11 Les derniers hommes

À l’heure actuelle, nous sommes encore quatre hommes et trois femmes, dans un petit vallon, non loin de ce qui fut jadis Copenhague. Ce sont les mouches qui nous ont amenés là et nous ont épargnés sans que nous sachions clairement pourquoi.

Nous disposons d’environ trois hectares, entre deux coteaux, au milieu desquels se dressent les bâtiments d’une ancienne ferme où nous logeons. Un bouquet de bouleaux masque l’horizon vers le sud, une haie, ancienne clôture d’un pré, borde par ailleurs notre domaine. Si nous essayons de sortir de ces limites, les bataillons de mouches préposés à notre surveillance s’élèvent en bourdonnant et nous menacent de leurs dards. Depuis longtemps nous avons compris, et n’essayons plus de nous soustraire à cette réclusion. Nous cultivons la terre, nous prenons soin des quelques animaux domestiques que les mouches ont intentionnellement poussés vers nous, à la manière dont nous-mêmes avons été amenés, à coups de légères piqûres autour de nos visages comme jadis en usaient les cornacs avec leurs éléphants. Sous les cieux changeants qui passent sur nos têtes prisonnières, nous faisons de notre mieux pour achever de vivre.

Nous sommes trois Français : Magne, sa femme et moi-même, qui exerçais autrefois la profession de mécanicien-dentiste à Lille, tout en étant ami des lettres. Les deux autres hommes qui font partie de notre petite communauté sont étrangers et fous. Ils n’échangent avec nous que de rares paroles. Nous n’avons jamais pu exactement savoir, Magne et moi, qui ils étaient, d’où ils venaient.

Le plus vieux n’est pas sans ressembler à l’ancien chef de l’Empire allemand, mais ses traits sont tellement altérés qu’il est impossible d’en être sûr. Toutefois, entre nous, nous l’appelons le Chancelier. Ce qui confirmerait notre manière de voir est la remarque, faite par Magne, que les mouches, ayant tenu à conserver quelques spécimens de l’espèce humaine, ont dû choisir les hommes qui leur paraissaient exercer de hautes dignités. Le chancelier de l’Empire allemand qui lutta le dernier contre l’invasion, donnerait raison à cette hypothèse. Moi-même en serais l’exception, si Magne ne m’avait rappelé les conditions dans lesquelles j’avais été fait prisonnier. J’avais cherché refuge chez mon ami, le costumier du grand théâtre de Lille. Me trouvant au milieu de tous les oripeaux de la figuration entreposés sur les rayons, les mouches ont pu en conclure que j’étais un puissant personnage. Nous surprenons chez elles bien des fautes de raisonnement du même genre. À celles-là je dois la vie, j’aurais mauvaise grâce à m’en plaindre.

Le Chancelier, pour en revenir à lui, ne témoigne que d’une folie assez douce. La plupart du temps, il reste sombre et silencieux, mais parfois il est saisi d’un accès, gagne les limites de notre territoire, et avec de grands gestes se met à haranguer les mouches pendant des heures et des heures, dans une langue rauque que nous n’entendons ni les uns, ni les autres. Nous le laissons faire, cela ne fait plus de mal à personne.

L’autre étranger, fou également, est certainement un ecclésiastique. Les lambeaux de vêtements dans lesquels il est parvenu jusqu’à nous, l’onction de ses gestes ne permettent pas de s’y tromper. Il déraisonne en latin. Magne m’assure qu’il répète souvent la phrase : « C’est la faute des péchés du monde. » J’avais pensé qu’il pouvait être le pape. Mais il est peu vraisemblable qu’un vieillard comme le pape ait pu faire à pied le long trajet qui l’eût amené ici. Nous pensons qu’il s’agit de quelque haut dignitaire ecclésiastique d’un pays d’Europe centrale, et nous ne l’appelons entre nous que le Cardinal. C’est lui qui a la tâche de garder nos brebis dans le pré pendant que nous travaillons la terre, il s’en acquitte fort bien, les bénissant peut-être un peu trop souvent, mais elles n’en broutent pas moins.

Que de toute l’humanité il ne subsiste que quatre hommes, et qu’en dépit de mois passés côte à côte, nous restions pourtant de tels mystères les uns pour les autres, souligne à quel point l’intelligence et la civilisation avaient pu dresser de barrières et nuancer de différences entre représentants d’une même espèce. Les mouches ne se doutent pas de ces différences. Elles ne distinguent point entre un homme fou et un homme raisonnable ; pour elles, un bipède en vaut un autre. Nous ne cherchons point à les détromper, et tâchons de vivre tous en bonne intelligence sous la conduite de Magne qui est le chef de notre petit clan.

