Je tirai moins de profit du pilotage d’Alan que celui-ci n’avait fait de ses marches sous les ordres du général Cope ; je suis incapable de dire par où nous passâmes. J’ai pour excuse que nous allions excessivement vite. Tantôt nous courions, ou bien nous trottions, et le reste du trajet fut exécuté à un pas frénétique. Par deux fois, alors que nous étions lancés à toute vitesse, nous allâmes contre des paysans ; mais quoique nous débouchâmes d’un tournant en plein sur le premier, Alan fut aussi prêt à la riposte qu’un mousquet chargé.
– Avez-vous vu mon cheval ? lui lança-t-il, haletant.
– Non, l’ami, je n’ai pas vu de cheval aujourd’hui, riposta le paysan.
Et Alan prit le loisir de lui expliquer comme quoi nous voyagions ensemble ; que notre monture s’était échappée, et qu’il était à craindre qu’elle ne fût retournée à son écurie, à Linton. De plus même, il dépensa son souffle (dont il ne lui restait que trop peu) à maudire son malheur et ma stupidité qui en avait été soi-disant la cause.
– Ceux qui ne peuvent pas dire la vérité, me fit-il observer quand nous fûmes repartis, doivent avoir grand soin de laisser derrière eux des indices honnêtes et commodes. Si les gens ne savent pas ce que vous faites, Davie, les voilà terriblement intrigués ; mais s’ils croient le savoir ils ne s’en soucient pas plus que moi de la soupe aux pois.
Comme nous avions d’abord pris vers l’intérieur, notre route finit par être orientée presque en plein nord : nous avions comme repères, à gauche la vieille église d’Aberlady ; à droite, le sommet du Berwick Law ; si bien que nous atteignîmes de nouveau la côte, non loin de Dirleton. Depuis North Berwick jusqu’à Gillane Ness, court de l’est à l’ouest une rangée de quatre petites îles, Craiglieth, Lamb, Fidra et Eyebrough, remarquables par leur diversité de grandeur et de forme. Fidra, la plus singulière, est un bizarre îlot à deux bosses, sur lesquelles se détache un pan de ruine ; et je me souviens que lorsque nous en fûmes plus près, la mer apparaissait comme un œil humain par une ouverture de ces ruines. À l’abri de Fidra existe un bon mouillage pour les vents d’ouest, et c’est là que nous pûmes voir le Thistle qui se balançait dans l’éloignement.
Le rivage, à hauteur des ces îlots, est tout à fait désert. On n’y voit aucune habitation humaine, et il n’y passe guère que de petits vagabonds qui s’en vont jouer. Le village de Gillane est situé de l’autre côté du Ness, les gens de Dirleton vont à leur travail dans les champs de l’intérieur, et ceux de North Berwick tout droit de leur port à la pêche ; si bien que cette partie de la côte est tout à fait solitaire. Mais je me souviens qu’en rampant à plat ventre parmi cette multitude de bosses et de creux, nous inspections avec soin les alentours, et nos cœurs martelaient nos côtes, car il y avait une telle réverbération du soleil sur la mer, un tel bruissement du vent dans les herbes courbées, et un tel remue-ménage de lapins déboulant et de mouettes s’envolant, que ce désert me faisait l’effet d’un lieu habité. Nul doute qu’il ne fût sous tous rapports bien choisi pour un embarquement secret, à condition que le secret eût été gardé ; et même à présent qu’il avait transpiré, et que l’endroit était surveillé, il nous fut possible de ramper sans être vus jusqu’à la lisière des dunes, où elles dominent directement la plage et la mer.
Mais arrivé là, Alan s’arrêta court.
– Davie, fit-il, voilà une passe dangereuse ! Aussi longtemps que nous restons ici nous sommes tranquilles ; mais je n’en suis pas beaucoup plus près de mon bateau ni de la côte de France. Et de l’instant où nous nous dressons pour faire un signal au brick, c’est une autre affaire. Car où pensez-vous que soient ces messieurs ?
– Peut-être ne sont-ils pas encore arrivés, dis-je. Et même s’ils le sont, il y a une chose certaine en notre faveur. Ils auront pris leurs dispositions pour s’emparer de nous, c’est vrai. Mais ils s’attendront à nous voir arriver de l’est, alors que nous voici dans leur ouest.
