X VÉNUS TOUT ENTIÈRE

Le premier rayon jaillit brusquement au-dessus des collines, et peu à peu le soleil se leva. Un souffle frais passa sur les crêtes, glissa dans le silence encore nocturne des choses, puis se perdit au loin sur la mer d’un gris pâle.

De longues minutes s’écoulèrent. Une à une les vapeurs réfugiées dans le creux des vallons montèrent et s’évanouirent dans l’azur. Les feuillages, d’abord surpris par la clarté renaissante, calmèrent leurs frissons. Quand, du souffle de l’aurore il ne resta que la tiédeur du jour, une bergeronnette s’avança sur la grève pour répondre au clapotis du flot par son chant du matin.

Sur le sable, au bord de la vague, gisait une masse brune et velue, seule tache sombre en ce monde lumineux. L’oiseau, en quelques bonds, s’approcha, prit peur et s’envola. La vague transparente continua seule à battre le rivage.

Du fond du ciel, le soleil d’été déversait maintenant de pleins flots de lumière. Lorsque, dans ce bain de clarté, commença de s’élever la chaleur, la masse brune et velue, inerte sur la plage, tressaillit.

Elle s’étira ; deux bras, deux jambes s’allongèrent. Le corps tourna sur lui-même, puis longtemps encore resta immobile. La main, enfin, arracha le masque qui couvrait le visage, et Pat ouvrit les yeux à la lumière du ciel. Ébloui, il referma aussitôt les paupières.

Quand, à l’abri de ses doigts joints, il put couler sur l’univers un nouveau regard, rien encore ne s’éveilla dans son intelligence. Il ruisselait de chaleur. D’un geste brusque, il ouvrit sa combinaison de fourrure, l’arracha, se dépouilla de ses vêtements, invinciblement gagné par le bien-être de cette délivrance. Nu, il se dressa. L’air frais enveloppa et caressa tout son corps. Alors, il sourit de plaisir.

Gauchement, il risqua quelques pas sur la plage. Le contact du sable, tiède à la plante de ses pieds, le surprit comme une agréable caresse. Mais devant la trace de ses pas, il demeura songeur. De tout son poids, il appuya : le sol résista. Alors, comme rassuré, il redressa la tête et porta son regard au loin vers l’étendue.

La mer immobile poussait presque jusqu’à lui sa nappe bleutée bordée d’un filet d’écume. Sur le sable d’une éclatante pureté, une tache s’allongeait, longue et bien dessinée. Il leva le bras, sauta, se plut à voir la sombre silhouette reproduire ses gestes, et rit de pouvoir jouer avec son ombre dans un bain d’air léger.

De nouveau accroupi sur le sable, il plongeait ses doigts dans la fine poussière blanche, il faisait à pleines poignées ruisseler sur son corps cette pluie caressante qui ne laissait point de traces. Enfin, grisé de plaisir, se laissant aller tout au long sur le sol meuble et chaud, il l’étreignit de ses bras étendus.

Les épaules au sol, les membres allongés à l’extrême, sûr désormais de l’asile et de l’abri que lui offrait ce mur solide derrière lui, il pouvait regarder face à face le ciel où brillait l’immense globe du soleil. Sa chaleur s’insinuait en lui, attirante, semblant vouloir mêler sa chair au reste de l’éther, l’entraîner dans un universel concert d’ondes et de lumière pour ne plus faire de lui qu’une bulle transparente, amie du vent qui passe, ivre du bonheur d’être.

Il remonta la pente, de la plage à la prairie en fleurs. L’herbe humide, plus douce encore que le sable, caressait ses chevilles. Jusqu’aux collines bleutées s’étendait un vaste domaine. Baies et fleurs couvraient les buissons. De grands arbres s’enlevaient haut dans le ciel. Un silence complice invitait à entrer dans ce jardin sans maître où nulle présence ne paraissait troubler l’ordre calme des choses.

