, il rit et c’est tout. Ses camarades, non plus, n’ont rien pu dire. Il avait fréquenté autrefois ce Desbois-Santerre…

— Desbois-Santerre, déclara le comte, je l’aurais fait pendre, moi, dès le premier jour, comme corrupteur de la jeunesse autant et plus que comme espion. Ah ! Si nous avions un gouvernement… Savez-vous ce que les Grecs ont fait de mieux ?

Et comme le colonel restait court, le comte répondit :

— C’est de faire boire la ciguë à Socrate. Mais ils l’ont fait trop tard…

Il reprit : « Trop tard », et, satisfait d’avoir épaté un gendarme, il rejoignit les autorités.

Le cortège officiel se disloquait. On fit une place au colonel Sardagne dans la voiture de l’État-Major. Personne ne disait rien. Le colonel considérait ses bottes avec consternation.

— Quelle boue dans ces chemins ! soupira-t-il.

Il songeait au tapis de son escalier et aux cris de sa femme qu’il lui faudrait entendre.

Il était cinq heures du soir, le soleil allait se coucher. Les fumées des usines de Pierrelatte retombaient en nappes sur les maisons ouvrières. Toute la ville s’enveloppait d’une brume froide.

L’eau des dernières pluies giclait sous les pneumatiques de la voiture. Sur la route, on croisa un groupe de collégiens, marchant deux par deux sous la conduite d’un pion. C’était la promenade du jeudi pour les internes du lycée. Quelques-uns tenaient à la main des plantes. Ils venaient d’herboriser dans la forêt des Sept-Pies.

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