Pour en terminer la revue, il suffira de dire un mot des deux vieilles femmes qui, avec Micheline Magne, représentent les ultimes descendantes du sexe faible. Ce sont deux paysannes danoises, les dernières arrivées parmi nous. Les mouches ont dû les déterrer dans quelque lointain village, longtemps après la disparition des derniers hommes. Magne suppose que les mouches les amenèrent pour nous servir de compagnes. Comme je lui objectais que les mouches auraient pu nous choisir des échantillons plus jeunes, il m’a fait remarquer que les insectes, ne vivant que quelques mois, ignorent la jeunesse et la vieillesse et ne doivent pas encore avoir l’idée des différences que l’âge met entre les humains. Il fallait des femmes, les mouches ont pris les premières, ou plutôt les dernières venues. Celles des mouches qui seront anthropologistes en seront quittes pour conclure que les hommes ne se reproduisent pas en captivité. Aujourd’hui que nous sommes de l’autre côté des barrières des jardins zoologiques, nous pouvons voir quelles bévues commettent les observateurs. Toutes vieilles qu’elles soient, les deux femmes ne nous rendent pas moins service et se livrent à tous les travaux de ménage.

En temps ordinaire, les mouches, si nous ne cherchons pas à sortir des limites du camp, nous laissent parfaitement tranquilles. Nous labourons, arrosons les carrés de légumes, retournons la litière des bêtes. Mais parfois, des essaims viennent nous rendre visite. Les mouches se posent en face de nous, et durant longtemps nous observent. Magne leur rend la pareille, poursuivant jusqu’au bout ce qui fut l’objet des études de sa vie. Il prétend que l’intelligence progresse très vite chez les insectes.

Il m’a fait observer qu’en tête des essaims au repos, certaines mouches qui sont visiblement les chefs, ne se tiennent plus sur leurs six pattes, mais posent la pointe de leur abdomen sur le sol, comme si elles s’asseyaient, cependant qu’elles croisent les pattes antérieures comme nous croiserions les bras. Certaines sont vêtues d’un petit pagne, grossièrement taillé dans des pièces de crêpe de Chine, reliquat de quelque ville pillée.

— Peut-être parviendrons-nous à nous faire entendre d’elles, pour obtenir un sort plus digne de créatures raisonnables ? ai-je suggéré.

Magne a secoué la tête.

— Elles n’en sont point encore à l’époque du langage articulé, et quand elles y parviendront, nous serons tous morts depuis longtemps.

Magne pense précisément que les mouches ne nous gardent pas seulement à titre de curiosités, mais qu’elles portent surtout intérêt à notre longévité dont elles espèrent surprendre le secret en observant notre manière de vivre.

Si les mouches ne connaissent rien à la jeunesse et à la vieillesse, elles n’en sont pas moins sensibles à la beauté, et leur attitude à l’égard de Micheline Magne est très révélatrice. Notre pauvre amie, dont la raison est perdue sans espoir, reste de longues heures assise sur le banc de pierre devant la ferme. De ses grands yeux bleu pâle, qui sont de la couleur même des cieux du Nord au printemps, elle regarde droit devant elle le vide, immobile pendant des heures, ses longues mains croisées sur ses genoux. D’elle non plus, nous ne savons dans quelles lointaines régions vont se perdre ses pensées, et elle reste là, au milieu de nous, comme un mystère qui ne nous a laissé que sa beauté. J’ai observé qu’une petite cour de mouches l’entoure à distance respectueuse. Parfois, les plus hardies vont même se poser sur ses belles mains, et de leur trompe – mais sans doute me laissé-je aller à exagérer – elles semblent y déposer un baiser.

Ainsi s’écoulent nos jours, dans une monotonie qui ne va pas sans tristesse. Nous sommes les derniers hommes, nous le savons, nous nous efforçons de supporter notre destin avec courage. Les soirées, surtout les longues soirées blanches de l’été septentrional où la lumière des cieux interdit le sommeil, sont difficiles à occuper. Magne et moi causons à voix basse. Le Cardinal sommeille dans un débris de fauteuil. Le Chancelier ronge son frein près de la cheminée éteinte. Parfois, il pousse quelques gros jurons qui font frissonner et pleurer Micheline. Alors, le Cardinal s’éveille, s’approche de notre malheureuse amie et murmure quelque vague formule d’exorcisme.

Pour occuper ces heures creuses, également pour ne pas laisser dépérir nos facultés intellectuelles au milieu des pauvres fous qui nous entourent, Magne et moi nous nous sommes mis au travail.