Ses pas le portaient sans effort vers tout ce qui attirait son regard. Il allait à sa fantaisie, poussé par un désir d’enfant vers la chose nouvelle. Un buisson d’aubépines le retint sous son nuage de parfum. Plus loin, de hautes fleurs dressèrent jusqu’à sa ceinture leurs ombelles dorées, offertes à la caresse de ses mains étendues. Elles laissèrent au creux de ses paumes une poudre odorante qu’il respira longuement.

En dévalant d’un coteau tout tapissé de prèles, il perçut un étrange murmure. Le bruit venait d’un buisson de jeunes saules. Sous les branches basses, il découvrit la source. Il se pencha, trempa ses mains et son visage dans cette fraîcheur liquide. Les yeux fermés, il but, faisant palpiter sous ses lèvres le filet limpide au long des brins de mousse. Cependant, le merveilleux silence se faisait plus profond avec le milieu du jour. Les oiseaux s’étaient tus à l’abri des feuillages. De minces traînées vaporeuses s’étiraient dans les lointains du ciel. Il but encore et, satisfait, laissa aller sa tête à l’ombre des branchages.

Quand il s’éveilla, le soleil de ce jour était très haut encore. Ses yeux reconnurent sans surprise le ciel, la vallée, la source, et le bonheur s’épanouit en sa chair. Un papillon effleurait sa hanche où les longues fleurs avaient déposé leur parfum. D’un souffle, il renvoya les ailes diaprées à leur envol flexible. Tout l’univers autour de lui n’était que souplesse et silence.

Soudain, un craquement se fit entendre dans les branches, et, pour la première fois depuis l’éveil du matin, la crainte envahit son cœur.

Tous les sens alertés, il suivait l’approche du bruit. Du regard, il chercha une arme : il était faible et nu, sans défense. Le froissement se faisait tout proche, quand, brusquement, tout se tut. Alors, prudemment courbé, il avança à son tour.

En rampant à travers un bouquet de tiges grasses, il aperçut une forme blanche, nue comme lui, et plongée dans l’eau du ruisseau. Longtemps il observa, avant d’oser avancer à découvert. Au bruit de ses pas, la forme blanche se dressa. Le voyant, elle ne marqua point de surprise. Debout et muets, ils se détaillèrent longuement du regard.

Enfin, Évy eut un sourire. Elle passa les doigts dans sa chevelure mouillée et coula vers l’homme un regard entre ses paupières mi-closes.

Pat avança la main tendue.

Tout comme il avait caressé les hautes fleurs des prés, il effleura l’épaule nue. Il allait se pencher sur sa paume afin d’en respirer le nouveau parfum, quand elle lui prit la main. Alors, lui, la guida vers la source où il avait bu.

La crainte avait maintenant quitté son cœur. Cette main, prisonnière de sa main, lui rendait sa confiance en la douceur des choses. Un narcisse s’inclinait à la surface de l’eau, il le cueillit, le tendit à la forme blanche. Des fleurs de ce séjour, c’était la première dont il brisait la tige.

Du geste, il montra le lit où il avait dormi. Il se pencha, puisa l’eau dans le creux de ses mains, et l’offrit à celle qui l’avait suivi. Elle but, inclinant la tête. Ses cheveux défaits vinrent frôler les poignets tendus. L’eau fuyait goutte à goutte entre les doigts serrés. Il sentit s’appliquer au creux de ses mains le masque tiède d’un visage, et deux lèvres chaudes se posèrent au milieu de ses paumes.

Il releva la tête penchée, en tourna vers lui le regard et, plongeant tout au fond des yeux bleus, il parut y chercher quel mystère habitait la forme blanche. Sur l’iris transparent, il voyait se refléter son propre visage, et, derrière lui, minuscule mais extraordinairement précise, l’image d’un ciel plus profond et plus bleu d’être rassemblé sur ce camée humide.

