2 La vallée du Mékong

Quand la mission scientifique atterrit sur le champ d’aviation de Saigon, elle était loin d’être au mieux de sa forme. Le docteur Weinstein avait attrapé un rhume à Bassorah, Carnassier, sensible au mal de mer, avait l’estomac retourné, et le professeur Deferre, qui venait de casser sa deuxième paire de lunettes à cause des trous d’air qui lui mettaient la tête en bas, ne décolérait pas. Quant à Magne, les longues heures de songerie passées dans la carlingue s’étaient trouvées propices à la reconstitution d’une image dont le séparaient maintenant dix mille kilomètres, et la mélancolie la plus noire s’était emparée de son cœur.

Les membres de la mission n’eurent pourtant guère le temps de se remettre de leur fatigue, car le gouverneur général Oliviero les fit demander dès l’arrivée.

— Messieurs, leur dit-il du milieu d’une barbe que l’émotion faisait trembler, je vous suis reconnaissant d’avoir abandonné vos travaux pour nous assister de vos lumières. Nous sommes en présence d’une épidémie qui prend les proportions d’un véritable fléau. Je me fais tenir heure par heure au courant des progrès du mal, et les portions hachurées de cette carte vous montreront l’étendue des régions atteintes. Tout le Haut Laos est abandonné. Les derniers rapports sont plus qu’alarmants. Nous manquons de médecins et de matériel pour soigner les malades qui meurent dans une proportion surprenante. Enfin, la progression des mouches ne cesse pas. C’est de vous et de vos observations que nous attendons le plan de défense de notre colonie. Vous voyez, par les termes que j’emploie, que je ne sous-estime pas l’importance du péril, encore que je sois obligé d’afficher extérieurement l’optimisme pour ne pas alarmer la population cochinchinoise et la ville même de Saigon…

Au cours d’une première réunion de la mission, il fut décidé que Magne partirait le premier en reconnaissance dans le nord pour recueillir sur place les renseignements indispensables et préparer la venue de la délégation. Le soir même, une jeep l’emportait sur la route de Kratié, à deux cents kilomètres plus au nord.

Là, il était déjà plus visible que les choses allaient mal. Des sections d’ambulances automobiles encombraient la route. Tout un campement d’indigènes réfugiés occupait les abords du village dont des postes militaires interdisaient l’accès. L’administrateur du district paraissait débordé par les événements. À Magne qui se présentait avec tous les ordres de réquisitions possibles, il répondit brutalement :

— Faites ce que vous voulez, mais fichez-moi la paix, j’ai déjà assez d’empoisonnements comme ça.

Le commandant militaire, un vieux chef de bataillon colonial, fut heureusement plus accueillant. Il parut enchanté de voir quelqu’un qui venait de Paris, traita Magne de vieux Charles, et lui offrit un byrrh pour tuer les microbes. Profitant de ces bonnes dispositions, Magne put obtenir une camionnette, de l’essence, et une escorte de quatre hommes avec un caporal pour continuer à remonter la vallée du Mékong.

Le lendemain, il atteignit les chutes de Préapatang sur le fleuve. Toute la rive était occupée par un va-et-vient d’indigènes qui traînaient sur terre leurs embarcations pour reprendre leur navigation en aval des rapides. Les barques qui arrivaient en amont étaient chargées à couler du matériel le plus hétéroclite. C’était un véritable exode. Magne essaya d’interroger les fugitifs par le truchement du caporal. Il n’obtint que cette réponse : « Maok, dakoctor », qui voulait dire, paraît-il : « Attention, voilà les mouches. »

