1 Le laboratoire carnassier

Juste-Évariste Magne, né à Cahors, dans le Lot, troisième fils d’un tonnelier, avait échappé de justesse au ridicule d’être prénommé Charles, comme son père. Il le devait à sa mère, dont le jugement fut peut-être éclairé par l’approche de la mort : elle mourut en effet trois jours après la venue au monde du nouveau-né. L’enfance du jeune Juste, privé de mère, se traîna, comme tant d’autres enfances malheureuses, dans les ruisseaux d’abord, sur les bancs de l’école communale ensuite. Elle se fût peut-être poursuivie sur ceux de la Correctionnelle, si un Frère de la doctrine chrétienne, dont la sœur était voisine de la cabane du père Magne, ne s’était intéressé à Juste et ne l’avait fait entrer au petit séminaire. Il s’y montra relativement studieux, mais peu tenté par la vocation ecclésiastique. À vingt ans, après une suite de hasards variés dont le miracle est qu’ils aboutirent, un diplôme de licencié ès sciences de l’université de Montpellier vint terminer cette première période de son existence.

Licencié ès sciences naturelles, Juste-Évariste Magne ne trouva pas plus aisément qu’avant l’obtention de ce titre le moyen de vivre, comme faisaient apparemment tous ceux qui l’entouraient. Il songeait à s’associer avec un ancien dompteur devenu montreur de puces savantes, quand l’autorité militaire l’invita à franchir les grilles de la caserne de Quimperlé, Finistère. Le soldat Magne se disposait à servir la patrie avec toute la reconnaissance que l’on doit à qui vous alimente en bœuf bouilli, quand il se découvrit des pieds plats. Zoologiste, il n’eût pas dû ignorer cette particularité de sa constitution. Le fait est qu’il l’ignora jusqu’au jour où le poids du sac et la rudesse de manières de quelques sous-officiers lui ouvrirent les yeux sur son inaptitude à la marche. Rendu à la vie civile, il se fût retrouvé Évariste comme devant, si un ancien voisin de chambrée ne lui avait donné une lettre de recommandation pour le professeur Carnassier.

Carnassier, professeur au Collège de France, attendait de ses recherches sur l’hérédité, poursuivies en son laboratoire de la rue Cujas, le moyen d’entrer à l’Académie des Sciences, quai Conti. Il n’avait naturellement besoin de personne. Cependant, les milliers de mouches drosophiles qu’il entretenait aux fins d’expériences, réclamaient les soins de serviteurs attentifs. Juste-Évariste accepta avec reconnaissance d’entrer dans la voie royale de la recherche scientifique par l’humble porte des garçons de laboratoire.

Dès lors, deux ans durant, aux appointements de huit cents francs par mois, Magne travailla rue Cujas, soignant, élevant, comptant, examinant des mouches.

Il faut savoir que, sur environ dix mille mouches drosophiles, on en rencontre une qui, par quelque détail anatomique : forme des ailes, variation dans la couleur rouge des yeux, aspect de l’abdomen, se distingue de ses semblables. Cette mouche, dite mutante, peut transmettre ses caractères particuliers à sa descendance. Le travail de Magne consistait à croiser les mouches mutantes et à observer la façon dont les caractères distinctifs des parents se répartissaient entre les individus de la portée. À force de tourner et retourner des mouches sous la loupe, Juste-Évariste Magne en était venu à les connaître mieux qu’aucun homme au monde. Entre-temps, poursuivant tant bien que mal ses études théoriques, il n’était pas sans avoir acquis sur le sujet des idées personnelles, mais s’abstenait d’en faire part à Carnassier, son patron, dont la froideur était décourageante, et dont les confidences n’allaient guère au-delà d’une navrante banalité :

« Claude Bernard disait que l’animal qui a rendu le plus de services à la science était la grenouille. De nos jours, mon petit Magne, il dirait la mouche. »

Or, un certain soir de février dont il devait garder longtemps le souvenir, Magne sortait du laboratoire, le dernier, selon sa coutume. La température de vingt-cinq degrés qui régnait dans les chambres d’élevage des mouches lui avait un peu desséché le gosier. Il entra dans le petit bistrot qui faisait l’angle de la rue Victor-Cousin, et, ne reculant pas devant la dépense, se commanda un demi au comptoir. Le patron le connaissait bien.

— Tenez, monsieur Magne, voilà qui va vous intéresser, dit-il, en lui tendant l’Intran.

