La lumière du jour nous montra mieux dans quel isolement se trouvait l’auberge. Bien qu’elle fût hors de vue de la mer, elle en était évidemment toute proche, et des monticules de sable pelés l’environnaient de toutes parts. On n’en voyait dépasser que les deux ailes d’un moulin, semblables aux oreilles d’un âne qui eût été lui-même entièrement caché. Au début, il faisait calme plat, mais le vent ne tarda point à se lever, et nous eûmes l’étrange spectacle de ces grandes ailes qui tournaient en se poursuivant l’une l’autre par-derrière la butte. Aucune route ne passait par là, mais un certain nombre de traces de pas venant de toutes les directions de la dune convergeaient vers la porte de M. Bazin. Comme celui-ci se livrait à un tas de trafics plus ou moins illicites, la situation de son auberge faisait son meilleur gagne-pain. Les contrebandiers la fréquentaient, les agents politiques et les bannis qui passaient l’eau y venaient attendre leur départ ; et il y avait pis encore, peut-être, car on aurait pu massacrer toute une famille dans cette maison sans que personne s’en doutât.
Je dormis peu et mal. Longtemps avant le jour je me levai d’auprès de mon compagnon de lit, pour aller me chauffer à l’âtre et marcher de long en large devant la porte. L’aube parut dans un ciel très couvert ; mais peu après il se leva un vent d’ouest qui balaya les nuages, dégagea le soleil et fit tourner le moulin. Il y avait dans l’azur comme un air de printemps, à moins que ce ne fût dans mon cœur ; et l’apparition successive des grandes ailes par-dessus la dune me divertit beaucoup. À certains moments je percevais le grincement du mécanisme ; et vers huit heures et demie Catriona se mit à chanter dans la maison. À ces accents j’aurais volontiers lancé mon chapeau en l’air, et ce lieu morne et solitaire me fit l’effet d’un paradis.
Néanmoins, comme le jour s’avançait et qu’il ne passait personne, je sentis un malaise inexprimable m’envahir. Il me semblait qu’un malheur me menaçait ; les ailes du moulin, surgissant et disparaissant tour à tour derrière la dune, semblaient m’espionner ; et toute imagination à part, c’étaient là un voisinage et une maison bien singuliers pour y faire habiter une jeune fille.
Au déjeuner, que nous prîmes tard, je ne doutai plus que James More ne fût en proie à la crainte ou à l’indécision, tout comme Alan, qui le surveillait de près ; et toute cette apparence de duplicité d’une part, et de vigilance de l’autre, me mit sur des charbons ardents. Le repas à peine terminé, James sembla prendre une décision : il nous déclara poliment qu’il avait en ville un rendez-vous urgent (avec le gentilhomme français, me dit-il) et il nous pria de l’excuser jusqu’à midi. Cependant, il entraîna sa fille vers l’autre extrémité de la salle, pour lui dire avec vivacité quelques mots qu’elle écouta sans aucun entrain.
– Ce James me revient de moins en moins, me dit Alan. Il y a quelque chose qui ne va pas droit avec lui, et je ne m’étonnerais pas qu’Alan Breck le tienne à l’œil aujourd’hui. J’aimerais bien voir ce gentilhomme français là-bas, David. De votre côté vous avez un emploi tout trouvé, c’est de demander à la demoiselle des nouvelles de votre affaire. Vous n’avez qu’à lui parler carrément – dites-lui d’abord que vous n’êtes qu’un âne ; et ensuite, si j’étais vous, et si vous êtes capable de le faire avec naturel, je lui laisserais entendre qu’un danger me menace : les femmes adorent cela.
– Je ne sais pas mentir, Alan ; je ne sais pas le faire avec naturel, répliquai-je, le contrefaisant.
– Tant pis pour vous ! reprit-il. Alors vous pourrez lui dire que je vous l’ai conseillé, cela la fera rire, ce qui reviendra presque au même. Mais voyez-les donc tous les deux ! Si je n’étais aussi sûr de la fille, et si elle n’était pas aussi camarade avec Alan, je croirais qu’il se trame là-bas quelque guet-apens.
– Elle est donc camarade avec vous, Alan ?
