Au matin, j’avais fini par m’endormir d’un mauvais sommeil lorsque je fus réveillé par un coup frappé à ma porte. Je me hâtai d aller ouvrir mais je crus défaillir, accablé sous la violence de sentiments contradictoires, en voyant sur le seuil, vêtu d’un manteau de brigand et d’un démesuré chapeau à galons, James More.
Peut-être aurais-je dû éprouver un bonheur sans mélange puisque dans un sens cet homme surgissait comme une réponse à mes vœux. Je m’étais redit à satiété que je devais me séparer de Catriona et je m’étais creusé la tête pour trouver un moyen quelconque de nous séparer. Or, bien que ce moyen fût venu à moi sur ses deux jambes la joie restait le dernier de mes sentiments. Il faut considérer néanmoins que, tout en me délivrant du fardeau de l’avenir, son arrivée n’en faisait pas moins peser la plus noire menace sur le présent, si bien qu’au premier moment où je me trouvai devant lui en chemise et en culotte je faillis bondir en arrière frappé d’une balle.
– Enfin, dit-il, je vous trouve, monsieur Balfour.
Il me tendit sa large main blanche, que je pris avec hésitation, tout en gagnant mon poste dans le cadre de la porte, comme si je songeais à lui barrer le passage.
– Il est singulier, reprit-il, de voir à quel point nos intérêts s’enchevêtrent. Je vous dois mes excuses pour ma regrettable intrusion dans les vôtres, mais je m’y suis laissé entraîner par ma confiance envers ce faux visage de Prestongrange. J’ai honte de vous avouer que j’ai jamais pu me fier à un homme de loi (il haussa les épaules d’une manière bien française), mais l’apparence de cet homme est si trompeuse ! Et maintenant il paraît que vous vous êtes très noblement occupé de ma fille, dont on m’a envoyé vous demander l’adresse.
– Je crois, monsieur, lui dis-je, d’un air fort contraint, qu’il sera nécessaire que nous ayons tous les deux une explication.
– Il n’y a rien qui cloche ? demanda-t-il. Mon agent, M. Sprott…
– Pour l’amour de Dieu, modérez votre voix ! m’écriai-je. Elle ne doit pas nous entendre avant que nous ayons eu cette explication.
– Elle est donc ici ?
– Voilà la porte de sa chambre.
– Vous êtes ici seul avec elle ?
– Et qui voudriez-vous que je fasse loger avec nous ?
Je lui rendrai cette justice d’avouer qu’il pâlit.
– C’est fort incorrect, fit-il. C’est une circonstance des plus incorrectes. Vous avez raison : il faut que nous ayons une explication.
Disant ces mots, il passa devant moi, et je dois reconnaître que le vieux gredin prit à ce moment une extraordinaire dignité. D’où il était, il pouvait enfin voir dans ma chambre, et il la fouilla du regard. Un rayon de soleil matinal qui pénétrait par les carreaux de la fenêtre en faisait ressortir la nudité ; on n’y voyait rien d’autre que mon lit, mes malles, ma cuvette de toilette, avec quelques habits en désordre, et la cheminée sans feu ; ce logis misérable, à l’aspect froid et désolé, convenait aussi peu que possible pour abriter une jeune personne. En même temps, je me ressouvins des vêtements que je lui avais achetés ; et je reconnus que ce contraste de pauvreté et de prodigalité offrait mauvaise apparence.
Il chercha par toute la pièce un siège. N’en trouvant d’autre que mon lit, il prit place sur le bord de celui-ci ; et, après avoir fermé la porte, je ne pus éviter d’aller m’y asseoir à son côté, car ce singulier entretien, quelle que dût en être l’issue, devait autant que possible avoir lieu sans éveiller Catriona ; et il nous fallait pour cela rester l’un près de l’autre et parler bas. Mais nous faisions un couple vraiment grotesque : lui dans son grand surtout que le froid de ma chambre rendait tout à fait de circonstance ; moi grelottant en chemise et en culotte ; lui avec une physionomie de juge, et moi (sans parler de mon air) avec à peu près les sentiments d’un homme qui a ouï les trompettes du jugement dernier.
– Eh bien ? fit-il.
