IX LE DERNIER FEU D’ARTIFICE

« Toutes mesures seront prises afin que la cérémonie de départ de la fusée ait lieu avec tout l’éclat possible », avait décrété le Grand Conseil exécutif et révolutionnaire.

Aussi, autour de la gueule du monstrueux canon affleurant la surface du sol, une armée d’ouvriers s’affairait à construire la plus gigantesque arène jamais édifiée sous la voûte céleste. Plus vaste qu’un cirque lunaire, elle devait recevoir huit millions d’hommes. Depuis des siècles, pareille quantité d’humains n’avait été rassemblée à l’air libre. Le retour à la lumière, l’épanouissement d’une pareille tache humaine sur le désert glacé devait dire l’importance du geste qui allait être tenté, et quelle suprême espérance arrachait la bête humaine aux ombres de sa tanière.

Les gradins du cirque, taillés dans un nouveau ciment à la glace, descendaient d’une hauteur de deux cents mètres jusqu’à la piste centrale au milieu de laquelle débouchait le tube. À la périphérie, se dressaient les batteries de projecteurs infra-rouges dont les ondes de chaleur maintiendraient pour la durée de la cérémonie une température humainement supportable. Dans l’infra-structure étaient logés les postes de secours, les circuits haut-parleurs, les chambres de télévision grossissante, les urinoirs aérodynamiques, les escaliers mécaniques à éclipses, les humidificateurs d’air, les bureaux de presse et de diffusion des images et du son, les casemates pour sapeurs et pompiers, les centrales de télécommande, les soutes à matière extinctrice, etc.

Au centre de l’arène vide et soigneusement recouverte de pur sable fluorescent extrait des plus grandes profondeurs, s’arrondissait auprès de l’orifice du tube la coupole d’un petit observatoire contenant le télescope chargé d’assurer le départ. Pointé sur Vénus, le télescope donnerait en effet de la planète une image qui, passant sur un relais photo-électrique, mettrait le feu à la charge initiale.

— En demandant à Vénus elle-même de donner le signal du départ, nous mettons l’entreprise sous un signe favorable, avaient déclaré les partisans de cette mesure. Grâce à cette précaution, nous ferons oublier au ciel ce que notre activité pourrait avoir de profanateur. Notre rôle d’hommes aura consisté à mettre en place les divers éléments de la combinaison, mais nous aurons laissé à l’univers le soin et la responsabilité du coup de pouce final.

D’autres s’étaient irrités de ces précautions puériles où ils voyaient une abdication plus qu’une délicatesse, et comme une survivance des croyances ancestrales dans les puissances célestes : « Nous, les hommes, avons tout fait, disaient-ils, nous devons jusqu’au bout imposer notre volonté et l’heure que nous avons choisie. »

Pourtant, l’idée que Vénus déclencherait elle-même le départ avait tellement enflammé l’opinion publique, et fourni une telle abondance de copie aux services de propagande, que les objections de la conscience philosophique furent écartées et que la mesure fut adoptée.

— Peu importe, avait sagement tranché le président Sandersen, peu importe que le projectile parte parce qu’on appuie sur un bouton, parce que siffle un merle ou parce que passe une étoile, l’essentiel est qu’il parte.

Tout maintenant était en place pour la grande expérience. Le projectile terminé attendait son heure dans une chambre à température constante, veillé par une garde comme n’en connurent point les palais des rois morts. Les moteurs radioactifs étaient prêts à recevoir leurs trois kilos de radium pour tourner rond pendant deux mois d’espace-temps. Il ne restait qu’à parachever l’arène de lancement, à quoi nuit et jour s’employaient les équipes spécialistes des travaux du grand froid.

Le plan de mobilisation des spectateurs de la scène avait été réglé par avance dans les moindres détails. Quinze jours avant la cérémonie, les cartes d’invitation furent lancées. Chaque partie du monde avait droit à deux millions de délégués, l’Afrique à quatre millions. Les Africains ralliaient par voie souterraine, les autres par trains d’aéroglisseurs qui se succéderaient sans arrêt sur les pistes aménagées à la surface des mers gelées. Au jour J-8, les délégations des régions lointaines se mirent en marche vers Tombouctou préparée pour recevoir ses millions de visiteurs.