– Ah ! dit Alan, je voudrais que nous soyons un peu en force, et qu’il s’agît d’une bataille, nous les aurions joliment fait manœuvrer ! Mais ce n’est pas le cas ; et en réalité, la chose est moins enthousiasmante pour Alan Breck. J’hésite, Davie.
– Le temps presse, Alan, fis-je.
– Je le sais, répondit-il. Je ne connais que ça, comme disent les Français. Mais c’est une situation rudement épineuse. Oh ! si je pouvais seulement savoir où sont ces messieurs !
– Alan, repris-je, je ne vous reconnais plus. Voici le moment ou jamais.
– « Non, non, ce n’est pas moi », chantonna Alan, avec une singulière expression mi-confuse mi-drolatique.
« Ce n’est ni vous ni moi, dit-il, ni vous ni moi, Non, ma parole, ami Johnnie ! ni vous ni moi. »
Et tout d’un coup il se dressa de toute sa hauteur, et agitant un mouchoir de sa main droite, il descendit sur la plage. Je me levai moi aussi, mais restai en arrière de lui, à inspecter les dunes de l’est. Son apparition ne fut pas remarquée tout de suite : Scougal ne l’attendait pas aussi tôt, et ces messieurs guettaient dans le sens opposé. Mais bientôt on prit l’éveil à bord du Thistle, où tout devait être paré, car le branle-bas ne dura qu’un instant sur le pont, et nous vîmes aussitôt une yole contourner la poupe du bâtiment et faire force de rames vers le rivage. Presque en même temps, et peut-être à un demi-mille de nous dans la direction de Gillane Ness, une silhouette humaine surgit d’un monticule de sable pour la durée d’un clin d’œil, faisant de grands gestes avec les bras ; et bien qu’elle eût disparu dans le même instant, les mouettes de ce côté persistèrent quelque temps à tournoyer effarouchées.
Alan n’avait rien vu de ceci, car il regardait uniquement le navire et la yole, en mer.
– Tant pis ! dit-il, quand je l’eus mis au courant. Le canot là-bas n’a plus qu’à bien ramer, sinon j’aurai du fil à retordre.
Cette partie de la plage était étroite et plate, et excellente à marcher par marée basse ; un petit cours d’eau cressonneux qui se jetait dans la mer la coupait en un point ; et les dunes couraient tout le long de son bord supérieur comme le rempart d’une ville. Nos yeux ne pouvaient discerner ce qui se passait par derrière dans les dunes, notre hâte ne pouvait accélérer l’allure du canot : le temps s’arrêta pour nous durant cette angoissante expectative.
– Il y a une chose que je voudrais connaître, dit Alan, ce sont les instructions de ces messieurs. Nous valons quatre cents livres à nous deux : vont-ils tirer sur nous, David ? Ils seraient à bonne portée, du haut de cette longue bosse de sable.
– Moralement impossible, dis-je. C’est un fait qu’ils ne peuvent avoir de fusils. La chose a été machinée trop secrètement ; des pistolets, ils en ont peut-être, mais non pas des fusils.
– Je crois que vous avez raison, dit Alan. Mais avec tout cela, ce canot me fait joliment languir.
Et il claqua des doigts et siffla vers l’embarcation comme on siffle un chien.
Elle avait déjà fait environ un tiers du chemin, et nous nous étions avancés tout au bord de l’eau, si bien que le sable mou recouvrait mes souliers. Il n’y avait plus rien à faire qu’attendre, nous occuper tout entiers à suivre la lente approche du canot, et regarder le moins possible vers la longue façade impénétrable des dunes, au-dessus de laquelle s’élevaient les mouettes, et qui cachait sans doute les manœuvres de nos ennemis.
– C’est un bien bel endroit pour s’y faire tirer dessus, dit soudain Alan. Ah, mon ami, je voudrais avoir votre courage.
– Alan, m’écriai-je, qu’est-ce que vous dites ? Vous êtes pétri de courage ; c’est le courage qui vous distingue, comme je suis prêt à l’attester à défaut d’autres témoins.
