I

— Monsieur Desmaisons, le patron voudrait vous voir le plus tôt possible, jeta le jeune stagiaire par la porte entrebâillée.

Desmaisons qui feuilletait un cahier d’observations, se leva lentement, ferma l’interrupteur électrique des autoclaves, remit en ordre quelques ballons qui traînaient sur l’évier du laboratoire, puis, sans enlever sa blouse, prit le chemin du bureau patronal.

Pourquoi le vieux le demandait-il ? Ce n’était pas dans sa manière. À l’ordinaire, il venait lui-même dans les laboratoires. Cécile lui aurait-elle déjà parlé ? Pourtant, d’un commun accord, ils avaient estimé préférable que ce fût lui qui annonçât le premier la nouvelle au patron. L’avait-il apprise par une autre voie, ou par des racontars ? Comment alors avait-il réagi ? Pas mal, évidemment, mais enfin on ne sait jamais.

Au lieu de traverser la grande salle des services administratifs, où Cécile devait se trouver en compagnie d’autres employées, il préféra faire un détour et prendre le couloir prévu pour le cas d’incendie. Il épargnerait ainsi à Cécile les réflexions qu’eussent peut-être faites ses collègues en le voyant passer. Pour lui, qui ne s’était jamais confié à personne, la seule pensée que d’autres pussent s’occuper de ses affaires, et surtout de ses affaires intimes, lui était insupportable. Et Dieu sait si on entendait des ragots dans la maison ! Avec le développement des services, ces Laboratoires de Recherches Blandin avaient pris l’importance d’un petit ministère. Il était loin le temps où l’on travaillait dans deux pièces de l’appartement même du patron ! Depuis, le succès était venu : avec la poudre vitaminée, d’abord ; puis, coup sur coup, deux trouvailles : l’argénium, le métal vivant, et la synthèse électrique des chromosomes dans les cellules végétales. L’ascension avait été foudroyante et avait abouti à cette installation modèle à Neuilly, dans des locaux immenses et luxueux, dignes de l’Amérique. Il avait du flair, le vieux, et un incontestable génie pour tirer parti de ses découvertes. Méritant sa réussite, du reste. Au début, il n’avait pas hésité à miser toute la fortune de sa seconde femme sur ses succès futurs, alors qu’il était seul, critiqué, sans appui. Maintenant, devenu gros personnage, grand maître de la bioélectricité, chaires, académies, honneurs, rien ne lui manquait, pas même les envieux qui disaient que, plus que l’Edison qu’il croyait être, il était le Félix-Potin de la pharmaco-biologie. Au reste, s’il s’amusait à pontifier parfois avec les imbéciles, il était sans morgue avec les anciens collaborateurs.

— Vous m’avez demandé patron ? dit Desmaisons en se plantant familièrement devant le bureau, les poings aux hanches.

Il reconnut sur la table les feuillets du grand manuscrit : La Vie, syndrome électrique, que le patron était en train de corriger. Blandin, posant son stylo, commença en relevant la tête :

— Voici, mon cher Desmaisons… Tiens, vous portez des lunettes ?

Desmaisons eut de la main un geste gauche qui s’acheva vers ses lunettes.

— Vous excuserez cette remarque directe. J’étais si habitué à votre lorgnon depuis vingt ans…

— Un peu de coquetterie, expliqua Desmaisons en rougissant.

— Tout à fait légitime. Ma réflexion n’a aucune importance, croyez-le bien…

Il toussa pour s’éclaircir la voix, et avec l’accent désinvolte qu’il prenait pour traiter les affaires sérieuses, reprit :

— Voici : notre affaire marche très bien. Le compte rendu fourni à la suite de l’expérience de contrôle à laquelle on nous a soumis, les a enfin convaincus. Pas une erreur en huit jours de déplacements. La Sûreté nationale n’en est pas revenue et s’est décidée à nous confier trois ou quatre individus à surveiller ; l’affaire est conclue avec l’Intérieur. Nous passons donc du laboratoire à l’exploitation industrielle, si je puis dire. Comme vous êtes le plus qualifié, et le plus capable, c’est vous que je vais charger de diriger la suite des opérations. Quatre parcelles, peut-être davantage, à contrôler, voilà toute une installation à entreprendre. Nous réussirons, j’en suis sûr, mais il faut soigner nos débuts. De toutes nos petites inventions, celle-ci sera peut-être la plus révolutionnaire. Introduisons-la doucement dans la pratique. Il faut que je vous fasse avant tout une recommandation : tous ces gens de la police n’ont qu’un mot à la bouche : « secret ». Peut-être est-ce leur déformation professionnelle, mais, à les entendre, on ne s’entourerait jamais assez de précautions. Vous êtes prévenu, vous serez très prudent. Une collaboration avec la Sûreté ne vous fait pas peur, j’espère, vous n’avez jamais tué personne ?