La camionnette ayant tendance à s’enliser dans les rizières abandonnées, Magne poursuivit sa route en s’écartant un peu du fleuve et piquant à travers la savane. Là encore, des caravanes d’indigènes fuyaient en désordre vers le sud : femmes Moï, la poitrine serrée dans une bande de tissu laissant nues les épaules où s’accrochaient les enfants ; Thaïs aux vêtements noirs ou rouges. De temps à autre passait un char antique à roues pleines, traîné par des bœufs, et sur lequel agonisaient des malades. Des cadavres nombreux commençaient à jalonner la piste. Magne voulut faire enterrer les premiers qu’il rencontra, mais les soldats de l’escorte préféraient abattre à balles les buffles efflanqués, qui erraient à la recherche des maigres touffes de graminées. Ils taillaient dans la bête de larges biftecks qu’ils grillaient à la pointe de leurs baïonnettes. La bonne humeur régnait dans l’escouade. Le soir, on constata pourtant que deux des hommes, des Anamites, ne rentraient pas au camp.

Sans s’attarder à cette diminution de son effectif, la petite troupe reprit sa marche dans un paysage de plus en plus monotone. Sur le sol desséché, des arbres clairsemés et rabougris, suintant l’huile et la résine, jetaient une ombre maigre. Tous les villages étaient abandonnés. Quand vint le deuxième soir, Magne fit arrêter la voiture devant une rangée de cabanes, plantées sur pilotis, au long d’un petit affluent du fleuve. Quelques jardins d’aréquiers et de cocotiers ombrageaient les toits, couverts de roseaux et de palmes sèches. Sur le cours d’eau étaient encore amarrés des radeaux portant des huttes vides. Toute la population avait fui : il ne restait que quelques pigeons dans un colombier rustique pendu à l’entrée surélevée d’une des paillotes.

Chacun se disposa, comme il l’entendit, pour la nuit, Magne laissant à ses hommes une aimable liberté de manœuvre. Dans la cabane, où il avait mal dormi à cause de la chaleur, lui-même s’éveilla de bonne heure et descendit l’échelle pour profiter un peu de la fraîcheur de l’aube. Son escouade dormait dans un pittoresque désordre autour de la voiture. Il prit le chemin d’un petit monticule situé à quelque distance dans la brousse. Le ciel était pur et se teintait rapidement des premières couleurs du jour. Les crapauds-buffles se taisaient un à un. Un vol de canards passa, se dirigeant vers le sud. Comme Magne renversait la tête vers le zénith, il observa que quelques mouches tournaient au-dessus de lui, mais à distance respectueuse. À perte de vue, la forêt-clairière était silencieuse et calme. Le jour allait être aussi chaud que les précédents, avec un peu d’orage peut-être, car un nuage noir montait au nord-est. Juste regagna le camp. Les deux soldats préparaient le café sur un feu de broussailles.

— Quand part-on ce matin, monsieur le professeur ? demandèrent-ils à Magne, qui acceptait ce titre, nécessaire à l’exercice de son autorité.

— Quand vous aurez fini, répondit-il débonnaire.

Il lui semblait que les mouches voletant autour de la camionnette étaient plus nombreuses que d’habitude. Elles tournaient sans fin en l’air, comme font les mouches dans tous les pays du monde, mais Juste observa qu’elles se posaient rarement, encore n’était-ce jamais sur un objet du camp ou sur un homme. Il monta dans la cabane pour y prendre la cantine contenant son léger laboratoire de campagne. Quand il redescendit, un véritable petit nuage de mouches bourdonnait au-dessus du village.

— Cette fois, dit-il à ses hommes, je crois que les voilà, ces fameuses mouches.

Les militaires prirent à la légère cette observation. Ils arrosaient d’eau-de-vie leur café et engueulaient le caporal.

Il était certain que le petit nuage de mouches s’immobilisait au-dessus du village abandonné. Si l’on s’écartait de quelques pas, des mouches vous suivaient, à trois ou quatre mètres au-dessus de votre tête, mais on n’en voyait plus au-dessus de la brousse, sur laquelle s’étendait le ciel bleu des tropiques. Cependant, au nord-est, le nuage noir observé à l’aube avait gagné en étendue. Mû par un pressentiment, Magne revint pour faire hâter le chargement de la voiture.