– Et vous pourriez vous tromper fort. Ce qui me distingue surtout c’est ma grande perspicacité et ma connaissance des choses. Mais pour ce vieux courage froid et rassis en face de la mort, je ne suis pas digne de vous tenir la chandelle. Prenez-nous tous les deux ici présents sur le sable. Moi, je brûle uniquement d’être parti ; vous (pour autant que je sache) vous vous demandez si vous ne resterez pas. Croyez-vous que je pourrais faire cela, ou que je le voudrais ? Certes non ! Primo, parce que je n’en ai pas le courage et que je ne l’oserais pas ; et secundo, parce que je suis un homme d’une telle perspicacité que je vous enverrais au diable d’abord.
– Voilà donc où vous voulez en venir ? m’écriai-je. Ah ! mon ami Alan, vous pouvez bien entortiller de vieilles femmes, mais moi vous n’y réussirez pas.
Et au souvenir de ma tentation dans le bois, je me raidis dur comme fer.
– J’ai une mission à remplir, continuai-je. Je me suis engagé envers votre cousin Charles ; je lui ai donné ma parole.
– Belle mission qu’il vous sera impossible de remplir ! fit Alan. Vous allez être mal engagé une fois pour toutes avec ces messieurs de la dune. Et pourquoi cela ? ajouta-t-il avec un sérieux plein de menace. Dites-le-moi donc, mon petit homme ! Allez-vous être escamoté comme lady Grange ? Vont-ils vous planter un poignard dans le corps et vous enterrer dans un creux ? Ou bien au rebours vont-ils vous impliquer avec James ? Sont-ce des gens de confiance ? Irez-vous vous mettre la tête dans la gueule de Simon Fraser et autres whigs ? conclut-il avec une amertume extraordinaire.
– Alan, m’écriai-je, ce sont tous scélérats et perfides, j’en conviens avec vous. Raison de plus pour qu’il reste un homme d’honneur dans un tel pays de brigands ! J’ai donné ma parole, et je la tiendrai. J’ai dit depuis longtemps à votre cousine que je ne reculerais devant rien. Vous le rappelez-vous ? – c’était la nuit où Colin le Roux fut tué. Je ne reculerai donc pas. Je reste ici. Prestongrange m’a promis la vie ; s’il doit être parjure, c’est ici que je mourrai.
– Va bien, va bien, fit Alan.
Cependant, nous n’avions plus en aucune façon ni vu ni entendu nos poursuivants. À la vérité, nous les avions pris au dépourvu : toute la bande (comme je devais l’apprendre par la suite) n’était pas encore entrée en scène ; ceux qui étaient déjà là se trouvaient dispersés dans les creux du côté de Gillane. Ce fut toute une affaire de les héler et de les rassembler, tandis que le canot faisait force de rames. Ces individus en outre n’étaient que des couards : un vil ramassis de Highlanders voleurs de bestiaux, appartenant à des clans divers, sans un gentilhomme avec eux pour leur servir de chef. Plus ils nous considéraient, Alan et moi, sur la plage, moins (je suis porté à le croire) notre mine leur revenait.
Quel que fût celui qui avait trahi Alan ce n’était pas le capitaine : celui-ci était en personne dans la yole, tenant la barre et activant ses rameurs, comme un homme qui y va de tout cœur. Déjà il était proche, et le canot volait – déjà la figure d’Alan tournait au cramoisi grâce à l’émotion de la délivrance, lorsque nos amis des dunes, soit par dépit de voir leur proie leur échapper, soit dans l’espoir d’effrayer Andie, poussèrent soudain une clameur aiguë faite de voix nombreuses.
Ce bruit, s’élevant d’une côte en apparence tout à fait déserte, était en vérité fort intimidant, et les hommes du canot cessèrent à l’instant de ramer.
– Qu’est-ce que c’est que ça ? héla le capitaine, qui était arrivé à portée de la voix.
– Des amis à moi, répondit Alan. Et il s’avança aussitôt à gué dans l’eau peu profonde qui le séparait du canot. – Davie, me dit-il, en faisant halte, Davie, ne venez-vous pas ? Je suis navré de vous laisser.
– Je ne bouge pas d’un cheveu, répondis-je.
Il resta en place une fraction de seconde, jusqu’aux genoux dans l’eau salée, indécis.