– Elle m’aime énormément. C’est que je ne suis pas comme vous, moi : je sais parler. Je le répète : elle m’estime énormément. Et ma foi, je l’estime beaucoup, moi aussi ; et avec votre permission, Shaws, je vais m’en aller un peu là-bas dans les dunes, afin de voir de quel côté s’en va James.
L’un après l’autre ils s’en allèrent : James à Dunkerque, Alan sur ses traces, Catriona en haut à sa chambre, et je restai seul à table. Je comprenais très bien pourquoi la jeune fille évitait de se trouver seule avec moi ; mais cela ne faisait pas mon compte, et je résolus de l’amener à un entretien avant le retour des autres. Tout bien examiné, je crus bon d’attendre Alan. Si je me trouvais hors de vue parmi les dunes, la belle matinée l’attirerait au-dehors, et quand je la tiendrais à ciel ouvert, j’en viendrais à mes fins.
Aussitôt dit, aussitôt fait. Je venais à peine de me dissimuler derrière un monticule, lorsqu’elle apparut sur le seuil de l’auberge, inspecta les alentours ; et, ne voyant personne, s’en alla par un sentier qui menait directement vers la mer. Je la suivis. Je n’étais pas pressé de lui révéler ma présence : plus loin elle irait, plus j’aurais de temps pour m’expliquer avec elle ; et comme le chemin était de sable, il m’était facile de la suivre sans qu’elle m’entendît. Le sentier s’éleva et arriva enfin au sommet d’une haute dune. De là, je découvris pour la première fois la solitude désolée qui entourait l’auberge ; on n’y voyait personne, et l’unique demeure humaine était celle de Bazin, plus le moulin. Mais un peu plus loin, la mer s’étalait, avec deux ou trois navires, nets comme une estampe. L’un de ces derniers était extrêmement proche du rivage pour un si grand bâtiment, et j’éprouvai une nouvelle surprise désagréable en reconnaissant la silhouette du Seahorse. Qu’est-ce qu’un navire anglais pouvait donc venir faire si proche de France ? Pourquoi Alan avait-il été attiré dans son voisinage, et cela en un lieu si éloigné de tout espoir de secours ? Était-ce par hasard, ou par un fait exprès, que la fille de James More se rendait présentement au rivage ?
J’arrivai bientôt derrière elle sur la crête dominant la plage. Celle-ci s’allongeait, solitaire ; au milieu de son étendue, on voyait accosté le canot d’un vaisseau de guerre, et l’officier de service arpentait le sable comme s’il attendait quelqu’un. Je m’assis à un endroit où les longues herbes me cachaient en partie, et je regardai ce qui allait se passer. Catriona marcha droit au canot ; l’officier l’accueillit avec politesse ; tous deux échangèrent quelques mots ; je vis Catriona recevoir une lettre, puis s’en retourner. Au même moment, comme si elle n’avait plus rien à faire sur le continent, l’embarcation démarra et se dirigea vers le Seahorse. L’officier toutefois resta à terre et disparut entre les dunes.
Ce trafic ne m’agréait guère ; et plus j’y réfléchissais, moins il me plaisait. Était-ce Alan que cherchait l’officier ? ou bien Catriona ? Elle s’en venait la tête basse, sans lever les yeux du sable, et m’offrait un tableau si gracieux que je ne pouvais douter de son innocence. Puis, levant la tête, elle me reconnut, sembla hésiter, et se remit en marche, mais d’un pas plus lent, et en changeant de visage. À cette vue tout ce que j’avais sur le cœur – crainte, soupçons, et le souci de sauver mon ami – disparut d’un seul coup, et je me relevai pour l’attendre, ivre d’espérance.
Quand elle fut auprès de moi, je lui adressai un « bonjour », qu’elle me rendit avec une certaine gêne.
– Me pardonnerez-vous de vous avoir suivie ? lui demandai-je.
– Je sais que vous ne me voulez jamais que du bien, répondit-elle. Puis, avec un léger éclat : Mais pourquoi donc envoyer de l’argent à cet homme ? Il ne faut pas.
– Ce n’est pas du tout pour lui que je l’envoie, répliquai-je, mais pour vous, comme vous le savez fort bien.