Magne a commencé d’écrire un grand livre : Grandeur et décadence de l’espèce humaine, où, dans un style qui se souvient de Montesquieu, il s’efforce de dégager les causes de la défaite des hommes. Il pense, à ne considérer que les faits, que l’espèce humaine fut une expérience malheureuse et trop précoce de la nature. Bien avant les événements de ces dernières années, il trouve la confirmation de sa manière de voir dans le sentiment d’inquiétude, d’angoisse dont firent preuve maints des plus nobles penseurs de l’humanité, dans cette sensation de vide, d’être incomplet, que s’efforçaient de combler les aspirations religieuses, et qui, selon Magne, n’était que le pressentiment de l’avortement final des destinées de l’espèce. L’homme fut toujours trop fragile dans sa chair, pour son intelligence. Pour s’expliquer cette fragilité, autant que pour y porter remède, l’homme a fait alors appel à son cœur, aux sentiments, à des croyances morales, mais ces impedimenta en étant venus à lui paraître plus précieux que l’intelligence elle-même, il a laissé s’abaisser en lui l’orgueil et les pouvoirs de cette dernière. Pour un geste d’amour ou de pitié, il a abandonné les lumières de la raison.

À quoi s’est ajouté encore que, ne voyant dans l’intelligence qu’un moyen de parvenir à une certaine liberté d’esprit et d’action, l’homme ne s’est plus soucié que de cette liberté. Chacun s’est mis à penser, à agir selon son bon plaisir. Il en est résulté une dispersion insensée d’efforts, de préoccupations, de recherches oublieuses des dures lois qui commandent la progression dans l’univers. La gerbe humaine s’étalait, insoucieuse, dans le temps et l’espace, comme la fusée au terme de sa course, belle sans doute, mais prête à disparaître.

Les insectes, venus bien avant nous sur la Terre, ont attendu pendant des millénaires que l’instinct ait parfait leur équipement physique, après quoi seulement ils s’offrirent le luxe de l’intelligence. Sûrs de leurs mécanismes vitaux parfaitement adaptés, délivrés de soucis moraux accessoires, ils ont eu les avantages de l’intelligence sans en connaître les pouvoirs dissolvants. Ils feront, sans doute, mieux que nous n’avons pu faire. Que le surhomme, attendu par certains philosophes, se trouve être en définitive une mouche, voilà certes qui ne manque pas de piquant, et montre qu’on sait sourire dans les laboratoires secrets de la nature !

Pour ma part, je ne pouvais songer à me hasarder dans de si hautes spéculations. Mais, fort des confidences innombrables reçues de Magne au cours de nos soirées, je me suis cru capable, pour occuper mes loisirs, d’écrire sa biographie. Certes, dans l’histoire de l’humanité, maints héros qui tentèrent mes devanciers ont sans doute plus de relief, plus d’actions d’éclat à leur service, plus de grandeur, ou même simplement ont connu des succès plus marquants, mais de nous tous ici, Magne est le plus jeune. Tout porte à croire qu’il nous survivra. Il sera le dernier homme. À ce titre seul, il me semble que le récit de sa vie devait être confié au papier. Si nous avions possédé sur notre père Adam un document de ce genre, son intérêt eût été immense.

Voilà donc à quoi se réduit la vie humaine dans le petit groupe que nous formons présentement. La pensée me vient que si les mouches ont agi presque au hasard en nous ménageant et en nous rassemblant, elles ont cependant sans le savoir constitué un microcosme présentant une image réduite mais fidèle de ce que fut l’humanité défunte.

La forte proportion dans notre phalanstère d’être privés de raison, n’est pas sans rappeler ce que fut cette proportion même dans les plus beaux jours de l’humanité. Magne, avec son esprit de méthode, son goût de savoir, représente incontestablement le plus noble aspect de l’activité intellectuelle. Le Chancelier nous rappelle de quelle surprenante influence jouirent dans l’histoire la parole et le discours. Le Cardinal incarne le besoin de prière et de contemplation qui marqua tant de siècles de connaissance humaine. Il n’est pas jusqu’à nos vieilles servantes elles-mêmes qui ne font souvenir à quelle tâche ingrate, mais néanmoins nécessaire, se sont dévouées les éternelles Marthe.

Quant à moi-même, cherchant de quelle tendance marquante je pourrais être le représentant, je ne vois d’abord que ce surprenant besoin d’écrire ces lignes alors que manifestement aucune créature ne pourra jamais les lire. Cependant, il m’arrive de penser qu’un jour viendra peut-être où les mouches, devenues savantes, retrouveront ces hiéroglyphes et parviendront à les déchiffrer. Si insensé que soit cet espoir, il est caractéristique que je m’y abandonne. Que ces lectrices futures veuillent bien y voir le trait le plus représentatif de ce que furent les hommes : des êtres qui vécurent d’espoir, et dont ce fut à la fois la faiblesse et la grandeur.

FIN

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