– Qui veut sa perte aille à sa perte, prononça-t-il ; et, barbotant jusqu’au-dessus de la ceinture, il fut hissé à bord de la yole, laquelle vira de bord aussitôt vers le bâtiment.
J’étais resté sur place, les mains derrière le dos. Alan s’assit la tête tournée vers moi sans me quitter des yeux ; et le canot s’éloigna tranquillement. Tout d’un coup je me sentis prêt à verser des larmes, et je me vis le plus solitaire et abandonné garçon de toute l’Écosse. Sur quoi je tournai le dos à la mer et fis face aux dunes. Il n’y avait personne à voir ni à entendre ; le soleil brillait sur le sable humide et sur le sec, le vent sifflait sur la dune, les mouettes poussaient des cris sinistres. Je remontai la plage, où les puces de sable sautillaient gauchement sur les varechs épars. Nulle autre trace de mouvement ou de bruit dans ce misérable endroit. Et pourtant je savais qu’il y avait là des hommes, en train de m’observer, dans un but inconnu. Ce n’étaient pas des soldats, car ils se seraient jetés sur nous et nous auraient pris depuis longtemps déjà ; c’étaient sans doute de vulgaires scélérats soudoyés pour ma perte, afin de me séquestrer, ou bien de me massacrer tout net. D’après la situation des intéressés, la première hypothèse était la plus vraisemblable, mais d’après ce que je savais de leur caractère et de leur ardeur en cette affaire, je croyais la deuxième fort plausible, et mon sang se glaçait dans mes veines.
J’eus l’idée folle de dégager mon épée du fourreau ; car j’avais beau être hors d’état de me battre comme un gentilhomme fer contre fer, je me croyais apte à porter quelques coups dans une lutte hasardeuse. Mais je perçus à temps la folie de la résistance. C’était là sans doute le moyen commun dont étaient convenus Prestongrange et Fraser. Le premier, j’en étais bien sûr, avait fait quelque chose pour m’assurer la vie ; quant au deuxième, il y avait des chances pour qu’il eût glissé un avis contraire dans l’oreille de Neil et de ses compagnons ; et si je mettais flamberge au vent je faisais peut-être le jeu de mon pire ennemi, et j’assurais moi-même ma perte.
Ces réflexions me conduisirent au haut de la plage. Je jetai un coup d’œil en arrière : le canot était à proximité du brick, et Alan déployait son mouchoir en signe d’adieu. Je lui répondis en agitant la main. Mais Alan lui-même s’était réduit pour moi à une faible importance, en regard du sort qui m’était réservé. J’enfonçai fortement mon chapeau sur ma tête, serrai les mâchoires, et gravis droit devant moi le talus de sable ondulé. L’escalade fut pénible, car la pente était abrupte, et le sable fuyait sous les pieds comme une onde. Mais j’arrivai finalement au sommet, et, m’agrippant aux longues herbes flexibles, je m’y hissai et y pris pied solidement. À la même minute, six ou sept gueux en haillons, tous le poignard à la main, s’élancèrent et m’encadrèrent de toutes parts. J’avoue ingénument que je fermai les yeux en attendant la mort. Quand je les rouvris, les bandits s’étaient rapprochés un tout petit peu sans mot dire ni se presser. Tous les yeux convergeaient sur les miens, et je fus singulièrement frappé de leur éclat, et de la crainte qu’ils exprimaient à mon approche. Je leur tendis mes mains vides : sur quoi l’un des hommes me demanda, avec un fort accent du Highland, si je me rendais.
– Tout en protestant, répondis-je, si vous savez ce que cela signifie, et j’en doute.
À ces mots, ils se jetèrent sur moi tous ensemble comme un vol d’oiseaux sur une charogne, me saisirent, m’enlevèrent mon épée, avec tout l’argent de mes poches, me lièrent bras et jambes d’un solide filin, et m’étendirent sur l’herbe de la dune. Puis ils s’assirent en demi-cercle autour de leur prisonnier et le contemplèrent en silence comme un animal féroce, voire un lion ou un tigre prêt à bondir. Mais cette curiosité se relâcha bientôt. Ils se rassemblèrent en un groupe, se mirent à parler en gaélique, et très cyniquement se partagèrent mes dépouilles sous mes yeux. J’avais cependant comme distraction de pouvoir suivre de ma place les progrès de l’évasion de mon ami. Le canot accosta le brick, puis fut hissé à bord, les voiles s’enflèrent, et le bâtiment disparut vers le large derrière les îles et la pointe de North Berwick.
