CHAPITRE QUINZIÈME

Les deux seules choses que j’aie clairement vues, entre le coup de revolver et le moment où je me retrouvai en cellule, étaient : « Gendarmerie Nationale » et « Maison d’Arrêt. » Elles se recouvraient dans ma mémoire. « Gendarmerie Nationale » était à vrai dire gravé en demi-cercle sur l’arche décorant la porte de la caserne, tandis que « Maison d’Arrêt » s’enlevait en lettres noires, peintes en ligne droite sur le crépi jaune du mur. Néanmoins, les deux inscriptions avaient ce point commun qu’elles indiquaient clairement la destination du bâtiment, et cette précision était reposante.

J’avais beau être étendu sur la couchette de ma cellule qui était assez dure, constater que j’étais entouré de murs nus dans lesquels ne s’ouvrait qu’un petit soupirail grillé par où passait la lumière d’une lampe électrique ; enfin, selon tous les signes extérieurs, m’assurer que j’étais en prison ; la pensée que le bâtiment où je me trouvais portait en lettres grasses et noires la mention : « Maison d’Arrêt » me semblait infiniment séduisante. Je ne trompais personne. Si on venait me voir, le visiteur n’avait pas à craindre le piège qui se cache sous une façade anonyme, je jouais franc-jeu. Je m’imaginais, me promenant en ville, rencontrant des amis, Paul Desclaux ou Pierre Leblanc, et leur disant : « Moi, je suis à la Maison d’Arrêt. » Cela me dispensait d’en dire davantage. C’était quelque chose comme le « Moi, je suis mort », dont j’avais souvent pensé qu’il faisait l’orgueil des cadavres alignés dans les cimetières. Et la nudité des murs de la cellule, la froideur des dalles du parquet, la pauvreté du mobilier : une table, une chaise, un balai, et des cabinets, la solidité de la porte et des barreaux du soupirail, augmentaient ma sécurité, en me confirmant que j’étais parfaitement à l’abri, parfaitement protégé du monde extérieur. Jamais je ne m’étais senti chez moi comme dans cette prison, où, me dis-je, je me trouve replacé dans les conditions mêmes du fœtus au sein de la matrice maternelle.

Cette dernière comparaison me plut. Elle expliquait que j’atteignais un terme, le point final pour tout le cycle de pensées dans lequel je m’étais trouvé entraîné depuis la mort de Desbois-Santerre. Tous ces souvenirs d’enfance qui à chaque instant m’assaillaient, tout ce passé sous lequel j’avais été submergé, je l’avais maintenant entièrement remonté, et je retrouvais enfin la sensation première d’avant ma venue au monde. Si je devais remonter plus avant encore, c’est pour le coup que je rencontrerais autre chose… Car, si je n’avais pas eu l’impression de vivre depuis le coup de revolver, c’était aussi que mon esprit était resté suspendu dans l’attente d’Autrechose, à moi promise par la détonation.

Le gardien de la prison faisait marcher sa radio, et j’entendais un air de valse. Bercé par la musique, les mains croisées derrière la nuque, je suivais du regard les murs, le dessin des ferrures de la porte, les barreaux du soupirail, le plafond, mon monde à moi, tout mon monde poli et nu. Je me demandais de quel côté entrerait Autrechose. Serait-ce par le soupirail, entre le troisième et le quatrième barreau ?… Du troisième barreau mordu par la rouille, se détachait une petite fibre de fer qui devait avoir une signification spéciale… Ou plutôt, ne serait-ce pas par la boucle en S du fer plat qui maintenait la plus haute des charnières de la porte ? Pourquoi ce fer plat, au lieu d’être droit comme celui du gond inférieur, se pliait-il en forme d’S ?… C’est qu’elle s’appelait Odette Stevens. Stevens avec un S, et c’était dans la boucle de l’S qu’Autrechose devait m’apparaître.