– Vous n’avez pas plus le droit d’en envoyer à l’un qu’à l’autre, fit-elle. David, ce n’est pas bien.
– Je sais que c’est très mal, repris-je, et je prie Dieu qu’il aide ce sot garçon à mieux faire si possible. Catriona, la vie que vous menez n’est pas digne de vous, et je vous demande pardon de le dire, mais votre père n’est pas digne de prendre soin de vous.
– Surtout, pas un mot de lui ! s’écria-t-elle.
– J’en ai assez dit, ce n’est pas lui qui me préoccupe. Oh, soyez-en sûre ! Je ne pense qu’à une chose. Voici longtemps que je suis resté seul à Leyde ; et en me rendant à mes cours je ne pensais qu’à cela. Puis Alan est arrivé, et m’a mené chez les soldats, à leurs banquets ; là encore j’avais la même pensée. Et il en était déjà de même quand je me trouvais auprès d’Elle… Catriona, voyez-vous ce foulard à mon cou ? Vous en avez coupé un angle que vous avez ensuite rejeté loin de vous. Ce sont vos couleurs, à présent ; et je les porte sur mon cœur. Ô chère, je ne saurais jamais me passer de vous. Tâchez donc de m’imiter.
Je me plaçai devant elle, afin de l’empêcher d’aller plus loin.
– Tâchez de faire comme moi, répétai-je ; tâchez de me supporter un peu.
Elle n’avait encore rien dit, et une crainte mortelle m’envahit peu à peu.
– Catriona, m’écriai-je, en la regardant de toutes mes forces, me trompai-je de nouveau ? Suis-je définitivement condamné ?
Elle leva la tête vers moi, haletante.
– Vous voulez donc de moi pour de bon, David ? fit-elle, d’une voix presque imperceptible.
– Oui, pour de bon, répliquai-je. Oh, je suis sûr que vous n’en doutez pas.
– Il ne me reste plus rien à donner ni à garder, fit-elle. J’étais toute à vous dès le premier jour, si seulement vous aviez voulu accepter le don de moi-même.
Nous étions alors sur le sommet d’une dune, en plein vent et bien en vue du navire anglais ; pourtant je m’agenouillai devant elle sur le sable, embrassai ses genoux, et éclatai en brusques sanglots. J’étais absolument hors de moi et incapable de toute pensée. Je ne savais, plus où j’étais, j’oubliais la cause de mon bonheur, je savais seulement qu’elle se penchait vers moi, me caressant le visage et la poitrine. Ce fut dans ces sentiments que je l’entendis prononcer :
– Davie, ô Davie, est-ce donc là ce que vous pensez de moi ? Est-ce ainsi que vous m’aimez ? Ô Davie, Davie !
Elle se mit également à pleurer, et nos larmes se confondirent dans un bonheur absolu.
Ce ne fut guère avant dix heures du matin que je me rendis compte enfin de la félicité qui m’était échue ; assis tout contre elle, ses mains dans les miennes, je la regardais dans les yeux, et je riais de joie comme un enfant, et je lui donnais des petits noms d’amour. Jamais nul endroit ne m’avait paru aussi beau que ces dunes de Dunkerque ; et les ailes du moulin, tournant par-dessus le monticule, faisaient en moi comme une musique.
Je ne sais combien de temps encore nous aurions persisté dans notre oubli de tout ce qui n’était pas nous, si je n’avais par hasard fait une allusion à son père. Cela nous rendit à la réalité.
– Ma petite amie – je ne cessais de l’appeler ainsi, me délectant à évoquer le passé, et la regardant de plus près par intervalles – ma petite amie, vous voici maintenant toute mienne ; mienne pour toujours, ma petite amie, et cet homme n’existe plus pour vous.
Elle pâlit soudain, et retira sa main des miennes.
– David, emmenez-moi loin de lui ! s’écria-t-elle. Il se prépare quelque chose de mauvais : il ne me dit pas la vérité. Il va se passer quelque chose de mauvais ; j’en ai l’intime pressentiment. Et d’abord que peut-il bien avoir à faire avec ce vaisseau royal ? Que peut signifier ce pli ? – Et elle me tendit la lettre. – Je crains bien qu’il n’en résulte du mal pour Alan. Ouvrez-le, David, ouvrez et lisez.