– Eh bien… commençai-je.
Mais je me trouvai hors d’état de poursuivre.
– Vous dites qu’elle est ici ? reprit-il, mais cette fois avec un rien d’impatience qui me stimula.
– Elle est dans la maison, répondis-je, et je n’ignorais pas que ce détail pourrait être qualifié d’incorrect. Mais vous devez considérer à quel point toute l’affaire a été dès le début incorrecte ! Voilà une jeune personne que l’on débarque sur les côtes d’Europe avec deux shillings et un penny et demi. Elle est adressée à ce M. Sprott d’Helvoet, que vous venez d’appeler votre agent. Tout ce que je puis dire, c’est qu’il ne sut que blasphémer et jurer au seul énoncé de votre nom, et je fus contraint de le soudoyer de ma poche pour qu’il acceptât de recevoir ses effets en dépôt. Vous parlez de circonstances incorrectes, monsieur Drummond. Disons plutôt, si vous le voulez bien, que c’était une barbarie de l’exposer à une telle avanie.
– Mais c’est ce que je ne comprends pas du tout, fit James. Ma fille avait été confiée aux soins de gens honorables, dont j’ai oublié le nom.
– Ils s’appelaient Gebbie, répliquai-je ; et il n’est pas douteux qu’à Helvoet M. Gebbie devait descendre à terre avec elle. Mais il ne l’a pas fait, monsieur Drummond ; et vous pouvez remercier Dieu que je me sois trouvé là pour le remplacer.
– Ce M. Gebbie aura de mes nouvelles avant longtemps. Quant à vous, vous auriez pu songer que vous étiez un peu jeune pour occuper un emploi de ce genre.
– Mais il n’y avait pas à choisir entre moi et quelqu’un d’autre : c’était entre moi et personne, m’écriai-je. Personne ne s’est offert à me remplacer, et je dois dire que vous me manifestez bien peu de gratitude pour ce que j’ai fait.
– J’attendrai pour cela de mieux connaître l’obligation que je vous ai.
– Soit, mais il me semble que vous n’avez qu’à ouvrir les yeux pour vous en rendre compte. Votre enfant était abandonnée, elle se trouvait jetée en pleine Europe avec tout au plus deux shillings, et sans connaître deux mots d’aucune des langues qu’on y parle : voilà, je dois le dire, un charmant procédé ! Je l’ai amenée ici. Je lui ai donné le nom et l’affection d’une sœur. Tout ceci n’a pas été sans m’occasionner des déboires, mais je les passe sous silence. C’étaient là des services dus à une jeune personne dont j’honore le caractère ; et je crois que ce serait aussi un charmant procédé si j’allais chanter ses louanges à son père !
– Vous êtes un jeune homme, commença-t-il.
– Vous me l’avez déjà dit, fis-je avec beaucoup de chaleur.
– Vous êtes un homme très jeune, répéta-t-il, ou sinon vous auriez compris la signification de votre démarche.
– Vous en parlez fort à votre aise, lui lançai-je. Hé ! que pouvais-je faire d’autre ? Il est vrai que j’aurais dû prendre à mon service une femme pauvre et honnête pour l’avoir en tiers avec nous, mais je vous affirme que j’y pense pour la première fois ! Mais où l’aurais-je trouvée, moi étranger à la ville. Et laissez-moi vous faire remarquer à mon tour, monsieur Drummond, que j’aurais dû pour cela débourser de l’argent. Car voici exactement où nous en sommes, j’ai été contraint de payer pour votre négligence ; et il n’y a rien d’autre à en dire, sinon que vous avez été assez peu aimant et assez négligent pour égarer votre fille.
– Quand on vit dans une maison de verre on ne jette pas de pierres au voisin, dit-il ; et quand nous aurons achevé d’examiner la conduite de miss Drummond, nous pourrons porter un jugement sur son père.
– Mais je refuse, moi, de prendre cette attitude, répliquai-je. L’honneur de miss Drummond est bien au-dessus de tout examen, comme son père devrait le savoir. Le mien aussi, et c’est moi qui vous l’affirme. Il ne nous reste que deux moyens d’en sortir. L’un est que vous m’exprimiez vos remerciements comme il sied entre gentilshommes, et que ce soit fini. L’autre (si vous êtes assez difficile pour ne vous point déclarer satisfait) c’est de me payer ce que j’ai dépensé et qu’il n’en soit plus question.