Songeant alors au forgeron inconnu qui avait assemblé la porte de ma prison, j’imaginai son étonnement, et même son incrédulité, si je lui avais donné l’explication enfin découverte de la forme spéciale choisie pour cette ferrure. Non, non, il était bien évident qu’on ne pouvait comprendre, et que le monde où j’allais vivre avec Autrechose était impénétrable à tous les autres humains, enfermés chacun dans leur monde… Ah ! Tous ces mondes dont chacun est porté par une tête ! Tous ces mondes qui s’empilent dans le grand sac qu’on appelle la réalité, sans jamais se mélanger ! Et quel bonheur qu’ils soient impénétrables ! Car quelles catastrophes chaque fois qu’on s’efforce de pénétrer dans le monde d’un autre !… Je le voyais bien avec ce qui m’était arrivé… Desbois-Santerre, en me soignant, avait voulu pénétrer dans mon monde, et l’opération avait mal réussi… J’avais voulu pénétrer dans le monde de mon père, et j’en étais venu à commettre un crime… Décidément, il valait mieux que chacun restât enfermé dans son propre égoïsme. Mon père avait été sage, sa vie durant, de ne rien dire. Moi aussi, si l’on m’interrogeait, moi aussi, je ne dirais rien. Je protégerais mon monde contre les indiscrétions des autres. D’ailleurs comment pourraient-ils y comprendre quelque chose ?

Desbois-Santerre, je venais de penser à lui, mais sans amertume, sans haine. Nous étions quittes. Il avait fait tuer mon père ; moi, j’avais tué sa fille. C’était parfait. Nous pouvions rentrer chacun chez nous, chacun dans notre monde… Je me repliais dans le mien, bien cadenassé, les verrous bien tirés…

La porte s’ouvrit, je me dressai sur mon séant, étonné qu’elle fût obligée d’ouvrir la porte, qu’elle ne passât pas par le gond. Mais ce n’était qu’un de ces êtres qui passent par les portes, c’était un gardien qui m’apportait une gamelle de soupe. Il dit quelques mots que je refusai d’entendre. Et pour éviter d’avoir avec cet homme une conversation insupportable, je me remis à chanter ma chanson : « La p’tite Léonie, m’avait bien promis… » Il n’insista pas, referma la porte. À nouveau, je me sentis chez moi, seul, au chaud dans la matrice maternelle. Comme la gamelle dégageait pourtant une odeur de soupe grasse atrocement déplaisante, j’allai la vider dans les lieux d’aisance. Désormais, tout était effacé du passage de cet homme envoyé par les ennemis du monde extérieur, l’air était purifié, prêt pour la venue d’Autrechose…

Mais mon monde n’était pas encore aussi pur que je le croyais. Une idée, cachée dans un coin de ma tête, un peu au-dessus de ma tempe gauche, – je savais très bien l’endroit de ma cervelle où elle se tenait, – s’apprêtait à manœuvrer pour m’empêcher de voir Autrechose. Cette idée, c’était comme la vengeance de Marguerite Audivisier. Ou plutôt, je m’en apercevais maintenant, c’était cette idée que j’avais déjà essayé de tuer, en tuant Marguerite Audivisier, et de cela que j’avais voulu me venger, bien plus que de la mort de mon père. Cette idée était l’explication donnée par Marguerite Audivisier de mes hallucinations : un rêve qui s’unissait à un autre rêve. Autrechose, image de rêve d’Odette Stevens… Marguerite Audivisier était morte, mais l’idée continuait à habiter ma tête. Il fallait que je tue l’idée si je voulais voir Autrechose. Comment tuer une idée ?

Je me posai la question froidement, nettement, et pour trouver la réponse je pris ma tête à deux mains, comme un joueur d’accordéon saisit son instrument. Je me voyais jouer de l’accordéon avec ma cervelle, la déployant, la reployant pour tâcher de trouver la réponse, et peu à peu, ce faisant, je trouvai ce que je cherchais. Pour tuer une idée, il faut la déployer entièrement, complètement, lui offrir le plus d’espace disponible, de même qu’en ouvrant le flacon on laisse s’évaporer le parfum… À laisser l’idée m’envahir, il m’apparaissait peu à peu que, si Autrechose n’était qu’une figure de rêve, elle n’était pourtant pas mon seul rêve, mais aussi celui d’Odette Stevens. À ce rêve d’Odette Stevens, il me suffisait d’attacher une importance plus grande qu’à l’Odette de chair et d’os. Je n’avais qu’à décréter que le rêve était l’essentiel. Odette pouvait bien être, par ailleurs, n’importe quoi ; Autrechose était son vrai visage, sa vraie âme. Pour le croire, il suffisait de forcer la barrière entre le personnage qui vit et le personnage qui rêve. Qu’avais-je fait d’autre depuis des jours et des jours ? N’étais-je pas devenu une tête qui songe bien plus qu’une tête qui commande aux actes d’un corps vivant ? Autrechose était plus vraie qu’Odette même, et l’explication de mes hallucinations, donnée par une Marguerite Audivisier, devenait aussi peu valable que l’explication du gond qu’eût peut-être fournie le forgeron : à savoir qu’il avait pris un fer en S parce qu’il n’en avait pas d’autre, ou parce que cela soutenait sur une plus grande longueur le gond supérieur soumis à des efforts plus grands. Moi, j’avais trouvé l’interprétation véritable de l’S : c’était l’endroit de la cellule où il me fallait regarder pour voir apparaître Autrechose.

