10 La fin de l’espèce

Le drame de la vie intime de Magne se fondit dans le grand drame où sombrait lentement l’humanité. Tandis que fuyaient sur les routes de Flandre les débris de la nation française, il s’efforçait, dans une clinique d’Aix-la-Chapelle, de ramener quelque lucidité dans l’esprit de la pauvre Micheline. Mais elle ne se plaisait plus que dans la compagnie des mouches. Pour la calmer, on laissait quelques inoffensives mouches domestiques bourdonner dans sa cellule de malade. Elle les regardait voler, des heures durant, et croyant peut-être qu’à devenir l’une d’entre elles elle regagnerait l’affection de celui qu’elle avait aimé, le délire la prenait :

— Je serai toute petite, je volerai partout dans les airs… La terre, on ne pouvait pas l’habiter, elle était trop dure… J’étais faible, avant, j’aimais qu’on me caresse, comme une chose rampante. Mais quand j’aurai des ailes, je saurai poser ma tête au creux des tempêtes… Je rirai quand éclatera le tonnerre. J’irai me cacher dans les nuages, je jouerai avec les gouttes de pluie… Être petite, si petite que nul ne vous voit, et que l’on suit le vent qui passe… Quand il sera midi, je monterai très haut, plus près du soleil… Ils ne me prendront pas dans leurs cages, et je les tuerai tous, oui tous, pour rien, pour rire, pour ne plus les voir… Le monde sera très grand quand il n’y aura plus personne et que je pourrai monter aussi haut que je veux…

Quand, pour fuir devant l’invasion, Magne l’emmena en avion au Danemark, elle crut un instant son rêve réalisé.

— Mais ils m’ont mis en cage, s’écria-t-elle soudain en frappant les glaces de la carlingue. Qu’on me laisse voler seule, retourner avec elles, celles qui sont libres…

Magne l’écoutait, évitait de la contredire.

— Elles vont venir, disait-il, rassure-toi, elles nous retrouveront bien vite.

Il n’avait pas à mentir pour parler ainsi. La situation de l’humanité devenait désespérée. Le monde slave n’était plus qu’une ruine. L’URSS avait bien tenté de mobiliser les énergies révolutionnaires contre les mouches fascistes, mais la discipline des insectes s’était montrée supérieure à celle des Soviets, et la lutte des espèces l’avait emporté sur la lutte des classes. C’est en vain que l’Association des artistes révolutionnaires avait proposé d’adjoindre le chasse-mouches à la faucille et au marteau, en vain que les troupes rouges étaient descendues en parachute à travers les essaims, la Russie blanche n’avait pas tardé à devenir la Russie noire de mouches.

Sommé de s’expliquer devant les commissaires du peuple sur les conditions dans lesquelles il avait remporté une défaite éclatante sur la Volga, le camarade général Malrozof avait répondu : « Les mouches sont les alliées du trotskisme ! » Condamné néanmoins à mort, il s’était écrié sous les balles de revolver : « Vive la Cinquième Internationale ! » Des exégètes ont supposé qu’il s’agissait de l’Internationale des mouches, et que le général était bien un traître ; mais ces mesures brutales n’empêchèrent pas l’inéluctable de se produire. Par tout le vaste pays des fourrures et des cités à dôme d’étain, les essaims tournoyèrent bientôt en vainqueurs, la momie de Lénine grouilla de larves et le cercle se resserra autour de l’Europe capitaliste.

Durant longtemps, l’Angleterre espéra que son caractère insulaire lui permettait d’échapper au désastre. Toute communication avait été rompue avec le continent. Les navires britanniques fuyaient comme la peste les côtes européennes. Les câbles télégraphiques eux-mêmes avaient été coupés. « Si intelligentes que soient les mouches, bien du temps s’écoulera encore avant qu’elles soient de taille à construire un Queen Mary », disait-on au palais Saint-James. La stupéfaction, puis la terreur, n’en furent que plus grandes quand les premiers cas d’épidémie et la présence des mouches furent signalés dans le pays de Galles.