Je le pris, le regardai, et hochai la tête.
– Non, fis-je, cela me répugne, je ne saurais ouvrir la lettre d’un autre.
– Pas même pour sauver un ami ?
– Je ne sais pas. Je ne pense pas. Si seulement j’en étais sûr !
– Mais vous n’avez qu’à rompre le sceau !
– Je le sais, mais cela me répugne.
– Donnez, je l’ouvrirai, moi.
– Ni vous non plus. Vous moins que personne. Elle concerne votre père et son honneur, ma chérie, que nous suspectons l’un et l’autre. Nul doute que cet endroit n’ait un air inquiétant, avec ce vaisseau anglais là-bas et ce mot adressé à votre père, et cet officier qui est resté à terre. L’officier est-il seul, d’ailleurs ? N’y en a-t-il pas d’autres avec lui ? Qui sait si on ne nous épie pas en cette minute même ? Certes oui, il faudrait que quelqu’un ouvrît la lettre, mais ni vous ni moi n’en avons le droit.
J’en étais là, et je me sentais envahi par la crainte d’une embuscade, lorsque j’aperçus Alan, qui revenait d’avoir suivi James, et s’avançait tout seul parmi les dunes. Son uniforme de soldat, qu’il portait comme toujours, lui donnait fort belle prestance, mais je ne pus m’empêcher de frémir en songeant que cet habit ne lui servirait guère, s’il venait à être pris, jeté dans une embarcation, et porté à bord du Seahorse, comme déserteur, rebelle, et de plus condamné pour assassinat.
– Le voilà, dis-je, le voilà celui qui plus que tous a le droit de l’ouvrir ; ou bien ce sera vous, s’il le juge convenable.
Là-dessus je l’appelai par son nom, et nous nous dressâmes pour qu’il nous vît mieux.
– Mais dans ce cas – dans le cas d’une nouvelle honte – la supporterez-vous ? me demanda-t-elle, en me considérant d’un œil inquiet.
– On m’a déjà posé une question de ce genre, lorsque je venais de vous rencontrer pour la première fois, répliquai-je. Et quelle fut ma réponse ? Que si je vous aimais comme je le croyais – et combien je vous aime encore davantage ! – je vous épouserais au pied de l’échafaud.
Son visage s’empourpra, et elle se rapprocha de moi pour me prendre la main et me serrer sur son cœur. Ce fut dans cette posture que nous attendîmes Alan.
Il s’approcha de nous avec un singulier sourire.
– Qu’est-ce que je vous avais dit, David ? fit-il.
– Il y a temps pour tout, Alan, répliquai-je, et c’est l’heure d’être sérieux. Quel est le résultat de votre course ? Vous pouvez tout dire devant notre amie.
Il me répondit :
– J’ai fait une course inutile.
– Nous avons donc été plus heureux que vous, repris-je, et voici du moins un cas important dont je vous fais juge. Voyez-vous ce navire ? – Et je le lui désignai. – C’est le Seahorse, capitaine Palliser.
– Je l’ai bien reconnu, fit Alan. Il m’a donné assez de tintouin quand il était stationné dans le Forth. Mais qu’est-ce qui lui a pris de venir si près de terre ?
– Je vous dirai d’abord ce qu’il est venu faire. Il est venu pour apporter cette lettre à James More. Quand au motif qu’il a de rester après l’avoir livrée, et pourquoi un de ses officiers se cache dans les dunes, et s’il est ou non vraisemblable que cet officier soit seul – c’est à vous que je le demande !
– Une lettre à James More ? fit-il.
– Exactement.
– Eh bien, moi je vous dirai autre chose. La nuit dernière, pendant que vous dormiez sur vos deux oreilles, j’ai entendu notre homme converser en français avec quelqu’un, et puis la porte de l’auberge s’est ouverte et refermée.
– Mais, Alan ! m’écriai-je, vous avez dormi toute la nuit, je suis prêt à en jurer.
– À votre place je ne me fierais pas trop au sommeil d’Alan. Mais ceci a mauvais air. Voyons la lettre.