Les premiers qui arrivèrent furent les mineurs des mines radioactives de Bornéo. À eux revenait la gloire d’avoir fourni le radium nécessaire : le produit de deux cents années d’exploitation des mines, qui allait d’un seul coup s’évanouir dans l’espace. Les rudes visages de ces travailleurs défilèrent sur l’avenue Ranavalo, entre deux haies de spectateurs phosphorescents et enthousiastes. À demi-congelés par le voyage en surface, intellectuellement diminués par le travail dans les profondeurs, les arrivants ne pouvaient que répéter le cri qu’on leur avait seriné : « Dans Vénus, dans Vénus, dans Vénus… » Leur passage n’en fit pas moins une profonde impression. Puis, d’heure en heure, suivirent en portant leurs pancartes les délégations les plus diverses : les planteurs du Brésil souterrain, les représentants de l’industrie lourde australienne, les ouvriers de la métaphysique hindoue, les deux cents familles lapones, les directeurs de bassins de carène, les chasseurs des restaurants de l’Équateur, les médecins légistes et les conservateurs d’hypothèques, les figurants de l’industrie du spectacle, la délégation des experts-comptables devant les tribunaux du Chili…

Pour permettre à toute la terre d’assister à ce défilé monstre, la durée du travail quotidien avait été réduite par décret à trois heures trente. Le reste du temps, la population du globe pouvait se rassembler devant les écrans de télévision qui reproduisaient la scène. « Les représentants de l’humanité défilent à Tombouctou, » annonçaient les haut-parleurs, et le bruit de bottes des bataillons s’élevait, tandis que, d’un bout de la terre à l’autre, on voyait entrer dans la capitale : l’amicale des coiffeurs de Rio de la Plata, l’Académie des Sciences et Belles-Lettres de Manille, les J.O.C.P.Q., les anciens élèves de l’école militaire de Panama, les délégués de la T.C.R.P., les membres de la loge « Huile de Banane et Fraternité », les Q.Q. de toute la planète, le congrès des professeurs de l’enseignement secondaire, les directeurs de l’enregistrement et du timbre, les membres du Trou-trou-klan, les disciples de saint Hubert et Nemrod réunis, les A.E.I.O.U., l’internationale des collectionneurs de fougères fossiles, les fanatiques du C.R.A.C., les représentants de l’Union des triporteurs, les élèves sages-femmes en chômage, etc., etc., toute une vision de Jugement dernier.

La capitale connaissait une fièvre et une animation sans précédents, mais l’ordre régnait. À tous les carrefours des mutilés du travail social vendaient des portraits d’Évy de la Condamine. Sans cesse il fallait renouveler les stocks de cartes postales représentant la fusée, le président Sandersen ou le système solaire. On ne parlait que de Vénus. Au musée des Antiques, tous les moulages des Vénus Callipyge, ou à fesses plus ou moins heureuses, furent enlevés en quarante-huit heures. Les deux derniers phoques savants du Cirque d’Hiver connurent un triomphe sans précédent dans l’histoire des phoques en faisant tourner sur leurs museaux deux ballons sur lesquels était inscrit ce mot magique : Vénus.

Si dense était la foule, si communicative son ardeur, que la température de la ville souterraine monta de plusieurs degrés. Les peaux de fourrure que chaque délégation devait à son heure aller essayer aux magasins d’habillement pour pouvoir monter en surface au jour J, paraissaient étouffantes. On ne pouvait croire que dehors il fît toujours aussi froid. Et le flot humain continuait à déferler sur Tombouctou, chantant maintenant à pleine voix un air idiot qui dominait la symphonie de la terre, et était devenu la rengaine de l’heure :

Allons à Tombouctou

Pour pêcher les hiboux

Allons-ons dans Vénus

Pour y vivre tout nusse.