Sans doute les insectes n’étaient-ils pas en état de construire des navires, mais la petitesse de leur taille leur offrait d’autres ressources. Les ornithologues, dont l’Angleterre a toujours compté bon nombre, constatèrent que les mouches se glissaient sous l’aile des mouettes qui foisonnaient librement sur les côtes maintenant désertes de la France, et se faisaient transporter clandestinement au-dessus du Channel. On refusa d’y croire, « mais, observa sir Lucky Strike, le savant directeur du musée d’Histoire naturelle à Londres, si l’homme monte à cheval, pourquoi la mouche ne monterait-elle pas à mouette ? » Ce fut le dernier trait de la science britannique. L’épidémie s’étendit sur la Grande-Bretagne avec une rapidité que l’on ne peut expliquer que par la répugnance des sujets britanniques à se laisser vacciner autant qu’à se laisser incorporer. En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, le lion britannique, après tant de siècles de suprématie sur son île défiant l’invasion, fut abattu comme un vulgaire puma. Là où les raids de zeppelin s’étaient montrés impuissants, là où le génie d’un Napoléon avait échoué, les mouches réussirent d’emblée : la Tour de Londres et l’abbaye de Westminster retentirent bientôt de leur bourdonnement léger. Londres, cœur de l’empire, cessa de battre. Ainsi, le pistolet qui depuis si longtemps visait ce cœur du port d’Anvers était finalement sorti du Cotentin et se trouvait chargé à mouches, ce que nul n’aurait pu prévoir. Cependant, réfugiés dans quelque montagne d’Écosse, le roi George, sa Cour et quelques défenseurs, erraient encore, sombres comme dans une tragédie de Shakespeare.

Un à un disparaissaient ainsi les bastions de la civilisation humaine. Chaque jour l’avenir se faisait plus noir, et pour trouver une lueur d’espérance sur la terre, peut-être eût-il fallu l’aller chercher dans le cœur de quelque obscur pêcheur Scandinave du côté du cap Nord. Encore cette espérance ne reposait-elle que sur l’ignorance. Pourtant, l’Europe centrale n’avait pas encore abdiqué.

La vieille Allemagne rugissait, brandissait l’épée de Siegfried et la lance de Wotan.

— Cent millions de Germains sont de taille à défier tout adversaire ! s’écriait le chef de l’Empire allemand. Les insectes ont pu ronger l’écorce et l’aubier du vieux tronc humain, mais le cœur de l’arbre tiendra bon, blanc et dur, et de pure race. L’Allemagne au-dessus de tout ! et, pour commencer, au-dessus des mouches !

Toutefois, pour commencer, le gouvernement hitlérien, prétendant à tort ou à raison que les Juifs, par leur odeur, attiraient les mouches, déclencha un vaste pogrom qui purgea définitivement la terre des enfants d’Israël. Et ce n’est que lorsqu’ils furent assurés qu’ils ne défendaient plus que la race aryenne, que les bataillons de Chemises brunes partirent allègrement au pas de l’oie pour la croisade contre les mouches. Ils avaient l’habitude de défiler avec des torches, ils allaient savoir s’en servir comme armes.

Ils s’en servirent, et fort bien. À évoluer dans la purée de mouches, là où les autres n’avaient rencontré que le dégoût, le sombre génie germanique éprouva une trouble ivresse. La mouche, au reste, n’était-elle pas comme l’emblème de la latinité détestée ? Son corps noir rappelait l’Africain. Ses mouvements de pattes singeaient la mimique méditerranéenne. La mystique raciale venait ainsi opportunément renforcer le courage germanique dans la lutte des espèces, mais d’autres raisons plus pratiques excitaient encore les Allemands au combat.

L’Europe, aux trois quarts envahie, souffrait d’une effroyable disette, et l’appétit germanique ne savait comment s’assouvir. Le génie inventif d’un moderne Liebig imagina de hacher menu les tonnes de mouches abattues pour en faire des ersatz de saucisses. La purée noire fut comprimée, stérilisée, assaisonnée, débitée à la presse hydraulique en jets mous aussitôt emmagasinés dans des tuyaux de papier comestible. Et, de même que jadis l’Arabie fataliste faisait frire les sauterelles qui venaient de dévorer son blé, maintenant toute l’Allemagne se ruait sur ces saucisses de guerre, ces Kriegswürste, où çà et là l’aile brillante d’une mouche venait remplacer les petits carrés de lard du boudin d’autrefois. Comme à l’époque du cannibalisme, la guerre, cette fois, se trouvait payer, et son caractère utilitaire venait puissamment renforcer le caractère idéologique du Menschkampf que s’efforçaient de chanter les modernes Klopstock.