Je la lui tendis.
– Catriona, fit-il, vous m’excuserez, chère amie ; mais il ne s’agit de rien moins que de mes jolis os, et je vais être forcé de la décacheter.
– C’est tout ce que je demande, fit Catriona.
Il l’ouvrit, la parcourut, et brandit le poing au ciel.
– Le puant blaireau ! fit-il. Et il fourra le papier dans sa poche. Allons, rassemblons nos effets. C’est la mort qui m’attend ici. Et il se mit en marche vers l’auberge.
Ce fut Catriona qui parla la première.
– Il vous a vendu ? interrogea-t-elle.
– Oui, vendu, ma chère, fit Alan. Mais grâce à vous et à Dieu, je lui échapperai. Vite, que je retrouve mon cheval !
– Il faut que Catriona nous accompagne, repris-je. Elle n’a plus rien à faire avec cet homme. Elle va se marier avec moi.
À ces mots elle pressa ma main sur son cœur.
– Oh, oh ! vous en êtes là ? fit Alan, avec un regard en arrière. C’est la meilleure besogne que vous ayez encore accomplie tous les deux. Et je dois dire, ma foi, que vous faites un couple bien assorti.
Le chemin que nous suivîmes nous fit passer tout près du moulin, et j’aperçus caché derrière un homme en pantalon de matelot, qui surveillait les alentours. Mais, bien entendu, nous le prîmes à revers.
– Voyez, Alan ! fis-je.
– Chut ! fit-il. Cela me regarde.
L’homme était sans doute un peu étourdi par le tic-tac du moulin, et il ne s’aperçut de notre présence que quand nous fûmes tout auprès de lui. Alors il se retourna. C’était un gros garçon au teint d’acajou.
– Je crois, monsieur, fit Alan, que vous parlez anglais.
– Non, monsieur, fit-il en français, avec un accent abominable.
– Non, monsieur, s’écria Alan, le contrefaisant. C’est ainsi qu’on vous apprend le français sur le Seahorse ? Eh bien, attrape, espèce de gros malotru, ton postérieur connaîtra ma botte écossaise.
Et sans lui laisser le temps de s’échapper, il bondit sur lui, et lui décocha un coup de pied qui l’étendit à plat. Puis, avec un sourire féroce, il le regarda se relever, et décamper à travers les dunes.
– Allons, il est grand temps que je quitte ces lieux déserts, fit Alan. Et il se remit en chemin, courant de toute sa vitesse, et toujours suivi de nous deux, vers la porte de derrière de l’auberge.
Juste comme nous entrions par cette porte, nous nous trouvâmes face à face avec James More qui entrait par l’autre.
– Vite ! dis-je à Catriona, vite ! montez faire vos paquets ; ce n’est pas votre place ici.
Cependant James et Alan s’étaient rejoints au milieu de la salle. Elle passa auprès d’eux pour gagner l’escalier, et après avoir gravi quelques marches, elle se retourna, mais sans s’arrêter, pour les regarder encore. Et certes ils valaient la peine d’être vus. Dans cette rencontre Alan avait pris son maintien le plus gracieux et le plus poli, mais son air était en même temps fort belliqueux, si bien que James More flaira la menace cachée, comme on sent le feu dans une maison, et il se tint prêt à toute occurrence.
Le temps pressait. Dans la situation d’Alan, avec autour de lui cette solitude peuplée d’ennemis, César lui-même eût tremblé. Mais loin de s’en émouvoir, ce fut selon ses habitudes de raillerie familière qu’Alan ouvrit l’entretien.
– Bonjour, monsieur Drummond, fit-il. Quelle affaire vient donc de vous occuper là-bas ?
– C’est une affaire privée, et qui serait trop longue à vous conter, répliqua James More. Nous pouvons attendre pour cela d’avoir soupé.
– Je n’en suis pas aussi sûr que vous, reprit Alan. J’ai dans l’idée que c’est l’instant ou jamais d’en parler. Sachez que M. Balfour et moi nous avons reçu un mot qui nous force à partir.
Je lus de la surprise dans les yeux de James, mais il se contint.
– Pour vous en empêcher, je n’ai qu’un mot à vous dire, et ce mot a trait à mon affaire.