Ce fut la forme blanche qui, à son tour, l’entraîna vers le sommet de la colline. Sur la crête, elle eut un geste pour envelopper tout le paysage. Puis, le provoquant du regard, elle s’enfuit vers une autre crête. Pat se lança à sa poursuite. Ils coururent à perdre haleine, par les monts et les plaines. Quand, épuisée, elle se laissa aller sur le sol, Pat s’allongea auprès d’elle. Il passa le bras autour de sa taille. Elle haletait. Leurs flancs se touchaient. Ils devinrent graves l’un et l’autre.

Dans le ciel, le soir se préparait à venir. À l’horizon, la mer lointaine n’était plus qu’un trait bleu. Vers l’intérieur s’étageaient les montagnes, d’autant plus nacrées qu’elles étaient plus lointaines. Un singulier bonheur dilatait la poitrine de Pat : le sentiment d’une sécurité complète, jamais éprouvé jusqu’alors. Étendu sur l’herbe rase, il respirait la douceur même du soir, au sein d’un monde paisible où fruits et fleurs disaient la promesse d’un éternel été. Un monde où chaque plante, chaque feuille, chaque grain de sable se faisait complice de son bonheur, et la poudre d’or du couchant semblait sceller dans le ciel ce pacte d’amitié entre lui et les choses.

Tandis qu’il rêvait dans le soir, Évy s’était silencieusement éloignée. Mais, proche ou lointaine, n’emportait-elle pas son image vivante dans son regard ?

Elle revenait vers lui, et il la regardait gravir la pente dans l’auréole de gloire que lui faisaient les derniers rayons du soleil jouant sur sa chevelure. Il l’attendait, allongé sur le sol, le buste soulevé, l’accueillant par avance de toute sa confiance heureuse. À quelques pas de distance, elle tendit vers lui le bras et la main. La main tenait une chose ronde et rouge. Et le regard de Pat ne put se détacher de cette chose…

Très loin en lui, par delà une nuit sans limites, il lui semblait que quelque part, ailleurs, il avait déjà vu ce que ses yeux présentement voyaient. Et des mots vinrent d’eux-mêmes à ses lèvres, avant qu’il en retrouvât le sens :

— Un fruit d’une espèce disparue, une pomme…

Alors se détacha un pan de l’ombre bienheureuse qui avait recouvert l’immense fresque de sa mémoire en déroute. Le fragment d’un passé infiniment lointain affleura de nouveau à la lumière de sa conscience. Il voyait, sur un fond de désert, une blouse blanche, Ophis, le botaniste sortant des serres, et montrant le fruit rouge… Et maintenant, lambeaux par lambeaux, mais avec une déconcertante rapidité, des morceaux du passé revenaient à sa mémoire : un monde, un autre monde de glace et de dédales souterrains emplis du halètement de machines monstrueuses et de foules grouillantes où chacun étouffait dans l’haleine des autres, un monde perpétuellement menacé où l’effort, les sueurs et l’angoisse occupaient chaque minute, un monde où la mort était reine de la banquise aux enfers des profondeurs.

Puis ce fut plus terrible encore, il réentendit la phrase du vieux maître : « Religion caractéristique de l’ère quaternaire… » Et lui, l’homme de l’histoire, le dévot du passé, la risée de tous ceux qu’attirait le mirage de l’avenir, il retrouva le souvenir des vieux livres sur la poussière desquels s’était penchée sa curiosité de rêveur inutile. Maintenant, il se souvenait, il savait : le fruit de l’arbre de la connaissance. Du monde dont il s’était enfui, il avait, lui, emporté le seul secret qu’il importait de savoir, il savait quel poison, source de toute corruption, était contenu dans le fruit rouge. D’un bond il se leva, la main en avant, pour écarter le spectre épouvantable de l’avenir…

Évy, de toutes ses dents, mordait déjà dans la pulpe crissante.

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