Entre-temps, ne reculant devant rien, la science allemande faisait flèche de toutes ses branches, feu de toutes ses éprouvettes. Déjà, multipliant vaccins et contrepoisons, elle avait proposé de transformer le sang des militaires en un vaste bouillon de culture où les antitoxines devenaient aussi dangereuses que les toxines. Mais quand elle s’aperçut que si l’on échappait aux mouches, on ne réchappait pas des vaccins, elle changea son fusil d’épaule. S’avisant que les mouches ne pouvaient vaincre que par piqûres, elle imagina de plonger ses guerriers dans un bain de composition nouvelle, à base de cellophane, recouvrant tout le corps d’une pellicule transparente résistant aux aiguillons. Une deuxième couche ignifugée remédiait à tout danger d’incendie. Cependant, sous ces deux couches, la chaleur était telle que tout habit devenait intolérable. Aussi, la flamme au poing, voyait-on les légions germaines bondir nues dans la plaine au-devant des épaisseurs de mouches. Comme jadis les barbares blonds, échappés des forêts poméraniennes, se ruaient contre l’envahisseur méditerranéen, de même – et bien que la situation fût renversée – les derniers soldats de l’humanité, équipés selon l’ultime technique, sortaient pareillement nus des mains de la chimie allemande pour aller mettre le feu aux ailes des mouches barbares !

L’infanterie prussienne s’avançait lourdement, l’outre à pétrole synthétique sur l’épaule, la lance d’incendie à la main, mais les sections d’assaut, bondissant à l’avant des lignes, lançaient la grenade incendiaire à soixante mètres, cependant que les voltigeurs bavarois, en tanks ultralégers, projetaient sur les essaims un feu grégeois nouveau qui transformait toute mouche en petite masse d’explosifs. Nudisme, carnage, incendie et orgie de saucisses, toutes les Allemagnes étaient à leur affaire !

La Musca sapiens semblait avoir trouvé cette fois un adversaire à sa taille. Si les mouches en étaient encore à l’âge de pierre, elles retrouvaient là des guerriers qui n’avaient point encore perdu l’atavisme de leurs lointains ancêtres. Parfois, on voyait les nuées de mouches s’immobiliser avec surprise, comme si elles hésitaient à reconnaître des humains dans ces colonnes par quatre de termites blancs et géants qui s’avançaient à leur rencontre en poussant de formidables «  Heil ! » Les aiguillons se brisaient sur les enveloppes de cellophane. Les mouches devaient alors se poser en foule sur le masque du combattant, le laisser s’épuiser en gestes d’aveugle, et attendre que la sueur toujours acide du fantassin allemand ait suffisamment dissous l’enduit de sa peau pour que le dard pût insérer le poison dans la chair.

De part et d’autre, on ne faisait pas de quartier. Tout cadavre humain devenait monceau de larves, tout essaim capturé nourriture de guerre. Sans doute, les pertes étaient-elles disproportionnées, et chaque homme tuait-il facilement plus de cent fois son poids de mouche, mais, hélas, il fallait vingt ans pour faire un homme quand huit jours suffisaient pour faire une mouche. Tandis que s’effritaient chaque jour les effectifs humains, toujours plus nombreuses accouraient de tous les points de l’Europe de nouvelles nuées de mouches fraîches et joyeuses.

À l’Ouest, le Rhin était franchi et la Westphalie entamée. À l’Est, on ne se maintenait qu’avec peine sur l’Oder, et par la trouée tchécoslovaque, l’envahisseur remontait dans les forêts de Bavière. Le flot s’avançait de partout, dense et sûr, comme l’océan autour d’un îlot.

L’espace qui restait aux hommes n’était plus qu’un immense camp sanitaire où les malades mouraient faute de soins. On ne pouvait plus s’approvisionner de teinture d’iode. Un urinal valait son poids d’or. Des feuilles séchées remplaçaient la charpie, des bouillons d’herbe les vaccins. Derrière les combattants qui luttaient encore, rien n’allait plus dans l’organisation humaine.

Tout commerce ayant cessé, il n’arrivait plus dans les ports de la Baltique que des bateaux chargés de réfugiés, dont certains venaient du Nouveau Monde, lui-même presque complètement envahi. Il fallait repousser au large ces navires apportant de nouvelles bouches à nourrir. Des bagarres éclataient sur les môles, dans les docks. La disette avait fait place à la famine. Après la carte de charbon, la carte de pain, la carte de légumes, tout étant mis en carte, on n’obtint plus des autorités que des menaces, et l’on resta le ventre creux devant son jeu de cartons. Des émeutes soulevaient les quartiers populaires. Il fallut ressortir des arsenaux les mitrailleuses impuissantes contre les mouches, mais toujours efficaces contre les humains. L’épidémie de suicides dépassa les proportions des épidémies de typhus. Le sexe féminin devint la proie de la folie. Les familles se dispersaient comme feuilles au vent de l’automne. Le vol et le brigandage furent la règle. Dans les faubourgs des grandes villes reparut l’anthropophagie.