Quand le gouvernement annonça que tous les frais de séjour des délégués seraient à sa charge, l’enthousiasme passa toute limite. Le lait de renne fut délaissé pour le Pernod-pétrole, et le Ouiski-ouiska, boisson favorite de l’époque quinquennaire, coula à pleins bords. À l’unanimité de toutes les gueules de bois, la place centrale de Tombouctou, une merveille d’architecture troglodyte avec ses voûtes ogivales en style banquise flamboyante, fut baptisée : Place Sandersen. Le président lui-même reçut le nom d’« Évacuateur du Territoire ».

Pat passait au milieu de ces jours de liesse dans l’état d’esprit d’un condamné à mort. Avec une indifférence complète, il s’était soumis aux formalités médicales exigées du candidat au départ. Ses réflexes, son sang, ses humeurs, son cœur, ses viscères avaient été éprouvés, analysés, étudiés, toutes les réactions avaient été satisfaisantes, rien n’avait pu faire obstacle à ce que lui fût délivré son certificat d’aptitude à l’astronautique. Résigné, il avait accepté jusqu’à la solitude imposée par Évy qui, prétextant les derniers préparatifs, avait décliné ses timides demandes d’entrevue. Pat en avait été réduit à acheter, comme le dernier des provinciaux, une carte postale la représentant. Il avait poussé la naïveté jusqu’à l’aller contempler en secret à l’observatoire, à la lumière même envoyée par Vénus. C’était, pensait-il, l’unique façon qu’il aurait de voir se réaliser le rêve astronautique. Sous la pâle clarté filtrant à travers la lunette, le visage de la carte postale n’était guère qu’une tache blanche : tout l’écart du désir à la réalité se pressentait dans cette puérile expérience.

Si Évy restait invisible, ce n’était pas qu’elle s’occupât à signer les milliers de photographies envoyées chaque jour par ses admirateurs, elle s’était proposée une autre tâche : emporter du monde le savoir le plus poussé, le plus complet qu’il fût possible, et n’oublier dans l’arche qui allait voguer loin du déluge de froid, aucune des plus récentes conquêtes de l’esprit humain. Sa tête était une encyclopédie vivante. Dans les laboratoires et les bureaux d’études, elle se penchait sur les plus récentes tentatives : les boulets-sondes pour la prospection du sol lunaire, le moteur à bactéries, la conservation de la vie par les ondes sans aucun processus alimentaire, le réactif annonciateur de la mort, la machine dite à prouver la non-existence de Dieu, le fil à couper l’électron, rien n’échappait à sa curiosité. La somme de travail fournie par les cerveaux humains, l’ingéniosité dont ils avaient fait preuve pour élever grain à grain l’édifice de la connaissance, la confondaient d’admiration et de gratitude envers l’intelligence. Elle eût voulu pouvoir tout prendre, tout emporter dans une formule magique.

— Dites-moi le mot de passe qui permettrait à quiconque de pénétrer et de s’orienter dans le domaine magique de la compréhension des choses, alla-t-elle demander au vieux philosophe Ramuntcho dont l’Hypercritique des rapports entre la dialectique et les postulats mobiles de la raison passait pour le dernier mot de la sagesse à l’époque quinquennaire.

Le vieux philosophe Ramuntcho posa sur elle son regard éteint par la spéculation et par l’âge. Il soupira et dit : « Vous êtes bien belle, madame. »

Évy en fut quitte par un haussement d’épaules. Son éducation philosophique était faite.

Elle envoya au vieux singe une de ses photos dédicacées.

Le jour allait se lever du grand départ. Toute la nuit, l’activité la plus insensée n’avait cessé de régner dans Tombouctou. Revêtus de leurs combinaisons fourrées, les spectateurs gagnaient par paquets de cinq cents les élévateurs conduisant au grand cirque terrestre. Ils débouchaient sous le ciel sombre et glacé où, de la Polaire à la Croix du Sud, s’était rangée toute l’armée des étoiles. Les têtes se levaient vers la voûte profonde, et nombreux étaient ceux qui, ayant toujours vécu sous la terre, tournaient leur premier regard vers le ciel étoilé.