Je concentrai mon regard sur la ferrure, j’ouvris grandes mes pupilles jusqu’à ne plus voir que cette lettre sur toute la surface de ma rétine… J’ouvris les yeux plus grands encore… Et je vis l’S bouger, frissonner comme une mince bande de papier posée sur un étang que ride le vent du soir… L’S se faisait autre, perdait sa forme, se déroulait, s’allongeait, amenant jusqu’à mes pieds l’entrée du chemin qui fuyait en lacets à travers les paysages de mes songes, la route du monde n’appartenant qu’à moi…

Au loin, très loin, et très faiblement, une voix appelait. Je prêtai l’oreille, j’entendis : « Cyrill ! Cyrill ! » Je me dressai, je marchai vers la voix qui appelait.

Je savais qu’il me fallait d’abord faire à rebours tout le chemin parcouru, revoir à l’envers toutes les images du film pour défaire le jour qui avait précédé… Je marchai, vite, très vite, retrouvant l’étang, les saules, la Grande Noire, les gorges de Hautelombe, le colombier de Léonie, la lisière de la forêt. À la lisière, je repris haleine, la voix qui appelait : « Cyrill ! Cyrill ! » venait de la ville. Je me remis en route. Au moment où je longeai le mur du Parc, j’entendis mieux l’appel et, n’hésitant pas, escaladai le mur. À cheval sur le faîte, je pensai que les pigeons voyageurs ne devaient pas regagner le colombier de Léonie plus sûrement que je n’obéissais présentement à la voix qui appelait…

Dans l’allée qui longeait le Vélodrome, j’entendis : « Cyrill, est-ce vous ? »

Et je reconnus la voix d’Autrechose, ce timbre un peu métallique avec une pointe légère d’accent étranger, mais où la tonalité chantante était remplacée par une nuance d’angoisse. Le cœur battant, j’avançais à travers les massifs et, comme j’écartais le dernier rideau de feuillage, je demeurai stupéfait : sur l’arc du Vélodrome, était écrit « Maison d’Arrêt », et, devant moi, Autrechose était couchée sur un lit de camp semblable à celui de ma cellule.

— Cyrill, pourquoi ne répondez-vous pas ? Vous ne m’aviez pas tout dit, vous m’aviez caché quelque chose. Cyrill, c’est vous qui avez tué, et c’est moi qu’ils ont arrêtée…

Après un silence, elle reprit avec une voix de petite fille : « Mon amant est un assassin, et je suis seule dans ma prison. »

Je demeurai les bras pendants, sans pouvoir faire un mouvement, tant me poignait la détresse de cette voix qui disait : « Je suis seule dans ma prison. »… Mais qu’était-ce là sinon les souvenirs d’un monde que j’avais quitté ! Je dis : « Autrechose. C’est moi, René. Je vous emmène, Autrechose. » Elle dit : « Autrechose ? »

Je vis ses sourcils se froncer comme si elle cherchait à se souvenir, je la vis, comme j’avais vu Odette Stevens, le jour de l’enterrement de mon père, se raidir pour lancer son : « Je ne vous connais pas. »

Mais je n’étais plus le René de la vie, ridicule dans ses habits de deuil, j’étais le René de mon monde, et, hardiment, j’enlaçai sa taille pour arracher à l’Odette Stevens qu’elle était encore, l’Autrechose qu’elle devait devenir. Et je la sentis venir à moi… Je sentis que c’était Autrechose retrouvée qui se pressait contre moi. Tout tourna. L’orchestre jouait la valse du Beau Danube. Nous dansions au bord du fleuve sous la nuit étoilée.