Il fit un geste de la main comme pour me calmer.
– Là, là, fit-il. Vous allez trop vite, monsieur Balfour. Il est heureux que j’aie appris à me montrer patient. Et vous oubliez, je crois, que je n’ai pas encore vu ma fille.
À ce discours et au changement que j’aperçus dans les allures de notre homme aussitôt que le mot d’argent eut été prononcé entre nous, je repris quelque confiance.
– Je croyais que ce serait plus convenable – si vous voulez bien excuser mon sans-gêne de m’habiller en votre présence – que je m’en aille d’abord et que vous la voyez seule.
– Je n’en attendais pas moins de vous, répliqua-t-il, avec une politesse marquée.
C’était un bon symptôme, et en me rappelant l’impudente mendicité de notre homme chez Prestongrange, je commençai à relever la tête. Résolu à poursuivre mon avantage, je lui dis :
– Si vous avez l’intention de séjourner quelque temps à Leyde, cette chambre est toute à votre disposition ; je n’aurai pas de peine à en trouver une autre pour moi, et ce sera le meilleur moyen de réduire le déménagement au minimum, puisque je serai seul à le faire.
– Ma foi, monsieur, répliqua-t-il en bombant la poitrine, je ne rougis point de la pauvreté qui m’est advenue au service de mon roi ; je ne vous cacherai pas que mes affaires sont en très mauvais état ; et, pour le moment, il me serait bien impossible d’entreprendre un voyage.
– Jusqu’à ce que vous ayez l’occasion de communiquer avec vos amis, repris-je, peut-être sera-t-il convenable pour vous (et j’en serai moi-même honoré) de vous considérer comme mon invité ?
– Monsieur, dit-il, devant une offre aussi cordiale, je ne puis m’honorer davantage qu’en imitant votre franchise. Votre main, monsieur David ; vous êtes doué du caractère que j’estime le plus : vous êtes de ceux-là dont un gentilhomme peut accepter une faveur sans que cela tire à conséquence. Je suis un vieux soldat, continua-t-il, en considérant la chambre d’un air assez dégoûté, et vous n’avez pas à craindre que je vous sois un fardeau. Trop souvent j’ai mangé sur le bord du fossé, et bu à ce même fossé, sans avoir d’autre toit que la pluie.
– Je dois vous dire, fis-je, que c’est vers cette heure-ci que l’on nous apporte nos déjeuners de la taverne. Si vous le voulez, je vais y aller maintenant avertir que l’on ajoute un couvert pour vous et qu’on retarde le repas d’une heure, ce qui vous donnera le temps de causer avec votre fille.
À ces mots, je crus voir ses narines se dilater.
– Oh ! une heure, fit-il, c’est peut-être beaucoup. Mettons une demi-heure, monsieur David, ou même vingt minutes, cela suffira très bien. Et à ce propos, ajouta-t-il, en me retenant par mon habit, qu’est-ce que vous buvez le matin, de la bière ou du vin ?
– À vous dire vrai, monsieur, je ne bois tout simplement que de l’eau claire.
– Ta, ta, ta, vous vous abîmerez l’estomac, à ce régime, croyez-en un vieux routier. L’eau-de-vie de chez nous est peut-être ce qu’il y a de plus sain ; mais à son défaut on peut se contenter de vin du Rhin ou de Bourgogne blanc.
– Je veillerai à ce que vous en soyez pourvu.
– Allons, très bien, nous finirons par faire un homme de vous, monsieur David !
En ce moment-là, je songeais peut-être un peu au singulier beau-père qu’il ferait, mais je ne me souciais pas de lui autrement ; toutes mes pensées se concentraient sur sa fille : je résolus de l’avertir un peu de la visite qu’elle allait recevoir. Je m’approchai donc de sa porte et, frappant sur le panneau, lui criai :
– Miss Drummond, voici enfin votre père qui est arrivé.
Puis je m’en allai faire ma commission, ayant ainsi (grâce à deux mots) singulièrement compromis mes affaires.