— Où est Vénus ? demandaient avec insistance maintes voix.

Les haut-parleurs durent répéter à satiété :

— Vénus n’est pas encore visible. Elle ne se lève qu’après le soleil dont l’éclat ne permettra du reste pas de distinguer la planète à l’œil nu.

La foule murmura, comprenant mal qu’entre tant d’étoiles on n’ait pas choisi la plus belle et la plus visible.

— On nous trompe, jetèrent quelques mécontents ou quelques farceurs.

Mais, en dépit des radiateurs infra-rouges, il faisait trop froid pour que ce mécontentement pût prendre de l’ampleur. Une ration de percoverre, opportunément distribuée, fit taire les murmures. Cependant, par fournées, les nouveaux arrivants envahissaient toujours les gradins. Avant l’aurore les huit millions de spectateurs, tous poilus comme des ours, étaient en place. Pour la première fois dans l’histoire, le soleil allait se lever sur une assemblée humaine d’une pareille densité.

Tous les yeux étaient fixés sur l’arène fluorescente où des hommes, qui semblaient minuscules, s’affairaient encore autour du canon géant dont la gueule était couronnée par une spirale d’Archimède, emblème de la révolution astronautique. L’aurore s’annonçait. Une troupe s’avança dans l’arène : c’était l’orchestre philharmonique de Tombouctou, armé de trompettes vétustes. Les musiciens se disposèrent suivant les rayons du cirque et, pavillons tournés dans toutes les directions, ils sonnèrent la diane, vieil air de l’époque quaternaire.

— Nos ancêtres s’éveillaient au son aigrelet de ces cuivres, expliquèrent les haut-parleurs, ils sellaient leurs chevaux et partaient à la conquête du monde. La Section d’Histoire du Globe a cru devoir saluer de ces mêmes notes le jour où nous allons partir à la conquête du ciel.

Un murmure approbateur passa sur les gradins, s’enflant, mourant, renaissant, remontant de l’arène aux plus hautes travées, balayant doucement l’immensité du cirque, comme une bouffée de vent sur la cime des forêts antiques. Et le temps que mettait ce murmure à passer et s’éteindre disait, mieux que tout chiffre, l’importance de la masse humaine rassemblée en ce lieu.

La cérémonie commençait. Les projecteurs ultra-violets s’allumèrent qui devaient éclairer la scène pour les spectateurs des antipodes rassemblés dans les télé-cinémas. L’équipe spéciale de graissage prit place sur la tranche du canon, et commença d’arroser de lanoline brûlante les parois du tube. Cependant, le Grand Conseil exécutif et révolutionnaire faisait son entrée dans la tribune officielle. La milice présenta les armes. La foule poussa frénétiquement les beuglements d’usage et d’une seule voix chanta le premier couplet de l’Interastrale, hymne officiel depuis la révolution. Le président Sandersen répondit aux acclamations par le salut révolutionnaire : l’index dessinant en l’air autour du pouce une spirale d’Archimède. Un peu inexpérimenté, il avait l’air de jouer des castagnettes. Durant le silence qui suivit, on vit le service d’ordre allumer au milieu des personnages officiels et légèrement décrépits, quelques braseros. Leur caractère vétuste provoqua l’hilarité générale.

Soudain, un bruit de tonnerre sortit des haut-parleurs, se fondit en sonorités d’orgues, enfla derechef, et fit vibrer comme une seule colonne d’air toute l’atmosphère du cirque : la musique des ondes jouait l’ouverture de la Voûte Céleste, marche mondiale composée pour la circonstance par le dernier organiste de la planète : le maître Saint-Exupète. Le morceau, heureusement court, fut écouté debout par l’assistance qu’émut bien davantage l’annonce de la présentation du projectile.