Magne jeta un regard sur la page : on y voyait la photographie de la reine des Halles centrales, mais le pouce du patron indiquait un article dans la colonne de gauche :

UNE CURIEUSE ÉPIDÉMIE

C’est une bien curieuse aventure qui arrive en Indochine aux habitants du village de Saravan, chef-lieu de district du Laos sur un affluent du Mékong. Des nuées de mouches, vraisemblablement chassées de la forêt tropicale par les pluies, se sont abattues sur la contrée, obligeant les indigènes à abandonner leurs cases et à refluer vers le sud. L’exode des populations prend des proportions qui semblent inquiéter l’administration locale. C’est égal, si fuir devant le tigre était excusable, fuir devant les mouches ne fait guère honneur au courage des Laotiens !

— C’est une réclame pour Fly-Tox, fit Magne dédaigneux.

Le patron, qui souhaitait un peu de conversation, continuait :

— Ah ! monsieur Magne, gardez bien vos mouches, sans quoi nous saurions à qui nous en prendre…

— Les hommes sont plus dangereux, répliqua Magne pour couper court à l’entretien.

Il paya vingt-cinq sous, et constatant qu’il ne lui restait plus que sept francs trente-cinq pour aller jusqu’à la fin du mois, prit sans joie le chemin du boulevard Saint-Michel qui le ramenait chez lui, rue Visconti. Évidemment, il possédait encore dans son garde-manger une livre de sucre en poudre et un demi-camembert, mais le problème du dîner consistait à joindre ces deux denrées extrêmes sans trop entamer ses réserves pécuniaires, et c’est à quoi il songeait quand l’aventure entra brusquement dans sa vie : une voix féminine demandait le chemin du Panthéon. Surpris, il tourna la tête : de l’autre côté des grilles du musée de Cluny, une jeune fille cherchait vainement la sortie du jardin.

À force de surveiller des mouches en bocaux, Juste-Évariste Magne avait pris l’habitude des bêtes captives. À la jeune fille prisonnière, il indiqua le chemin pour sortir du musée, en l’accompagnant lui-même de l’autre côté de la grille, tout le long du boulevard Saint-Germain, puis de la rue de Cluny. Au tournant de la rue du Sommerard, il savait quelle s’appelait Micheline, qu’elle avait dix-sept ans, qu’elle était arrivée la veille de Château-Chinon pour retrouver sa tante, chaisière à Saint-Sulpice, en attendant de se placer dans une maison bourgeoise, qu’elle se dépêchait de visiter les curiosités de la capitale pendant qu’elle en avait encore le temps, qu’au musée de Cluny tout était décidément bien vieux, mais bien entretenu… Quand la jeune Micheline déboucha enfin square de la Sorbonne, Évariste se trouva face à face avec elle et, la regardant machinalement comme il faisait pour les mouches sortant du bocal d’élevage, il eut un sursaut : Micheline avait des yeux bleus, alors que les drosophiles n’avaient habitué Magne qu’à la gamme des rouges.

Le Panthéon était fermé, mais Saint-Étienne-du-Mont était ouvert, qu’on pouvait visiter. Micheline, Parturier de son nom de famille, suivie de Juste-Évariste Magne toujours muet, traitait longuement, en déambulant dans la nef, des beautés du Morvan, en été surtout, parce que, les autres mois, il y pleut tout le temps, des bœufs blancs, des étangs, des orages si-fréquents-qu’à-la-fin-je-n’avais-plus-peur-du-tonnerre, et de la table d’orientation au-dessus de Château-Chinon qui donne la direction de tous les cols, en couleurs, avec les distances même… Quand, enfin, elle posa à Juste-Évariste une question discrète sur ses occupations, et qu’il avoua travailler dans un laboratoire, la stupéfaction la fit muette. Un laboratoire ! Savant ! et l’air si jeune encore ! Son silence fut si éloquent et si prolongé que Juste pensa avoir déplu.

— Que croyez-vous donc que je faisais ? demanda-t-il humblement.

— Je m’étais fait une idée, répondit Micheline ; je croyais que vous étiez dans l’alimentation.

Tout inexpérimenté qu’il fût, Juste n’était pas sans savoir qu’à une dame qui accepte votre compagnie, il convient d’offrir le cinéma. Mais deux places à quatre francs excédaient ses ressources. Alors, à force de méditer sur sa situation difficile, tout en faisant semblant d’écouter le récit d’un jour de foire aux bestiaux à Autun, il eut une idée de génie : Carnassier, qui dînait avec le directeur de l’Hygiène publique au ministère, devait être absent, il proposa à Micheline de visiter le laboratoire.