Nous dansâmes et, dans l’instant, je compris que je venais enfin d’ouvrir ces yeux promenés ma vie durant à la surface morte des choses… Chaque fibre de ma chair était attachée, tressée à la sienne ; chaque idée de ma tête se levait comme du berceau que lui faisaient ses cheveux d’or. L’air qu’aspiraient ses narines étroites et palpitantes était l’air même qui pénétrait en moi, je vivais dans son odeur, dans cette traînée de comète qui nous enveloppait… Le fleuve au loin, les rives, les montagnes ondulaient. Nous nous dégagions de ce chaos tremblant pour rouler, emportés l’un par l’autre, vers un nouvel espace où nous serions le cœur, l’étincelle d’une nouvelle nébuleuse. Nous enfantions un monde…

Tout se tut, le silence s’établit, l’éternité ouvrit la porte de notre nouveau ciel. J’abandonnai sa taille, elle s’assit sur un morceau de roc, devant le gouffre. Nous étions au flanc d’un ravin dans une contrée déserte. Un soleil éclatant taillait à coups d’ombres dures le chaos des masses rocheuses. À perte de vue, le sol défoncé s’était écroulé par plaques géantes ne laissant subsister que des fragments de plateaux dont les larges assises faisaient des montagnes.

— Nous allons recommencer le monde et, cette fois, nous ne nous laisserons plus chasser de notre paradis, fis-je.

— Recommencer le monde, soupira-t-elle. Oh ! Quelle fatigue ! Que de tracas en perspective !

Je voulus lui pardonner de ne pas me comprendre. Mais j’eus beau la presser contre moi, je ne parvins pas à combler la fissure que son exclamation venait de creuser entre nous. Je la sentis fondre, fondre dans mes bras…

— Oh ! Pardon Autrechose, pardon, fis-je.

Mais il était trop tard. En face de moi Odette Stevens disait : « Que va penser Marguerite ? Je lui avais dit que j’arriverais à deux heures… »

Pour faire sauter d’un seul coup tout ce passé qui nous oppressait encore, je criai : « Marguerite, je l’ai tuée… »

Odette me regarda, de ses yeux couleur d’étang sous la lune, elle me regarda bien en face pour voir si je disais vrai, et soupira : « Mon amant est un assassin, et je suis seule dans ma prison… »

Alors je lui criai avec rudesse :

— Non, je ne suis pas Cyrill ! Cyrill, c’est l’autre. Moi, je me suis vengé, mais lui, qui a-t-il tué ?…

Elle ne répondit pas tout de suite, mais après un instant de silence, elle commença, semblant fredonner quelque triste romance :

— En Hollande, au bord des fenêtres il y avait des fleurs, et aux murs des objets de cuivre qui gardaient les reflets du soleil. Les parquets étaient en dalles de mille couleurs, et la femme de charge les cirait à genoux sans mot dire. J’avais acheté un costume de paysanne, avec sa coiffe. Il me pressait dans ses bras et me chantait des airs de son pays. On eût dit le vent tout au bout de la plaine, et s’enflant, s’enflant entre les sillons et les nuages. Sa moustache avait le goût des cigarettes blondes qu’il fumait. Sa peau était blanche et douce comme les brouillards du soir.

« Je restais cachée tout le jour, l’attendant jusqu’à la nuit, et mon bonheur était comme la petite flamme qui s’allumait à la fenêtre de l’autre côté du canal. Il m’avait dit – que m’importait ? – qu’il avait tué un homme, une exécution… Là-bas, le soir du jour où nous nous étions disputés… J’avais peur pour lui. « Si quelqu’un savait ! » soupirais-je. »

— Oui, m’écriai-je, je sais, maintenant.

— Qui est là ? demanda-t-elle.