Desmaisons, par diplomatie, fit écho par son rire au sourire du patron.

— Autre chose. Il vous sera impossible de vous installer ici à cause des allées et venues. J’ai pensé pour vous à l’appartement de nos débuts, au quai de l’Horloge.

— Le coin est en effet tranquille, dit Desmaisons, et voisin de la Tour-Pointue.

— Ce serait plutôt un inconvénient, car nous devons rester dans l’ombre. Mais les pièces de l’appartement sont déjà équipées. L’installation électrique sera toute prête à fonctionner. Vous pourrez disposer aisément les cadres dans la grande salle. Commandez-en six, ou même huit. On ne sait jamais, et l’affaire ne peut que se développer. Un fonctionnaire des laboratoires de l’identité judiciaire, il s’appelle, attendez…

Le patron agita quelques paperasses, chercha dans le fouillis de notes éparses sur son bureau :

— C’est bien dommage de n’avoir plus la mémoire des noms propres… Ah ! Praslier, Maurice Praslier, il vous assistera spécialement. Vous aurez à le mettre au courant. L’installation doit être entreprise aussitôt que possible, puisque nous pouvons commencer d’un jour à l’autre. Je reviens sur la question du secret. Pour éviter les suppositions dangereuses, il serait bon de trouver un prétexte qui justifierait aux yeux du personnel votre absence pendant quelque temps…

Desmaisons saisit la balle au bond.

— Le prétexte est trouvé, patron… Voilà, je vais me marier…

— Vous marier ? fit Blandin sans dissimuler sa surprise.

Sa petite barbe carrée s’était relevée, interrogative, et ses sourcils, brusquement haussés, avaient fait naître d’un coup cinq rangées de rides sur son front. Il ressemblait un peu à Victor Hugo, en plus malin, disait-il.

— Voilà une nouvelle reprit-il sur un ton plus uni, vous aurez mis le temps à vous décider mon cher Desmaisons. Je vous croyais à l’abri des tentations. Enfin, il n’est jamais trop tard pour… dirai-je : bien ou mal faire ? Vous avez quel âge ?

— Quarante-deux ans, avoua Desmaisons avec un sourire un peu pénible.

— Le fatal retour d’âge !… Je comprends maintenant ces lunettes. Allons, cher ami, je plaisante, vous le voyez bien… Vous pouvez faire un très bon mari, si vous tombez bien. Et qui épousez-vous ?

— Je tenais précisément à ce que vous soyez prévenu le premier : Mlle Morhange.

— Quoi ? Cécile ? La dactylo ? fit Blandin dont la bouche resta ouverte d’étonnement au milieu des poils gris de sa barbe.

— Oui, confirma Desmaisons hypnotisé par cette fente noire que son monosyllabe eut cependant le don de refermer.

Blandin s’était levé. Passant de l’autre côté du bureau, il s’y accosta face à son interlocuteur.

— Écoutez-moi, mon cher Desmaisons, vous êtes un vieil ami et assez grand pour savoir ce que vous faites. Cécile est jolie fille. Elle est sérieuse, très dévouée. Elle n’aurait pas été si longtemps la gouvernante de mes enfants si je ne lui avais reconnu de grandes qualités. Je la trouve aussi très courageuse. Sa volonté d’apprendre la sténo pour pouvoir continuer à travailler avec nous quand, à la suite d’incidents domestiques sur lesquels je ne reviendrai pas, ma femme a voulu se séparer d’elle, est très méritoire…

Il parle d’elle comme s’il lui donnait un certificat, pensa Desmaisons.

— Mais depuis trois mois qu’elle est ici, continuait le patron, je ne me doutais pas qu’en si peu de temps elle me ravirait le cœur du plus ancien de mes collaborateurs. Je vous aime bien tous les deux, et je me sens assez gêné… Je ne voudrais pas avoir l’air de faire des objections bourgeoises… mais enfin, vous savez que c’est une enfant de l’Assistance publique ?

— Je le sais, cela m’est complètement égal, répondit fermement Desmaisons.