Rue Cujas, Micheline, frappée d’une terreur respectueuse devant la verrerie scientifique, ne souffla plus mot. Juste, au contraire, se retrouvait dans son élément. Désireux de briller, il entreprit d’initier d’un seul coup la visiteuse aux derniers secrets des recherches biologiques sur l’hérédité. Il parlait de Mendel, de Morgan, de caractères récessifs, de caractères dominants, de chromosomes, de localisation de facteurs, d’ailes sans cellule anale… Peu à peu, il s’échauffait :

— Et tout cela, s’écriait-il dans le laboratoire désert, ne sont encore que des vues bornées par les rapports d’expérience, des courbes statistiques, ce sont des idées de patron assis devant sa table de travail et préparant son compte-rendu pour L’Académie des sciences. Mais lorsqu’on est comme moi en contact avec la matière vivante, quand on touche de ses doigts les larves, quand on palpe les abdomens, les antennes, compte les facettes des yeux, les nervures des ailes, quand on a veillé sur le vol, la nourriture et le sommeil de milliers de mouches, on s’aperçoit que le mystère est bien plus grand, bien plus impénétrable qu’on peut le dire. Un mouvement de pattes, un raidissement de poil, une variété dans l’éclat des soies, tout cela prend une signification que les mots ne peuvent pas dire. On classe les microbes, les mouches, les chiens, les chats, les éléphants en embranchements, sous-embranchements, en genres, familles, tribus, variétés… On croit être quitte quand on a tout étiqueté, rangé chaque animal dans son casier, mais la matière vivante se soucie bien peu de toutes ces classifications, de tous ces échafaudages de dénominations. La matière vivante, écoutez-moi, cela bouge. Tenez, on croit que la terre est bien stable, que la mer est calme, que la petite rivière où l’on va se baigner sera là l’année prochaine, sera là toujours. L’année prochaine elle y sera peut-être encore, mais non pas toujours. La terre tremble, les volcans crachent, les grands cataclysmes géologiques peuvent reprendre demain et bouleverser la face du monde. Eh bien, pour la matière vivante, l’équilibre est encore plus instable. Son sommeil apparent est encore plus léger que celui de la terre. Il suffit d’avoir vu combien il faut peu de chose dans un germe pour qu’il produise un monstre. De grandes secousses peuvent agiter demain tout le protoplasma de la vie. Demain, qui sait ? des diplodocus, des mastodontes peuvent renaître…

Il s’arrêta pour souffler. Micheline le regardait bouche bée.

— J’ai compris, dit-elle, ce n’est pas la peine de vous mettre en colère.

Alors Juste éclata de rire et, revenant à une compréhension plus saine de leurs situations respectives, il tendit à l’innocente Micheline de la pulpe de banane pour qu’elle en donnât aux drosophiles aux yeux pâles.

— Oh ! quelles drôles de petites mouches ! s’exclama-t-elle, ravie.

Il montra la grande cuve où grouillaient les larves écloses dans l’après-midi.

— Quelle horreur ! fit-elle.

Mais quand Juste lui eut fait voir une aile de mouche au microscope, elle ne douta plus qu’il fût un très grand savant et lui prit la main pour le remercier.

Depuis longtemps l’heure était passée où elle aurait dû être rentrée chez sa tante. Quand elle s’en aperçut, elle poussa un cri. Juste la raccompagna jusqu’à l’entrée de la rue des Cannettes, pas plus loin parce qu’elle était peut-être déjà connue dans le quartier. Puis, dans une vapeur de rêve, il regagna lui-même la rue Visconti. Il ne songea pas à dîner, il ne pensait qu’aux yeux bleus de Micheline, dont le séparait seulement le boulevard Saint-Germain. Sur le carreau de sa chambre, il déplaça son lit de fer, afin d’avoir le visage tourné vers elle pendant qu’il dormirait.

Le lendemain, au laboratoire, le personnel s’entretenait des mouches d’Indochine. Les journaux du matin reproduisaient de nouvelles dépêches de Saigon, l’épidémie s’étendait. Magne avait l’esprit ailleurs : il n’arrivait pas à comprendre par quelle distraction il avait pu quitter Micheline sans convenir d’un rendez-vous. À la pensée qu’il ne la reverrait peut-être jamais, une sueur froide lui venait à la paume des mains et les bocaux lui glissaient dans les doigts. Dès qu’il fut libre, il alla droit à l’entrée de la rue des Cannettes, décidé à attendre aussi longtemps qu’il le faudrait pour voir passer Micheline.

Trois heures durant, il monta la garde. Les enfants du quartier ne faisaient même plus attention à lui, et il savait par cœur tout ce que contenaient les vitrines des magasins d’ornements religieux à l’angle de la place ; il attendait toujours. À 19 heures, il acheta, pour tuer le temps, un journal du soir à un vendeur qui passait. Il eut le loisir de tout lire, jusqu’à la dernière heure :

L’INQUIÉTUDE EN INDOCHINE

La pullulation des mouches dans la haute vallée du Mékong, dont nous avons rendu compte dans nos dernières éditions d’hier, prend des proportions nettement anormales. Une équipe sanitaire de la Croix-Rouge indochinoise a quitté Saigon pour se rendre dans les régions atteintes où règne le typhus. De Hanoï, on signale également que certains villages proches de la frontière du Yunnan ont dû être évacués devant l’invasion ailée. Le gouvernement général a prescrit une enquête et donné des instructions aux chefs de district pour que soient rappelées aux populations les règles élémentaires de l’hygiène.