Amené sur un treuil électrique, il s’offrait aux regards comme un œuf de couleur crème. Dans l’immense arène, il semblait presque perdu : un œuf de fourmi. Était-ce là vraiment ce qui devait contenir et emporter tant d’espoir ? Un murmure de déception parcourut la foule : la montagne semblait accoucher d’une souris. Mais des détails techniques furent aussitôt déversés par les haut-parleurs :

— « Le projectile-fusée d’une hauteur de douze mètres vingt-cinq est d’une épaisseur telle que trente-cinq hommes aux bras étendus parviennent à peine à l’encercler à hauteur de la ceinture. Il résiste à toutes les pressions industriellement réalisables. Tous les métaux de la classification périodique sont entrés dans sa fabrication. Huit d’entre eux arriveront avec lui pour la première fois dans Vénus. Une chaleur de 20° est automatiquement maintenue à son intérieur en dépit de variations de température extérieure pouvant aller du zéro absolu au point de fusion de l’acier. Deux trous d’homme donnent accès au compartimentage interne qui comprend deux chambres, une piscine miniature, un jardin japonais et un trousseau complet en papier microbicide.

« La durée du voyage sera d’environ huit semaines. L’automaticité de marche et de fonctionnement sera telle que les occupants, enfermés comme le fœtus dans la matrice maternelle, n’auront qu’à se laisser vivre pendant cette gestation de deux mois avant d’éclore à la vie nouvelle sur la planète où ils seront portés. »

Cependant, une énorme grue de levage avait saisi le projectile par la pointe, et le tenait suspendu au-dessus de la gueule du canon.

— Vous allez assister à la cérémonie du baptême du premier vaisseau astronautique, prévint le haut-parleur.

Un mouvement se fit dans la tribune officielle, le microphone passa aux lèvres d’un membre du gouvernement :

— La marraine de ce premier navire qui voguera sur l’éther est l’Humanité. Déléguée par nous tous, cette petite fille, Mlle 703.432, née de père et de mère inconnus, va briser sur la coque de métal la bouteille symbolique, mais le navire n’aura pas de nom : les noms n’appartiennent qu’à la terre.

L’enfant lança la bouteille. Les microphones, heureusement rapprochés, transformèrent le choc léger du verre en coup de canon, lequel couvrit opportunément les protestations d’une moitié des spectateurs, ceux qui, placés à l’opposé de la bouteille, n’avaient rien pu voir de ce geste essentiel.

Maintenant, l’heure était venue d’entendre le message du Grand Conseil exécutif adressé à la terre tout entière. Un stentor prit place devant le micro, et commença :

« Hommes,

la vaste pyramide de la recherche et du savoir humains dont les assises se perdent dans la nuit des temps quaternaires, et dont les degrés successifs furent péniblement gravis à travers les âges par l’esprit, va dans un instant s’achever en un jet de fusée qui doit prolonger la terre jusqu’à la prochaine planète. Voici venu le moment où les paroles ont autant d’importance que les actes.

« Nous demandons d’abord qu’une minute de silence soit observée afin que revivent dans vos mémoires les noms de Montgolfier, Pilâtre de Rozier, Crocé-Spinelli, qui atteignit huit mille mètres, le professeur Piccard et ses dix-sept kilomètres, et avec eux tant d’autres, heureux ou malheureux, qui nous montrèrent la voie de l’évasion et qui nous entr’ouvrirent cette porte du ciel par laquelle nous allons enfin pouvoir fuir. »

Suivirent soixante secondes de silence approximatif, car le froid commençait à faire tousser bien des poitrines, et l’orateur reprit :

« Un couple d’entre les nôtres va quitter le sein de l’espèce et prendre possession de l’espace. D’eux à nous, la distance va fantastiquement croître à chaque seconde. Pour la première fois la famille humaine se sépare.

