Hier soir, un peu avant dix heures, Arthur et Quincey sont entrés dans la chambre de Van Helsing. Le professeur nous a dit ce qu’il attendait de chacun de nous, mais il s’est tout spécialement adressé à Arthur, comme si nos volontés, dans une certaine mesure, dépendaient de la sienne. Il commença par exprimer l’espoir que tous trois nous voudrions bien l’accompagner, « car, précisa-t-il, nous avons à remplir là-bas un devoir aussi sacré que pénible ».
– Vous avez sans doute été très surpris en lisant ma lettre ? demanda-t-il à Lord Godalming.
– Oui, je l’avoue, répondit celui-ci. J’ai eu tant de causes de chagrin, tant de préoccupations ces derniers temps, que je serais bien aise de pouvoir m’en passer maintenant ! Quincey et moi avons beaucoup parlé de votre lettre ; nous nous demandions ce qu’elle signifiait exactement ; mais, plus nous en parlions, moins nous comprenions, si bien que, quant à moi, je puis dire que j’ai beau chercher, je ne vois pas…
– Ni moi non plus, interrompit Quincey.
– Oh ! fit le professeur, alors vous comprendrez plus vite que mon ami John ici présent, qui doit faire un long chemin en arrière avant de pouvoir même commencer à comprendre.
De toute évidence, sans pourtant que j’en eusse dit un mot, il avait deviné que je doutais à nouveau. Puis, se tournant encore vers les deux autres, il leur expliqua avec gravité :
– Je voudrais que vous me donniez la permission de faire cette nuit ce que je juge bon de faire. C’est, je le sais, vous demander beaucoup. Et lorsque vous saurez quelle est mon intention, seulement alors, vous mesurerez mon exigence. Puis-je donc vous demander de me donner cette autorisation en restant dans l’ignorance de ce que je vais faire afin que, ensuite, si même vous m’en vouliez – chose qui me paraît très possible –, vous n’ayez rien à vous reprocher ?
– Voilà qui est parler franchement, déclara Quincey. Je me fie au professeur. Je ne vois pas encore où il veut en venir, mais je sais que, en tout cas, son intention est honnête, et cela me suffit.
– Je vous remercie, monsieur, dit Van Helsing. J’ai eu moi-même l’honneur de vous apprécier comme un ami sur qui l’on peut compter, et je ne suis pas près de l’oublier.
Et il tendit la main à Quincey.
– Docteur Van Helsing, dit Arthur à son tour, je ne voudrais pas acheter chat en poche, comme on dit, et s’il s’agit d’une chose où mon honneur de gentleman ou ma foi de chrétien puissent être compromis, il m’est impossible de faire la promesse que vous me demandez. Mais si vous m’assurez, au contraire, que ce que vous avez l’intention de faire ne met en danger ni l’un ni l’autre, je vous donne à l’instant entière liberté d’agir, encore que, sur ma vie, je ne comprenne rien à tout ceci.
– J’accepte vos conditions, répliqua Van Helsing, et tout ce que je vous demande, c’est que, avant de blâmer l’un ou l’autre de mes actes, vous réfléchissiez longuement et étudiez s’il tient compte de ces conditions.
– Entendu ! promit Arthur. Et maintenant, puis-je vous demander ce que nous devons faire ?
– Je voudrais que, dans le plus grand secret, vous veniez avec moi au cimetière de Kingstead.
Le visage d’Arthur s’allongea, et le jeune homme demanda encore, étonné :
– Au cimetière où la pauvre Lucy est enterrée ?
Le professeur fit signe que oui.
– Et alors ? reprit Arthur.
– Alors ? Nous entrerons dans le tombeau.
L’autre se leva.
– Docteur Van Helsing, parlez-vous sérieusement, ou n’est-ce pas plutôt quelque plaisanterie déplacée ?… Pardonnez-moi, je vois que vous parlez sérieusement.