— Soit. Je lui ai moi-même fait confiance, et je n’ai eu qu’à me louer d’elle dans ma famille… Pourtant, il y a dans ce projet…

— Il ne s’agit pas d’un projet, interrompit Desmaisons, mais d’une décision bien arrêtée.

Blandin marqua un temps d’arrêt pour le dévisager. Était-ce là le docile Desmaisons qu’il avait toujours connu ? Sa voix se fit plus grave, pour prendre plus d’autorité :

— Mon âge et mon amitié pour vous m’obligent néanmoins à vous faire les paternelles observations d’usage, reprit-il. Je sais qu’elles ne serviront à rien, mais je les fais, disons par fidélité à mon rôle si vous voulez… Vous savez que sa santé n’est pas fameuse, elle a de l’insuffisance mitrale.

— Précisément, elle a surtout besoin qu’on s’occupe d’elle. Depuis qu’elle a quitté votre maison, elle vit seule dans une petite chambre au mois.

Il cherchait maladroitement des arguments, et ne trouvant rien, ajouta :

— Avec ça, l’autre jour, elle a perdu son chien…

— Elle a perdu son chien ! répéta ironiquement Blandin. Et vous aspirez à le remplacer…

Puis, touché malgré tout par la naïveté de cet amoureux quadragénaire, il reprit avec plus d’indulgence :

— Mais n’avez-vous pas peur de commencer une expérience qui ne ressemble pas du tout à toutes celles que nous avons faites ensemble ? Les femmes ne sont pas des éprouvettes.

Desmaisons hocha la tête.

— Je l’aime dit-il.

— Eh bien ! Il ne me reste qu’à vous féliciter, fit le patron en avançant sa main aux doigts courts et peaussus, sa patte de lézard comme il disait. Traitez-la bien, comme elle le mérite… Seulement, cela bouleverse un peu mes projets. Vous n’aurez plus le goût, ni le loisir de vous occuper du travail que je voulais vous confier.

— Mais pourquoi ? fit Desmaisons, cela ne change rien…

— Vous allez vouloir un congé, quelques semaines de tranquillité, et c’est incompatible avec la tâche de surveillance qui vous incomberait.

— Je n’ai pas besoin de congé. Et Cécile sera la première à comprendre que je poursuive mes travaux comme avant. Le laboratoire me verra aussi régulièrement que par le passé. Au lieu d’être seul chez moi, le soir, j’y retrouverai ma femme, ce sera la seule différence, déclara Desmaisons avec une belle confiance.

— Vous avez réponse à tout, mais…

La sonnerie du téléphone retentit, le patron prit l’appareil.

— Oui, donnez-la-moi, fit-il.

L’écouteur à l’oreille, il retourna s’asseoir de l’autre côté du bureau et, attendant la communication annoncée, caressa le fil du microphone d’un geste machinal qui lui était habituel. Il leva les yeux vers Desmaisons, ouvrit la bouche comme pour poursuivre la conversation ; mais, visiblement préoccupé par le téléphone, ne put trouver ses mots.

— Ah ! C’est toi, enfin… fit-il dans l’appareil… Mais, pour te voir, ma petite Jacqueline… C’est le notaire qui me demande ton adresse… Je n’arrive pas à comprendre ton obstination… Où ça ?… Dans un bar, encore… Allo ! Allo !

Il raccrocha. « Ayez donc des enfants ! » grommela-t-il à part lui.

— C’est ma fille aînée, expliqua-t-il. Ah ! Mon pauvre ami, si l’on savait d’avance toutes les suites, on ne se marierait jamais !… Enfin, ces réflexions ne sont pas de saison. Que vous disais-je ?…

— J’annoncerai à mes collègues que je m’absente pour me marier, enchaîna Desmaisons, et je disposerai de tout mon temps pour aménager le laboratoire au quai de l’Horloge.

— Entendu, fit Blandin.

Il voulut continuer, mais le coup de téléphone parut avoir coupé le fil de ses idées.

— Vous voilà tout rajeuni par vos perspectives de bonheur, fit-il, en dévisageant son vieux collaborateur. Quelle puissance d’aveuglement met en nous la nature aux moments propices à ses desseins !… Des jouets, de pauvres jouets, nous ne sommes rien autre… Ah ! Il est plus difficile de réussir son bonheur que de réussir dans la vie !