« Ceux-là qui vont partir, n’emportent pas seulement notre espoir, l’avenir de l’humanité et de l’intelligence ; ils emportent encore une part importante de ce qui nous était nécessaire pour vivre. Hommes, il faut que vous sachiez ce qui suit : Tel l’athlète au terme de sa course, en lançant sa poitrine au devant du but, brise son cœur dans le bond qui lui assure la victoire, tels sommes-nous peut-être en ce moment, nous hommes, car ce dernier sursaut par lequel nous envoyons au fond du ciel les porteurs du message de l’intelligence, ce dernier effort peut être pour nous tous un effort mortel. Nous allons rester démunis du radium nécessaire. Entre la prolifération d’une multitude définitivement liée à son lit de mort, et la libération d’un seul pour le salut de l’espèce, il fallait choisir. Nous avons choisi pour vous dans le sens du plus grand risque : le seul qui offrait à l’esprit de l’homme une chance de survie. Ce sera notre honneur d’avoir fait un tel choix, ce sera votre honneur, hommes, de l’avoir accepté. L’espèce humaine était la seule qui fût capable de sacrifier volontairement le nombre à l’individu.

« Vous allez voir se jouer la partie suprême de la bataille engagée entre l’Homme et les forces hostiles de la Nature. L’œuvre de l’intelligence sur la terre va prendre sous vos yeux sa signification dernière. À ceux qui auront vécu cette minute, que peut importer de mourir ? Ils savent ce que jusqu’à ce jour n’ont pas su les mortels, ils savent qu’ils ne meurent pas en vain et ce pour quoi ils meurent.

« Mais détournons nos pensées de nous-mêmes. Vous avez devant vous celle et celui qui vont partir… »

Pat et Évy se tenaient derrière l’orateur qui s’inclina vers eux. Un rugissement d’enthousiasme parcourut les gradins. Les bras se levèrent, les fanions des délégations s’agitèrent. Sifflets, crécelles, sirènes de poche entrèrent en action. Pendant près d’un quart d’heure, il fut impossible d’entendre quoi que ce fût. Les opérateurs de télévision, pour prendre de gros plans, se rapprochaient à toucher les visages du couple immobile. Les trépignements de la foule faisaient vibrer toutes les poutres du cirque. Enfin le stentor put poursuivre :

« En votre nom à tous, au nom de l’Humanité, je me tourne vers ceux-là et je leur dis :

« Partez donc, fils des hommes, partez chargés du message humain que vous allez porter sous des cieux plus cléments. Nous allons vous jeter à l’espace, comme jadis le marin la bouteille à la mer, pour dire ailleurs ce que nous fûmes. Emportez l’étincelle sacrée dans la coque de métal. Qu’elle aborde heureusement sur la rive lointaine et que brille encore pendant des millénaires cette flamme de l’intelligence qui fera un jour flamber l’univers. Votre victoire sera notre victoire.

« Si, de Vénus, vous regardez parfois cette terre qui ne vous verra bientôt plus, souvenez-vous de nous, les hommes restés prisonniers sous le manteau de glace recouvrant le vieux monde. Souvenez-vous de la lutte que nous avons menée ensemble, de la tâche géante que nous avons entreprise et à laquelle vous aurez dû de vivre. Que cette terre qui fut le berceau de l’espèce et sera notre cimetière vous inspire parfois une pensée reconnaissante et émue. C’est le vœu que nous formons. Ô vous qui allez être sauvés, ceux qui vont mourir vous saluent ! »

À ces mots, l’immense foule pressée sur les gradins se leva, et d’une seule voix répéta : « Ceux qui vont mourir, vous saluent ! » Le cri monta dans l’air glacé, fut repris par les microphones, multiplié par les haut-parleurs qui le déversèrent à nouveau sur la foule. Soudain, devenus fous d’enthousiasme, les spectateurs se ruèrent vers l’arène, véritable raz de marée humain menaçant de tout emporter, de tout balayer avec lui. Devant ce péril, il fallut mettre en jeu les terribles mesures de précautions prévues en cas de panique : le courant fut lancé dans les fils protecteurs de l’arène. Silencieusement électrocutés sur douze rangs, les infortunés spectateurs de tête, premières victimes de l’idéal astronautique, firent un barrage de leurs corps à la foule tempétueuse.

— Qu’ils parlent ! Qu’ils nous parlent ! hurlèrent des voix au sommet des gradins.