– Eh bien, dites. Et ne vous occupez pas de Davie.
– C’est une affaire qui peut nous enrichir tous les deux.
– En vérité ?
– Oui, monsieur. Il s’agit tout bonnement du trésor de Cluny.
– Ah bah ! vous savez quelque chose ?
– Je connais l’endroit, monsieur Stewart, et je puis vous y mener.
– C’est le bouquet ! Allons, j’ai bien fait de venir à Dunkerque. Ainsi donc, c’était là votre affaire ? Et nous partageons par moitié, je suppose ?
– C’est bien cela, monsieur.
– Bon, bon, fit Alan. Puis, sur le même ton d’un intérêt naïf : Cela n’a rien à voir avec le Seahorse, alors ?
– Avec quoi ? s’écria James.
– Ou avec le matelot dont je viens de botter les fesses là derrière le moulin ? poursuivit Alan. Taisez-vous donc ! assez de mensonges. J’ai dans ma poche la lettre de Palliser. Vous êtes brûlé après cela, James More. Jamais plus vous n’oserez vous montrer devant des gens propres.
James en fut désarçonné. Livide, il resta muet une seconde, puis se redressa bouillant de colère.
– Est-ce à moi que vous parlez, bâtard ? beugla-t-il.
– Ignoble porc ! s’écria Alan. Il lui décocha en pleine figure un retentissant soufflet, et en un clin d’œil leurs épées s’entrechoquèrent.
Au premier heurt de l’acier, j’eus un mouvement de recul instinctif. Me souvenant que c’était le père de la jeune fille, et en quelque sorte le mien, je dégainai et m’élançai pour les séparer.
– Arrière, David ! Êtes-vous fou ? Arrière, de par le diable ! hurla Alan. Vous ne voulez pas ? Eh bien que votre sang retombe sur votre tête !
Par deux fois je rabattis leurs épées. Rejeté contre la muraille, je m’interposai de nouveau entre eux. Sans s’occuper de moi, ils se chargeaient en furieux. Je n’ai jamais compris comment j’ai pu éviter d’être écharpé ou de blesser l’un de ces deux Rodomonts. La scène se déroulait autour de moi comme un rêve. Tout à coup un grand cri jaillit de l’escalier, et Catriona s’élança devant son père. Au même instant la pointe de mon épée rencontra quelque chose qui céda. Je la ramenai rougie. Je vis couler du sang sur le foulard de la jeune fille, et je restai anéanti.
– Allez-vous le tuer sous mes yeux ? Je suis sa fille après tout ! s’écria-t-elle.
– Non, ma chère, j’en ai fini avec lui, dit Alan. Et il alla s’asseoir sur une table, les bras croisés et l’épée nue au poing.
Un instant elle demeura devant son père, haletante, les yeux exorbités ; puis se retournant soudain, elle lui cria :
– Partez ! emmenez votre honte loin de ma vue ! Laissez-moi avec les gens propres. Je suis une fille d’Alpin ! Honte des fils d’Alpin, partez !
Elle prononça ces mots avec une passion telle que j’en oubliai l’horreur de mon épée ensanglantée. Tous deux restaient face à face, elle avec son foulard taché de rouge, lui pâle comme un linge. Je le connaissais suffisamment pour savoir qu’il était atteint au plus sensible de son être ; mais il réussit à prendre un air de bravade.
– Allons, fit-il, rengainant son épée, mais sans quitter des yeux Alan, puisque cette rixe est terminée, je n’ai plus qu’à prendre ma valise…
– Aucune valise ne sortira d’ici qu’avec moi, fit Alan.
– Monsieur ! s’écria James.
– James More, reprit Alan, cette demoiselle votre fille doit épouser mon ami David, c’est pourquoi je vous laisse emporter votre sale carcasse. Mais ne me le faites pas dire deux fois, et retirez cette carcasse de mon chemin avant qu’il ne soit trop tard. Méfiez-vous, ma patience a des bornes !
– Le diable vous emporte, monsieur ! j’ai mon argent là-haut.
– Je le regrette comme vous, monsieur, fit Alan, de son air drolatique, mais à présent, voyez-vous, il m’appartient. Et reprenant son sérieux, il ajouta : James More, je vous conseille de quitter cette maison.
