J’écris ces lignes, assise sur le banc du cimetière. Lucy va beaucoup mieux aujourd’hui. La nuit dernière, elle ne s’est pas réveillée une seule fois. Encore qu’elle soit très pâle et paraisse bien faible, ses joues reprennent cependant un peu de couleur. Si elle était anémique, cette pâleur pourrait se comprendre, mais il n’en est rien. Elle est d’humeur joyeuse – très gaie vraiment. Elle est enfin sortie de son silence morbide, et elle vient de me rappeler – comme si j’avais eu besoin qu’on me la rappelât ! – cette nuit horrible, et que c’était ici, sur ce banc même, que je l’avais trouvée endormie. Tout en parlant, elle frappait gaiement du talon la pierre tombale.
Mes pauvres petits pieds ne faisaient pas beaucoup de bruit, cette nuit-là ! J’imagine que le pauvre Mr Swales aurait dit que c’était parce que je ne voulais pas réveiller Georgie !
La voyant dans de telles dispositions, je lui demandai si, cette fameuse nuit, elle avait rêvé. Avant de me répondre, elle fit un moment ces mimes charmantes que son Arthur aime tant, paraît-il ; au vrai, je ne m’en étonne pas. Puis, elle reprit, un peu comme dans un rêve, essayant, eût-on dit, de se souvenir elle-même de ce qui s’était passé :
– Non, je n’ai pas rêvé… Tout me semblait réel. Mais je désirais être ici, à cet endroit, sans savoir pourquoi… J’avais peur de quelque chose… Je ne sais pas de quoi… Je me souviens très bien, et pourtant, sans doute, étais-je endormie, d’être passée dans les rues, d’avoir traversé le pont ; à ce moment-là, un poisson sauta au-dessus de l’eau et je me penchai par-dessus le parapet pour le regarder ; puis, comme je commençais à monter les escaliers, des chiens se mirent à hurler, on eût dit que la ville était peuplée de chiens qui hurlaient tous à la fois. Ensuite, j’ai le vague souvenir de quelque chose de long et de sombre, avec des yeux flamboyants, juste comme nous l’avons vu l’autre soir dans le soleil couchant, tandis que j’avais l’impression d’être entourée de douceur et d’amertume tout ensemble. Ensuite… Ce fut comme si je m’enfonçais dans une eau verte et profonde ; un bourdonnement remplissait mes oreilles, comme il se fait, dit-on, chez ceux qui se noient. Alors, il me sembla ne plus exister… Mon âme s’envolait de mon corps, flottait dans les airs… Je crois me souvenir que le phare ouest se trouvait juste en dessous de moi, puis j’ai eu une sensation de douleur, comme si je me trouvais au milieu d’un tremblement de terre, et enfin je suis revenue à moi. Tu étais en train de me secouer ; j’ai vu tes gestes avant de les sentir.
Elle se mit à rire ce qui, je l’avoue, me parut étrange, inquiétant ; je l’écoutais rire en retenant mon souffle. La voir ainsi me faisait mal ; je jugeai qu’il valait mieux qu’elle ne pensât plus à cette aventure. J’amenai donc la conversation sur un autre sujet et, tout de suite, elle redevint elle-même. Lorsque nous rentrâmes à l’hôtel, la brise l’avait ravigotée, et ses joues pâles étaient réellement plus roses. Sa mère se réjouit de la voir ainsi, et toutes les trois, nous passâmes une très bonne soirée.