— Il est prudent de ne pas laisser les mouches se poser sur vous, et surtout sur les aliments, recommanda-t-il à ses hommes. Enveloppez bien toutes les denrées et bouchez soigneusement les bidons.

À ce moment, la lumière du soleil parut s’obscurcir, et l’immense nuage de mouches qui venait du nord-est arriva au-dessus du village. Elles formaient un voile presque ininterrompu, et leur bourdonnement ressemblait à celui d’un ventilateur. Le spectacle était impressionnant, les hommes se rassemblèrent autour de la camionnette.

— Mettez le moteur en marche, fit Juste.

La tête renversée, il essaya d’évaluer à quelle distance tournoyaient les mouches. Les plus voisines étaient à une vingtaine de mètres, mais à travers cette première couche on en distinguait une autre, plus épaisse et plus lointaine. Si, dans la nuée, on suivait des yeux une mouche, on la voyait tourner sur un cercle assez étroit de quelque dix centimètres de rayon. Tous ces vols se mêlaient, se superposaient, et, vu la compacité de l’essaim, ce semblait être un miracle que jamais deux mouches ne se rencontrassent.

À la longue, l’impression ressentie sous cette épée de Damoclès d’un nouveau genre devenait des plus pénibles et touchait à l’angoisse. Les quatre hommes, le nez en l’air, restaient muets, quand un des soldats s’écria :

— Foutons le camp !

Alors, comme si elle avait obéi à un signal, la neige noire et vivante qui tourbillonnait dans le ciel se laissa aller d’un seul coup sur le sol.

Une épaisse couche de mouches grouillantes recouvrit aussitôt tout le village sans laisser libre le plus petit espace. Le bourdonnement avait cessé, la lumière du soleil avait reparu, mais la vision de cette marée de pattes et d’ailes agitées de frémissements n’en était que plus horrible. La couche d’insectes gantait uniformément les cabanes, la camionnette, les hommes, comme si un voile noir fût tombé du ciel. Les mouches grouillaient sur les habits, les mains, le visage, traînant sur la peau leur abdomen froid, et tâtant de la trompe tous les pores. L’impression de chatouillement était atroce, et un insurmontable frisson de répulsion vous secouait les nerfs. En vain cherchait-on à se débarrasser les yeux, le visage de cette ignoble purée vivante, la place nette était aussitôt recouverte de nouvelles venues refluant comme le flot sur un récif. Dans un éclair, Magne aperçut les hommes de son escorte transformés en Noirs, avec de véritables pyramides de mouches sur leur casque. Deux des hommes, fous de dégoût et de rage, se roulaient sur le sol pour essayer de se débarrasser de cette vermine. Ils ne parvenaient qu’à écraser sur eux des centaines de mouches dont le sang attirait aussitôt de nouveaux essaims, plus denses, plus avides. Bientôt ils furent transformés en boules de neige noire, grossissant d’instant en instant.

Surmontant son dégoût, le caporal avait empoigné à tâtons la manivelle de la camionnette et lancé le moteur. Carrosserie, pneus, capot grouillaient d’insectes comme tout le reste. Poussant ses hommes à l’intérieur, prenant Juste à côté de lui, il saisit le volant après avoir tenté en vain de le débarrasser d’un coup de manche, et démarra en marche arrière. Comme autant d’amorces, on entendit crépiter sous les pneumatiques les corps des mouches écrasées. Ce bruit était si horrible que Magne, au cœur pourtant bien accroché, fut pris de nausées et vomit sur les pédales. Il n’en fallut pas plus pour que la marée de mouches montât bientôt jusqu’à leurs genoux.

Au bout de cinq cents mètres, ils étaient enfin sortis de la zone où s’étaient abattus les diptères. Un kilomètre plus loin, Magne, qui reprit le premier son sang-froid, obtint qu’on s’arrêtât. À l’intérieur de la voiture, les deux soldats tempêtaient :

— Ah ! les vaches de mouches !

