Pour qu’un homme comprenne à quel point le matin peut être doux à son cœur et à ses yeux, il faut que la nuit lui ait été cruelle. Quand les rayons du soleil, ce matin, ont frappé le sommet de la grille, juste devant ma fenêtre, j’ai eu l’impression que c’était la colombe de l’arche qui s’y posait ! Mes craintes se sont alors dissipées comme si un vêtement vaporeux avait fondu à la chaleur. Je dois me décider à agir tant que la clarté du jour m’en donne le courage ! Hier soir, une de mes lettres est partie, la première de cette série fatale qui doit effacer de la terre jusqu’aux traces de mon existence. Il vaut mieux ne pas trop y penser, mais agir !
C’est toujours le soir ou pendant la nuit que j’ai senti peser sur moi des menaces, que, d’une ou l’autre façon, je me suis cru en danger. Et, depuis mon arrivée ici, je n’ai pas encore vu le comte dans la journée. Est-ce qu’il dort quand les autres veillent, est-ce qu’il veille quand les autres dorment ? Ah ! si je pouvais entrer dans sa chambre ! Mais c’est impossible. Sa porte est toujours fermée à clef, il n’y aucun moyen…
Si, il y a un moyen… encore faut-il oser l’employer. Là où le comte lui-même passe, pourquoi un autre que lui ne passerait-il pas ? Je l’ai vu sortir de sa fenêtre en rampant. Pourquoi n’entrerais-je pas, moi, par sa fenêtre ? L’entreprise est sans doute désespérée, mais la situation où je me trouve est plus désespérée encore. Je vais m’y risquer. La chose la plus terrible qui puisse m’arriver, c’est de mourir. Or, la mort d’un homme n’est pas celle d’un animal, et la Vie éternelle me sera peut-être donnée. Que Dieu m’assiste ! Adieu, Mina, si je ne dois pas revenir ; adieu mon ami fidèle qui êtes pour moi un second père ; adieu vous tous enfin, et encore une fois, Mina, adieu !
Le même jour, un peu plus tard
J’ai donc été là-bas et, Dieu m’aidant, je suis revenu sain et sauf dans ma chambre. J’expliquerai tout en détail. Alors qu’un grand élan de courage m’y poussait, je me dirigeai vers cette fenêtre donnant sur le sud et, tout de suite, je me suis hissé sur l’étroit rebord de pierre qui, de ce côté, court tout le long du mur. Les pierres sont énormes, très grossièrement taillées, et le mortier, dans les interstices, je l’ai dit, a le plus souvent disparu. Une fois mes souliers ôtés, je suis parti à l’aventure… L’espace d’un instant, j’ai baissé les yeux afin de m’assurer que je n’aurais pas le vertige s’il m’arrivait de plonger mes regards dans le vide, mais, par la suite, j’ai eu soin de regarder devant moi. Je savais parfaitement où se trouvait la fenêtre du comte, que j’atteignis aussi vite que je pus. À aucun moment je ne fus pris de vertige – sans doute étais-je trop excité pour y céder – et en un temps qui me parut très court, je me trouvai sur le rebord de la fenêtre à guillotine, essayant de la lever. Pourtant, j’étais fort agité lorsque, me courbant et les pieds en avant, je me glissai dans la chambre. Des yeux, je cherchai le comte, mais je fis une heureuse découverte : il n’était pas là ! La chambre était à peine meublée, il y avait seulement quelques meubles mal assortis, qui semblaient n’avoir jamais servi : ils étaient couverts de poussière, et certains étaient du même style que ceux des appartements de l’aile sud. Tout de suite, je songeai à la clef, mais je ne la vis pas dans la serrure et je ne la trouvai nulle part. Mon attention fut attirée par un gros tas de pièces d’or dans un coin, des pièces roumaines, anglaises, autrichiennes, hongroises, grecques, couvertes elles aussi de poussière comme si elles se trouvaient là depuis fort longtemps. Toutes étaient vieilles au moins de trois cents ans. Je remarquai également des chaînes, des bibelots, certains même sertis de pierres précieuses, mais le tout très vieux et abîmé.
Je me dirigeai alors vers une lourde porte que j’aperçus dans un coin ; puisque je ne trouvais ni la clef de la chambre ni celle de la porte d’entrée – qui, il ne faut pas l’oublier, était le principal objet de mes recherches – je devais poursuivre mon exploration, sinon toutes les démarches que je venais d’accomplir auraient été vaines. Cette porte était ouverte et donnait accès à un couloir aux murs de pierre qui lui-même conduisait à un escalier en colimaçon fort abrupt. Je descendis en prenant beaucoup de précautions, car l’escalier n’était éclairé que par deux meurtrières pratiquées dans l’épaisse maçonnerie. Arrivé à la dernière marche, je me trouvai dans un nouveau couloir obscur, un vrai tunnel où régnait une odeur âcre qui évoquait la mort : l’odeur de vieille terre que l’on vient de remuer. Tandis que j’avançais, l’odeur devenait plus lourde, presque insupportable. Enfin, je poussai une autre porte très épaisse qui s’ouvrit toute grande. J’étais dans une vieille chapelle en ruine où, cela ne faisait aucun doute, des corps avaient été enterrés. Le toit tombait par endroits et, de deux des côtés de la chapelle, des marches conduisaient à des caveaux, mais on voyait que le sol avait été récemment retourné et la terre mise dans de grandes caisses posées un peu partout : celles, sans aucun doute, qu’avaient apportées les Slovaques. Il n’y avait personne. Aussi continuai-je mes recherches : peut-être existait-il une sortie dans les environs ? Non, aucune. Alors, j’examinai les lieux plus minutieusement encore. Je descendis même dans les caveaux où parvenait une faible lumière, encore que mon âme elle-même y répugnât. Dans les deux premiers, je ne vis rien sinon des fragments de vieux cercueils et des monceaux de poussière. Dans le troisième pourtant, je fis une découverte.
Là, dans une des grandes caisses posées sur un tas de terre fraîchement retournée, gisait le comte ! Était-il mort ou bien dormait-il ? Je n’aurais pu le dire, car ses yeux étaient ouverts, on aurait dit pétrifiés ; mais non vitreux comme dans la mort, et les joues, malgré leur pâleur, gardaient la chaleur de la vie ; quant aux lèvres, elles étaient aussi rouges que d’habitude. Mais le corps restait sans mouvement, sans aucun signe de respiration, et le cœur semblait avoir cessé de battre. Je me penchai, espérant malgré tout percevoir quelque signe de vie : en vain. Il ne devait pas être étendu là depuis longtemps, l’odeur de la terre étant encore trop fraîche : après quelques heures, on ne l’aurait plus sentie. Le couvercle de la caisse était dressé contre celle-ci et percé de trous par-ci par là. Je me dis que le comte gardait peut-être les clefs dans une de ses poches ; mais, comme je m’apprêtais à le fouiller, je vis dans ses yeux, bien qu’ils fussent éteints et inconscients de ma présence, une telle expression de haine que je m’enfuis aussitôt, regagnai sa chambre, repassai par la fenêtre et remontai en rampant le long du mur. Une fois dans ma chambre, je me jetai tout essoufflé sur mon lit, et j’essayai de rassembler mes idées…