L’énergie électrique n’étant plus dispensée qu’avec parcimonie, les matières premières manquant, les usines, même celles qui fabriquaient les armes nécessaires à la défense, durent cesser de tourner. Ainsi, les rouages délicats de la civilisation cédaient un à un, comme rongés par la rouille. Peu à peu, la paralysie générale gagnait les services publics. Les vides creusés par les décès n’étant plus comblés dans les administrations, l’autorité cessait d’embrayer avec la machine sociale. Un jour, c’était le téléphone qui ne fonctionnait plus, puis la radio, le gaz, l’ascenseur. Le chauffage central était mort depuis longtemps. Du théâtre, du cinéma, de l’automobile, il n’était plus question. Durant quelque temps, on vit passer des bicyclettes qui disparurent peu à peu, faute de pièces de rechange. Les journaux avaient cessé de paraître, privés de lecteurs autant que de papier, la presse correspondant à un état de civilisation que la régression actuelle laissait loin derrière elle. C’était un effritement graduel. L’eau manquait. Les ordures s’entassaient. L’herbe poussait entre les pavés.

La voix des chefs n’avait plus les moyens matériels de se faire entendre aux peuples. L’habitude se perdit d’obéir, de se plier à la discipline sociale. Chacun se retranchait dans son égoïsme. La solidarité humaine cédant comme un arbre de couche, c’était la débâcle lente et tragique à bord du navire silencieux allant à la dérive. L’humanité s’abandonnait. Le caractère insinuant du péril, sa menace indistincte, exerçaient sur le moral une sourde pression, comme un plafond de cauchemar qui s’abaisse lentement, inexorablement, paralysant le rêveur, annihilant toute volonté, toute tentative pour s’insurger, se redresser, et ne laissant place qu’à l’oppression, l’angoisse, la folie.

Les villes prirent l’aspect sordide de grands marchés aux puces où se vendaient aux enchères les derniers objets précieux : un paquet de cigarettes, une bouteille d’alcool, un phonographe, restes des temps de splendeur. La nuit venue, les humains, pour avoir moins peur, s’entassaient en groupes, dans une pièce de quelque immeuble abandonné. Au milieu du tas hétéroclite des objets pillés, ils s’efforçaient de dormir en oubliant la faim. Un cri parfois s’élevait : « Une mouche ! » et des hurlements de terreur agitaient la grappe humaine blottie dans l’ombre. Une main tremblante allumait un maigre lumignon. Des yeux scrutaient les ombres jusqu’à ce qu’on se fût convaincu qu’il s’était agi d’une hallucination. Alors, on chassait le fou à coups de bottes et l’on tentait encore de se rendormir.

Puis les villes mêmes furent abandonnées par ces hordes primitives. Elles s’enfuirent à travers les campagnes, pillant les fermes abandonnées, abattant les derniers animaux domestiques. Elles traînaient leur butin sur quelque carriole à laquelle s’attelaient les plus valides. On campait dans les bois, les carrières, allumant quand on le pouvait un feu de bohémiens. On allait, sans savoir où, quelque part, ailleurs.

Les palais qui s’écroulent font lever un bruit de tonnerre, les planètes qui se brisent allument au fond des cieux des éclairs qui durent des millénaires ; l’anéantissement de ces choses réelles ne va pas sans éclats de grandeur. Pour la civilisation humaine, il n’en fut point ainsi. Le décor factice que des siècles durant elle avait dressé sur le globe s’effondra muettement comme une robe de soie au fond d’un placard obscur. Il n’y eut rien pour finir, pas de grande bataille, pas de cri solennel, pas de mouvements d’ensemble, mais comme la forme d’un nuage se dissout dans le vent, comme le ciel du jour insensiblement devient ciel du soir, l’espèce humaine, peu à peu, se réduisit en une poussière de petits groupes, de couples, puis d’individus isolés qui périrent au hasard de leurs rencontres avec les insectes.

Ainsi, après avoir rempli l’air de ses cris, l’espace de ses inventions, les bibliothèques de ses spéculations et l’avenir de ses espoirs, l’humanité disparut sans laisser plus de traces qu’un oiseau dans le soir. Simplement, un jour, il n’y eut plus personne sur les routes du monde. Le sceptre de la connaissance était passé des mains de l’espèce humaine aux pattes de l’espèce mouche.

Share on Twitter Share on Facebook