Des antipodes venaient à ce moment, portés par les ondes magnétiques, les cris poussés par les spectateurs invisibles de la scène : « Ceux qui vont mourir, vous saluent ! »

Déférant au désir de la multitude, Évy s’approcha du microphone. L’émotion la privait de ses moyens :

— Il ne nous reste que quelques instants avant d’embarquer. À tous, merci. Et non pas adieu, mais au revoir… Pat, voulez-vous dire quelque chose ?

Cette dernière phrase, prononcée trop près du microphone, fut déversée sur le cirque où elle déchaîna une tempête de rires. Pat, les oreilles bourdonnantes après tant de clameurs populaires, et plus pessimiste que jamais, n’avait envie que de répondre : « Celui qui va mourir, vous salue, » mais un tel manque de foi dans l’issue de l’aventure ne pouvait s’afficher à la face du monde. Il secoua négativement la tête, et comme le public insistait encore, il se contenta de se serrer les mains au-dessus de la tête à la manière des boxeurs. Une ovation sans fin montra que son geste lui avait irrésistiblement gagné le cœur de l’hydre populaire.

Dominant le tumulte, le haut-parleur du chronométreur officiel annonçait :

— Le départ aura lieu dans dix minutes. Regardez en l’air.

Très haut dans l’azur, un avion stratosphérique traçait des lettres de fumée. Bientôt on put lire VÉNUS, comme si, sur l’émail bleu du ciel, il fût déjà possible de voir le nom de la gare lointaine… Des applaudissements s’élevèrent. Mais déjà dans l’arène, le moteur de la grue de chargement ronflait.

Les trous d’hommes du projectile étaient dévissés. Le président Sandersen fourrageait nerveusement dans les poils de sa barbe, en proie à l’émotion de l’ingénieur au jour du lancement. Après les flots de l’éloquence officielle, personne ne trouvait rien à dire.

Le directeur des travaux s’avança vers le couple, un écrin à la main. Il l’ouvrit : c’étaient deux capsules en gélatine extra-mince, contenant le sérum de M.-G. Pasteur. Les partants devaient se mettre les capsules sur la langue, et le choc initial du départ, en produisant la rupture de la gélatine, assurerait l’ingestion automatique du sérum. Évy remercia d’un sourire. Pat se mit tout de suite la capsule dans la bouche, trouvant là une excuse commode pour ne plus rien dire.

Déjà Évy avait pénétré dans la fusée. Pat s’engouffra à son tour dans le trou d’homme. Une voix, – la dernière qu’il entendit, – cria du haut des gradins : « Tu as bien ta licence de mariage, au moins ? » Puis le moteur électrique de la grue de chargement embraya. La descente du projectile à l’intérieur du canon se fit au milieu du silence religieux de l’auditoire.

— Le départ aura lieu dans trois minutes, les temps seront donnés toutes les minutes, cria le haut-parleur.

Le petit télescope de pointage se balança légèrement dans la fente de sa coupole. Les personnages officiels regagnèrent leur tribune. Maintenant le câble de descente du projectile remontait rapidement à vide.

— Deux minutes, fit le haut-parleur.

Le président Sandersen arracha son bonnet de fourrure sous lequel il étouffait. L’orifice du tube était entièrement dégagé. Les regards allaient de la gueule noire du canon à l’espace céleste ouvert au-dessus des visages.

— La dernière minute.

Une sonnerie s’éleva : c’était l’appel aux morts dont les notes lentes se balancèrent longuement dans le silence universel.

Le petit télescope était braqué sur le point du ciel d’où Vénus invisible allait déclencher le départ. Les respirations se ralentirent, l’émotion pesait sur les poitrines. Le monde entier sembla se faire immobile.

Un trait de feu s’inscrivit dans le ciel, aussitôt suivi d’un effroyable grondement qui, parti des entrailles du sol, s’épanouit à l’air libre en hurlement fantastique. La vieille terre sursauta comme une femme en couches. Un souffle brûlant passa sur l’arène gigantesque, couchant irrésistiblement les rangs de la foule médusée.

Le projectile était parti.

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