— Fumier ! Voilà qu’elles remontent dans mon pantalon, à présent !

Enfin, à force de se passer les mains sur le visage, de se rouler sur le plancher, les hommes parvinrent à l’emporter sur les insectes dont les rangs ne se renouvelaient plus. Magne, repris par la conscience professionnelle, racla de la main les garde-boue de la voiture, et introduisit quelques poignées de mouches vivantes dans les bocaux qu’il avait emportés. Bien lui en prit, car, à peine avait-il procédé à cette capture, toutes les mouches entraînées par la camionnette s’enlevèrent en essaim. Elles tourbillonnèrent un instant au-dessus de la voiture, puis s’en retournèrent dans la direction du village, auprès de leurs congénères. Juste en resta saisi, sans bien comprendre d’abord pourquoi il s’étonnait. C’était, en lui, l’habitué des insectes dont l’expérience acquise se trouvait heurtée par une observation nouvelle. Plus tard, il devait se souvenir de cet instant. Pour le moment, des soucis plus immédiats requéraient son attention.

Il prépara une solution désinfectante et exigea que les hommes se nettoyassent avec soin le visage et les mains. Lui-même, prêchant d’exemple, se lava les yeux avec un tampon imprégné d’eau boriquée. L’escouade obéit scrupuleusement, préférant pourtant aux gargarismes quelques rasades d’eau-de-vie.

L’alerte était passée.

— Eh bien ! risqua Juste, après tout, ça n’est pas si terrible. Mais quand il parla de séjourner quelque temps en rase campagne pour continuer les observations, l’escorte ne voulut rien entendre. Juste, à contrecœur, donna l’ordre de la retraite.

Le retour ne fut pas si facile. On perdit la piste. La voiture tomba en panne dans la journée du lendemain. Tandis que le caporal réparait, Magne ne compta pas moins de seize nuages de mouches volant à cinq cents mètres de haut dans la direction du sud où soufflait le vent. Les hommes n’avaient qu’une crainte : se retrouver en face des mouches. Ils voulurent obliquer vers l’ouest. Le surlendemain, ce fut la panne d’essence. La situation aurait pu devenir grave. Magne observa alors des fumées montant à l’horizon, et marcha dans leur direction : c’était un groupe de cases en bambou qui brûlaient. Cette mesure lui parut dictée par une intelligence. Il était clair, en effet, que les insectes ne s’abattaient que sur les villages où leur instinct les avertissait de la présence de déchets organiques ; une précaution indiquée était donc de mettre le feu aux agglomérations abandonnées. C’est à quoi s’employaient précisément les soldats du 3e régiment colonial qui conduisirent Magne au commandant de compagnie à douze kilomètres de là. Quand Magne, ayant pu obtenir deux bidons de cinq litres, revint vers la camionnette, son escouade avait disparu. Quoique n’ayant jamais conduit, il prit le volant et, ayant roulé tant bien que mal pendant deux heures, il atteignit Stong, petit village sur le Mékong.

La loi martiale venait d’y être proclamée, et la première chose qui s’offrit aux yeux de Magne fut une file de Cambodgiens qu’on allait fusiller. Le plus grand désordre régnait dans l’agglomération. Une foule de réfugiés attendait sur les rives dans l’espoir improbable d’être embarquée. Plusieurs bûchers s’élevaient où l’on incinérait les morts. L’épidémie de typhus faisait rage. Heureusement, une canonnière de la Marine, qui venait de livrer des médicaments et repartait le soir pour Saigon, accepta de prendre Juste-Évariste avec son équipement. Secrètement, quand tout fut calme à bord, il alla jeter quelques pincées de sucre en poudre aux mouches prisonnières dans les bocaux. Elles paraissaient bien supporter la captivité. À la fin de la semaine, Magne et son butin se retrouvèrent à Saigon.

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