Desmaisons était accoutumé à ces sorties. On disait alors, dans les laboratoires, que le vieux déraillait philo ; c’était de son âge. En vieux rationaliste, il ne faisait confiance qu’au raisonnement scientifique. Pour tout le reste, il n’avait que mépris et se laissait aller en propos désabusés, faisant le dégoûté comme tous les gens arrivés qui peuvent s’offrir le luxe de mépriser les objets atteints. Mais ici le ton affectueux démentait l’amertume des réflexions. Desmaisons ne s’y trompait pas. Tout comme il avait consulté le patron sur un problème de laboratoire, il demanda crûment :

— Que voyez-vous donc d’inquiétant dans ce mariage ?

— On ne sait jamais. Un facteur nouveau s’introduit dans un équilibre déjà assis, qui n’a peut-être plus l’élasticité voulue pour s’adapter, répondit énigmatiquement Blandin faisant à dessein usage de leurs expressions techniques coutumières. Et puis, je parle comme une vieille bête qui ne peut plus comprendre qu’on fasse allègrement des sottises alors qu’il n’y a peut-être que ça de drôle dans la vie ! jeta-t-il brusquement. Allez, dites à Cécile que je vous donne à tous deux ma bénédiction, et mettez-vous à l’œuvre au quai de l’Horloge aussitôt que possible, pour que tout soit prêt à fonctionner à la première demande.

Desmaisons se retrouve dans le couloir. Tout s’était bien passé en somme. Il aurait aimé pouvoir l’annoncer tout de suite à Cécile, mais il lui faudrait attendre la sortie des bureaux. À moins que, par un heureux hasard, elle n’ait une course à faire, comme la première fois où il l’avait vue entrer dans son laboratoire…

Leur intrigue avait commencé comme au cinéma. Il travaillait, la porte s’était ouverte sur une grande fille brune cherchant le bureau du chef magasinier. Lui qui ne plaisantait jamais, pour jouer un tour d’étudiant à cette nouvelle venue, avait prétendu être le magasinier. Et laissant en plan les préparations qui cuisaient au bain-marie, il l’avait accompagnée au bout du bâtiment, tenant à la main son bon de commande pour trois blouses bises. Avec son regard noir et net, son profil sans superfluités, son corsage montant qui lui donnait un air d’institutrice, elle semblait si peu chargée de féminité qu’il n’avait pas souffert avec elle de sa timidité ordinaire. Il avait posé des questions, elle avait répondu d’une voix calme et grave, un peu indifférente. Quand il s’était effacé pour qu’elle passât la première dans l’escalier de fer du magasin, son regard s’était arrêté sur les cheveux châtain foncé, coupés net sur la nuque blanche et bien creusée. Pour la première fois, il avait regardé comme un objet de tentation une nuque féminine, et son trouble le surprit d’autant plus qu’il n’eût pas cru que c’était là son type de femme.

Mais comme l’impression produite lors d’une première rencontre peut être trompeuse ! Par la suite, Cécile s’était révélée bien différente de ce qu’elle paraissait être : douce et émue par les attentions qu’on lui témoignait, faible devant les difficultés de l’existence, désireuse d’affection et souhaitant être protégée… Sa sécheresse d’allure et de maintien n’était qu’un voile jeté, par pudeur peut-être, sur un tempérament trop sensible. Et ce contraste n’avait fait que le retenir davantage. Peu à peu, il s’était laissé gagner au plaisir, nouveau pour lui, de s’occuper d’un autre être, de l’aider, le conseiller, et de voir que, petit à petit, on commence à compter dans une autre pensée. Le regard noir de Cécile prenait parfois des colorations noisette plus chaudes, plus tendres. La confiance qu’elle lui témoignait, la discrétion qu’elle apportait dans leurs rencontres avaient achevé de le conquérir. Il avait fallu beaucoup insister pour qu’elle acceptât l’offre d’un grille-toast électrique destiné à simplifier son déjeuner matinal dans sa petite chambre. Près d’elle, il oubliait son âge et la solitude dans laquelle il avait toujours vécu. Tout ce chemin fait sans qu’il s’en aperçût lui laissait un souvenir merveilleux. Et quand il lui avait parlé pour la première fois de l’épouser, il avait tremblé qu’elle n’acceptât pas.

— Je vous crois très bon… avait-elle répondu en abandonnant sa longue main fine entre ses mains marquées par les acides du laboratoire.

Désormais, avec l’assentiment du patron, les choses allaient pouvoir se précipiter. Dans trois semaines, ils seraient mariés… Les pans de sa blouse relevés, les mains dans les poches de son pantalon, comme un potache qui sort de chez le censeur, il fredonnait dans les couloirs, exagérant ce léger balancement des épaules qui faisait dire de lui aux collègues : « L’ours noir est de bonne humeur… »

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