Dans l’espace de deux heures environ, la foule des Highlanders loqueteux, où Neil se joignit des premiers, ne cessa de s’accroître, si bien qu’ils étaient à la fin près d’une vingtaine. Chaque nouvel arrivant était accueilli par une abondance de paroles qui donnaient l’impression de reproches et d’excuses ; mais je remarquai une chose, c’est qu’aucun de ceux qui étaient venus en retard ne reçut rien de mes dépouilles. La dernière discussion fut si vive et acerbe que je les crus prêts à en venir aux mains. Après quoi la compagnie se sépara, le plus gros de la bande s’en retourna vers l’est, et trois hommes seulement, Neil et deux autres, restèrent à veiller sur le captif.
– Je pourrais vous nommer quelqu’un qui sera peu satisfait de votre besogne, Neil Duncanson, dis-je, quand le reste de la troupe se fut éloigné.
Il me répondit pour m’assurer que je serais traité avec douceur, car il savait « que je connaissais la dame ».
Notre conversation se borna là, et nul autre humain ne se montra sur cette partie de la côte avant l’heure où le soleil eût disparu derrière les montagnes du Highland, lorsque le crépuscule était déjà sombre. À ce moment j’aperçus un homme du Lothian, grand, maigre et osseux, au teint basané, qui s’avançait vers nous parmi les dunes, monté sur un cheval de labour.
– Garçons, cria-t-il, avez-vous vu un papier comme celui-ci ?
Et il en éleva un dans sa main. Neil en tira un autre, que le nouveau venu examina à travers ses besicles de corne ; puis, déclarant que tout allait bien et que nous étions ceux qu’il cherchait, ce dernier mit pied à terre. Je fus alors installé à sa place, mes pieds liés sous le ventre du cheval, et nous nous mîmes en route, guidés par le Lowlander. Son chemin était assurément très bien choisi, car nous ne rencontrâmes sur tout le trajet qu’un seul couple – un couple d’amoureux – et ceux-ci, nous prenant sans doute pour des contrebandiers, s’enfuirent à notre approche. À un moment nous contournâmes dans le sud le pied du Berwick Law ; à un autre, comme nous franchissions une hauteur découverte, j’aperçus les lumières d’un hameau et le vieux clocher d’une église parmi des arbres peu éloignés, mais quand même trop pour appeler au secours, si j’en avais eu l’intention. À la fin le bruit de la mer se fit entendre. Le clair de lune, quoique assez faible, me permit de distinguer les trois grosses tours et les murs démantelés de Tantallon, cette vieille forteresse principale des Douglas Rouges. Le cheval fut attaché à brouter au fond du fossé, et l’on me transporta à l’intérieur, dans la cour d’abord, puis dans une salle de pierre toute délabrée. Là, comme la nuit était fraîche, mes porteurs allumèrent un grand feu au centre du dallage. On me délia les mains, on me plaça contre le mur du fond, et, le Lowlander ayant sorti des vivres, je reçus un morceau de pain d’orge et un gobelet d’eau-de-vie de France. Après quoi, je restai seul une fois de plus avec mes trois Highlanders. Ils s’installèrent tout près du feu à boire et à causer ; le vent soufflait par les brèches, refoulant flammes et fumée, et hurlait dans les tours. Mais à la fin, comme je ne craignais plus pour ma vie, et que j’étais épuisé de corps et d’esprit par les fatigues de la journée, je me tournai sur le flanc et m’endormis, au bruit de la mer qui battait le pied de la falaise.
Il me fut impossible de deviner l’heure à mon réveil, mais la lune était au bas du ciel et le feu tombé. Mes pieds furent alors détachés, et je fus emporté parmi les ruines et descendu au long de la falaise par un sentier vertigineux jusqu’à un creux du rocher où s’abritait une barque de pêcheur. Je fus passé à bord, et sous un beau clair d’étoiles, nous nous éloignâmes du rivage.