Je ne répondis pas. Ne me fallait-il pas d’abord supprimer ce Cyrill, mon rival, et l’assassin de mon père ?…

Mais pour cela, combien de pas ne devais-je pas faire en arrière ? Il faudrait revenir, retourner dans la boue des chemins, m’arracher la chair à toutes les ronces, à toutes les questions, traverser forêts sur forêts avant l’instant où je tiendrais au bout de la ligne de mire la tête aux moustaches blondes de Cyrill… Non, je n’avais plus la patience nécessaire, j’étais trop avancé sur le chemin de mon monde. Mon énergie dernière, je ne devais l’employer qu’à arracher Autrechose au passé. Je me penchai, je la pris violemment, la serrai de toutes mes forces, l’emportai, imposant mon vouloir à ses songes… Elle suivit mon désir…

Dans mes bras, elle ne pesait pas plus qu’un fantôme. Sa main passait autour de mon cou, son sein s’appuyait contre ma poitrine, et le battement de son cœur doublait celui de mon cœur. L’odeur légère de sa chevelure montait vers mon visage, douce comme un murmure. À grandes foulées, je courais vers la forêt, à si grandes foulées qu’il me semblait voler, devenir le nuage auquel elle avait confié le poids de son rêve. Nous passions au-dessus des cimes. Au sein de cette nacelle volante que formaient nos deux corps unis, remuait-elle les lèvres de sa bouche rouge ? Il me semblait entendre comme un chant. J’avais arraché à sa cage l’oiseau du plus beau rêve, et nous nous envolions vers le cœur de l’espace…

Elle murmura : « Tu m’emmènes ? »

Pour toute réponse, je la serrai plus fort dans mes bras. Elle demanda : « Où ? », et le timbre de sa voix était si confiant, si indifférent à la réponse possible que je compris qu’elle acceptait d’être vaincue. Je lui répondis – et parce qu’à ce moment elle n’était plus qu’un oiseau perdu, tiède contre ma poitrine – je lui répondis : « Au colombier de Léonie. »

À peine eus-je dit ces mots que, d’un coup, comme à la lumière d’un éclair, je compris le sens mystérieux des mots de la lettre volée : « Le petit oiseau que tu m’as donné vient de chanter dans sa cage… » Le petit oiseau dans sa cage, c’était Autrechose derrière les barreaux de sa cellule, chantant : « Je suis seule dans ma prison… », et c’était elle que je devais ramener au colombier de Léonie. Ainsi, serais-je quitte envers celle que s’était autrefois disputée mon père et Desbois-Santerre, ainsi, et bien mieux qu’en allant déposer des fleurs sur les tombes, je mettrais le point final à toute l’aventure, à toutes les vengeances. Et j’apporterais enfin à l’amoureuse dont le souvenir et l’emprise se prolongeaient au-delà du tombeau, l’Autrechose que, sa vie durant, elle n’avait cessé de souhaiter et de demander en vain aux bras entre lesquels elle s’abandonnait…

La vérité s’emparait de tout mon ciel. Ah ! Comment avais-je pu croire que je ravissais Autrechose pour moi-même ? Comment avais-je pu soupirer après Autrechose comme après la figure d’une femme à moi promise, comme après je-ne-sais-quelle image du bonheur, de la vie, de l’amour, pour adolescent perdu dans la morne tristesse d’une ville de province ? Comment avais-je pu croire que c’était par les bras d’Autrechose que je devais trouver la libération définitive ? Tant que je m’attacherais à une créature, ne fût-ce qu’au rêve d’une créature, je serais inévitablement ramené en arrière. Au royaume où j’allais, on ne pouvait pénétrer que seul, il était par-delà Autrechose, Autrechose que je tenais encore dans mes bras, mais qui, si je n’y prenais pas garde, me ramènerait vers la prison des autres…

Au-dessous de moi, sur la terre, je vis alors très distinctement se dresser le colombier de Léonie tant cherché entre les branches de la forêt. Les oiseaux du ciel ne semblaient plus devoir l’habiter, mais il était là, il attendait en secret. Je ne pouvais m’y tromper. Les mots en auréole étaient plantés au faîte de son toit pointu : Le colombier de Léonie. Dans l’instant où je le survolais, sans dire un mot, sans même un regard, j’ouvris les bras, et j’y déposai Autrechose.

Du coup, délesté de ma dernière charge terrestre, je partis en flèche dans le ciel pur, éblouissant d’une lumière définitive, le ciel où jamais le soleil ne se coucherait et où j’entrais, comme il le fallait, seul, ayant rejeté loin de moi toutes les obscurités du monde où j’avais rampé. Le seuil était franchi. Personne-ne pouvait plus rien contre moi… Le rire du triomphe me secoua tout entier… Désormais, et pendant l’éternité, je n’avais plus qu’à rire…

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