James parut hésiter un instant, mais il ne tenait plus, sans doute, à expérimenter les talents d’escrimeur d’Alan, car soudain il nous tira son chapeau, et avec une figure de damné, nous dit adieu à tour de rôle. Après quoi il disparut.
Je cessai d’être sous l’emprise du charme.
– Catriona, m’écriai-je, c’est moi… avec mon épée. Oh ! êtes-vous fort blessée ?
– Je sais que c’est vous, David, et je vous aime pour le mal que vous m’avez fait en défendant mon méchant homme de père. Voyez (et elle me montra une égratignure saignante), voyez, vous m’avez sacrée homme. Je porterai désormais une blessure, tel un vieux soldat.
Transporté de joie à la voir si peu blessée, je l’embrassai pour sa bravoure et baisai sa blessure.
– Est-ce que je ne serai pas aussi de l’embrassade, moi ? Je n’en ai jamais refusé une, fit Alan. Et nous prenant chacun par une épaule, Catriona et moi, il poursuivit : Ma chère, vous êtes une vraie fille d’Alpin. Lui, de toute façon, s’est montré admirable, et il a le droit d’être fier de vous. Si jamais je devais me marier, c’est une personne comme vous que je chercherais pour être la mère de mes fils. Et je porte un nom royal et je dis la vérité.
Il prononça ces mots avec un élan chaleureux qui fut un baume pour la jeune fille, et par conséquent pour moi. Nous en oubliâmes presque toutes les hontes de James More. Mais au bout d’un instant il redevint lui-même.
– Et maintenant, avec votre permission, mes amis, fit-il, tout cela est très joli, mais Alan Breck est un peu plus près du gibet qu’il ne le désire, et parbleu, cet endroit est admirablement fait pour être quitté.
Ces mots nous rendirent de la sagesse. Alan courut à l’étage et en ramena une valise, nos valises d’arçon et celle de James More ; j’attrapai le paquet de Catriona qu’elle avait laissé tomber dans l’escalier ; et nous allions quitter cette maison peu sûre, quand Bazin nous barra la route avec des pleurs et des lamentations. Lorsqu’on avait tiré les épées il s’était réfugié sous une table ; mais à cette heure il était brave comme un lion. Il y avait sa note à régler, une chaise cassée à payer, Alan avait renversé la soupière, et James More avait décampé.
– Tenez, m’écriai-je, payez-vous. Et je lui jetai quelques louis d’or : ce n’était pas le moment de lésiner.
Il se précipita sur l’argent, et sans plus nous occuper de lui, nous nous élançâmes au-dehors. Sur trois côtés de la maison, des matelots se rabattaient hâtivement ; un peu plus près de nous James More agitait son chapeau afin de les presser encore ; et juste derrière lui, comme pour le singer, tournaient les bras du moulin.
Alan vit le tout d’un seul coup d’œil, et se mit à courir. La valise de James More le surchargeait outre mesure, mais il aurait préféré je crois perdre la vie plutôt que de lâcher ce butin : c’était sa revanche à lui ; et il courait si fort que j’avais peine à le suivre, délirant de joie à voir la jeune fille galoper légèrement à mes côtés.
Nos adversaires, en nous apercevant, jetèrent le masque, et les marins nous poursuivirent à grands cris. Nous avions une avance de quelque deux cents yards, et eux n’étaient en somme que de pesants mathurins. Ils étaient armés, je suppose, mais ils n’osaient faire usage de leurs pistolets en territoire français. Je m’aperçus vite que notre avantage, non seulement se maintenait, mais augmentait peu à peu, et je me rassurai sur notre sort. L’alerte néanmoins fut chaude, mais de courte durée. Nous étions encore assez éloignés de Dunkerque, lorsqu’en arrivant au haut d’une dune, nous découvrîmes de l’autre côté une compagnie de la garnison qui s’en allait à la manœuvre. Je m’associai de tout cœur à l’exclamation qui jaillit d’Alan. Il s’arrêta aussitôt de courir, et s’essuyant le front, prononça :
– Ah ! quelles braves gens, ces Français !