Le comte m’a quitté assez tôt hier soir et s’est enfermé dans sa chambre. Dès qu’il m’a paru possible de le faire sans courir trop de risques, j’ai gravi en toute hâte l’escalier en colimaçon, dans l’intention de guetter le comte par la fenêtre qui donne au sud ; je suis en effet certain qu’il se passe quelque chose. Les tziganes campent je ne sais où à l’intérieur du château et sont occupés à quelque travail. Je le sais, car de temps à autre j’entends un bruit lointain, étouffé, comme le bruit d’une pioche, d’une brèche peut-être et, quoi que ce soit, il s’agit évidemment d’une affaire criminelle.
J’étais à la fenêtre depuis près d’une demi-heure quand je vis comme une ombre d’abord remuer à la fenêtre du comte, puis commencer à sortir. C’était le comte lui-même qui, bientôt, se trouva complètement au-dehors. Une fois de plus, ma surprise fut grande : il était vêtu du costume que je portais pendant mon voyage et il avait jeté sur ses épaules l’horrible sac que j’avais vu disparaître en même temps que les trois jeunes femmes. Je ne pouvais plus avoir de doute quant au but de sa nouvelle expédition et de plus, pour ce faire, il avait voulu plus ou moins prendre mon apparence. C’était encore un tour de son extrême malice : il s’arrangeait de telle sorte que les gens croient me reconnaître ; ainsi, il pourrait prouver que l’on m’avait vu mettre mes lettres à la poste en ville ou dans un ou l’autre des villages environnants, et toute vilenie dont il se rendrait désormais coupable me serait de fait attribuée par les habitants de l’endroit.
J’enrage à la pensée que toutes ses manigances continuent alors que je suis enfermé ici, véritable prisonnier, sans même la protection que la loi accorde aux vrais criminels.
Je décidai alors d’attendre le retour du comte et je restai longtemps à la fenêtre, pour rien au monde je n’aurais voulu m’en éloigner. À un moment donné, je remarquai des petites taches bizarres qui dansaient sur les rayons du clair de lune. On eût dit de minuscules grains de poussière qui tourbillonnaient et se rassemblaient parfois en une sorte de nuage. Tandis que mon regard s’attachait sur eux, j’éprouvai comme un apaisement. Je m’appuyai contre l’embrasure de la fenêtre, cherchant une position plus confortable pour mieux jouir de ce spectacle.
Quelque chose me fit sursauter, des hurlements sourds et plaintifs de chiens, montant de la vallée que je ne distinguais plus. Peu à peu, je les entendis plus clairement, et il me sembla que les grains de poussière prenaient de nouvelles formes en s’accordant à cette rumeur lointaine tandis qu’ils dansaient sur les rayons faiblement lumineux. Moi-même, je m’efforçais d’éveiller au plus profond de moi des instincts assoupis ; bien plus, c’était mon âme qui luttait et essayait de répondre à cet appel. J’étais hypnotisé ! Les grains de poussière dansaient de plus en plus vite ; les rayons de la lune semblaient trembler près de moi, puis allaient se perdre dans l’obscurité. Eux aussi, en se rassemblant, prenaient des formes de fantômes… Puis, tout à coup, je sursautai à nouveau, tout à fait éveillé et maître de moi, et je m’enfuis en criant. Ces formes fantomatiques qui peu à peu se détachaient des rayons du clair de lune, je les reconnaissais : c’étaient ces femmes elles-mêmes auxquelles le sort désormais me liait. Je m’enfuis et une fois dans ma chambre, je me sentis un peu rassuré : ici, les rayons de la lune ne pénétraient pas, et la lampe éclairait jusqu’au moindre recoin de la pièce.
Au bout de deux heures environ, j’entendis dans la chambre du comte, comme un vagissement aigu aussitôt étouffé. Puis plus rien : un silence profond, atroce, qui me glaça le cœur. Je me précipitai à la porte pour l’ouvrir ; mais j’étais enfermé dans une prison et totalement impuissant. Je m’assis sur mon lit et me mis à pleurer.
C’est alors que j’entendis un cri au-dehors, dans la cour : le cri douloureux que poussait une femme, la chevelure en désordre et les deux mains sur son cœur, comme si elle n’en pouvait plus d’avoir couru. Elle était appuyée contre la grille. Quand elle me vit à la fenêtre, elle accourut en criant d’une voix chargée de menaces :
– Monstre, rendez-moi mon enfant !
Puis, se jetant à genoux et levant les mains, elle répéta les mêmes mots sur un ton déchirant. Alors, elle s’arracha les cheveux, se battit la poitrine, s’abandonna aux gestes les plus extravagants que lui inspirait sa douleur. Enfin, elle s’approcha de la façade, s’y jeta presque, et, bien que je ne pusse plus voir, j’entendis ses poings tambouriner sur la porte d’entrée.
Au-dessus de moi, venant sans doute du haut de la tour, j’entendis alors la voix du comte. Il appelait d’un murmure rauque, qui avait quelque chose de métallique. Et, au loin, le hurlement des loups semblait lui répondre. Quelques minutes plus tard, à peine, une bande de ces loups envahissait la cour avec la force impétueuse des eaux quand elles rompu un barrage.
La femme ne poussa aucun cri et les loups cessèrent presque aussitôt de hurler. Je ne tardai pas à les voir se retirer l’un à la suite de l’autre en se pourléchant les babines.
Je n’arrivai pas à plaindre cette femme, car, comprenant maintenant le sort qui avait été réservé à son enfant, je me disais qu’il valait mieux qu’elle l’eût rejoint dans la mort.
Que vais-je faire ? Que pourrais-je faire ? Comment échapper à cette longue nuit de terreur ?