Désireux d’obtenir pour nos lecteurs quelques renseignements sur ce curieux fléau, nous avons envoyé un de nos collaborateurs à l’Institut Pasteur. Personne n’a pu le recevoir, mais nous avons rencontré un meilleur accueil auprès de M. Bernard Brunius, le savant professeur de religions orientales au musée Guimet, qui a bien voulu répondre obligeamment à nos questions. Il nous a rappelé que les Laotiens avaient toujours fait preuve d’une terreur sacrée à l’égard des diptères – ainsi nomme-t-on les mouches en langage scientifique – en sorte que l’émotion qui paraît s’emparer des populations indigènes, doit être mise sur le compte de l’atavisme religieux. « L’Oriental qui serre sur son cœur un cobra s’enfuit devant une mouche. L’Européen qui se rit de l’insecte est terrifié par le serpent, source des malheurs de son père Adam. Ainsi va le monde. », a conclu avec un sourire l’éminent professeur dont il convient sans doute de partager le scepticisme aussi aimable qu’éclairé.

À 23 heures, Micheline n’ayant toujours pas paru et la pluie commençant à tomber, Magne abandonna sa faction. La mort dans l’âme, il prit le chemin de son logis, se demandant s’il ne descendrait pas la rue Bonaparte jusqu’à la Seine pour en finir avec la vie. Une petite fine qu’il s’offrit sur le zinc, en face de l’École des beaux-arts, le remit sur la bonne voie : celle de sa chambre. Comme il criait son nom dans le noir à la concierge, un grognement sortit de la loge :

— Monsieur Juste ! Vous enfin ! Un mot urgent qu’on a apporté pour vous ce soir. Une seconde, attendez.

Un mot de Micheline, pensa Juste dont le cœur se mit à battre avec violence. Quel fou il avait été de ne pas rentrer plus tôt ! La vieille allumait le gaz, tendait l’enveloppe par la fente de la porte : le professeur Carnassier demandait à Magne de venir le voir immédiatement. Alors Juste, tombant des sommets de l’espoir, ne put que soupirer :

— Ah ! merde !

— Monsieur Juste ! protesta la concierge, je vois bien que vous avez bu, vous n’êtes plus vous-même. Vous feriez mieux d’aller vous coucher.

— Vous aussi, répliqua Magne. Il ne savait plus ce qu’il disait.

Quand il arriva le lendemain au laboratoire, le patron l’attendait déjà.

— Mon petit Magne, lui dit-il en plissant jovialement les yeux, je voulais vous annoncer hier soir la bonne nouvelle : nous partons. Vous avez vu cette histoire de mouches dans les journaux. Il paraît que c’est beaucoup plus grave qu’on le dit. Les Colonies ont demandé à la Santé publique l’envoi, de toute urgence, d’une mission scientifique d’études. On m’a désigné, avec Deferre, du Muséum, et Weinstein, de l’Institut Pasteur. Ni l’un ni l’autre n’y entendent rien, mais ils sont francs-maçons et aiment les voyages. Au reste, peu importe. J’ai le droit d’emmener un assistant, j’ai donné votre nom. Nous partons par l’avion d’Air France, tout à l’heure à midi. Allez mettre des chaussettes dans votre valise et revenez me prendre ici.

Juste arrondit les yeux à rendre jalouse une mouche, et resta muet.

— Quoi ? La joie vous fait peur ?

— Mais je ne peux pas partir, balbutia Juste.

Carnassier fronça les sourcils, et l’autorité perça sous la bonhomie.

— Comment ? Qu’est-ce que vous me racontez ? On vous offre un beau voyage, la compagnie d’hommes éminents, l’occasion de vous distinguer, je vous mets le pied à l’étrier, et vous hésitez ! Magne, êtes-vous fou ? J’ai pris une décision, je vous emmène.

Juste secoua la tête.

— Quoi ? Vous avez une liaison ? fit alors Carnassier en dardant sur lui un regard à percer les murailles.

— Oh ! non, protesta Juste en rougissant, mais…

— Mais quoi ?

Alors, Magne explosa :

— Comment voulez-vous que je parte, quand j’ai exactement vingt-sept sous en poche ?

Carnassier resta une seconde interdit, puis se mit à rire.

— Il fallait le dire, gros bêta. Tenez, prenez.

Il tendait deux mille francs. Sur le moment, il faut bien l’avouer, Juste-Évariste en oublia Micheline.

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