Il se rassit, mais il restait visiblement sur son quant-à-soi. Il y eut un silence, puis Arthur interrogea à nouveau.
– Et quand nous serons dans le tombeau ?
– Nous ouvrirons le cercueil.
– C’en est trop ! s’écria Arthur en se levant, et cette fois avec colère. Je veux bien être patient tant que nous demeurons dans le domaine du raisonnable ; mais ceci… cette profanation de la tombe… d’un être qui…
L’indignation l’empêcha de poursuivre.
Le professeur le regarda avec pitié.
– Si je pouvais vous épargner une seule émotion mon pauvre ami, Dieu sait que je le ferais ! dit-il. Mais, cette nuit, il nous faudra marcher dans un sentier semé d’épines ; ou bien plus tard, et à jamais, ce sera celle que vous aimez qui devra suivre des chemins de feu !
Le visage blême, Arthur leva les yeux vers lui.
– Prenez garde, monsieur, prenez garde !
– Peut-être serait-il mieux pour vous que vous entendiez ce que j’ai à dire ? fit Van Helsing. Après tout, alors, vous connaîtriez exactement mon intention. Vous voulez la connaître ?
– Ce serait juste, intervint Morris.
Van Helsing resta silencieux un moment, puis reprit en ne parvenant pas toutefois à cacher combien cela lui était pénible :
– Miss Lucy est morte, n’est-ce pas ? Bien sûr, nous le savons. Dans ce cas, rien ne peut lui nuire. Pourtant, si elle n’est pas morte…
Arthur, d’un bond, se leva.
– Grand Dieu ! s’écria-t-il. Que voulez-vous donc dire ? S’est-on trompé ? L’a-t-on enterrée vive ?
– Je n’ai pas dit qu’elle vivait, mon garçon ; et je ne le pense pas. J’ai simplement dit qu’il se pourrait qu’elle fût une non-morte.
– Non-morte ! Et non-vivante, cependant ? Mais qu’est-ce que tout cela signifie ? Est-ce un cauchemar, ou quoi ?
– Il y a des mystères que l’esprit ne fait qu’entrevoir et que les siècles, l’un après l’autre, ne peuvent éclaircir qu’en partie. Croyez-moi, nous sommes en présence d’un de ces mystères et nous allons peut-être en trouver la clef. Mais je continue, si vous le permettez. Puis-je couper la tête à feu Miss Lucy ?
– Par le ciel et la terre, non ! s’écria Arthur avec colère. Je ne consentirai jamais à ce qu’on mutile son cadavre ! Docteur Van Helsing, vous me soumettez à une épreuve qui dépasse les bornes ! Que vous ai-je donc fait pour que vous me torturiez de la sorte ? Et qu’a fait cette pauvre et douce enfant pour que vous vouliez déshonorer ainsi sa tombe ? Est-ce vous qui êtes fou pour proférer des paroles semblables, ou est-ce moi qui suis fou de les écouter ? Dès maintenant, ne pensez plus pouvoir profaner cette tombe, je n’y consentirai pas ! J’ai le devoir de la protéger, et Dieu m’est témoin que je remplirai ce devoir !
Van Helsing quitta le fauteuil, où il était resté assis pendant tout ce temps, et répondit très sérieusement :
– Moi aussi, Lord Godalming, j’ai un devoir à remplir un devoir envers d’autres, un devoir envers vous-même, un devoir envers la morte. Tout ce que je vous demande pour le moment, c’est de m’accompagner là-bas afin que vous puissiez voir et écouter. Et si, plus tard, je vous adresse encore la même requête, et que vous ne soyez pas impatient d’y répondre, alors… alors, je ferai mon devoir, quel qu’il m’apparaisse. Ensuite, afin d’accéder aux vœux de Votre Seigneurie, je me tiendrai à votre disposition pour vous expliquer ce dont je me serai rendu compte.
Sa voix faiblit un moment, puis il reprit à nouveau, et comme pitoyable à lui-même :
– Mais, je vous en supplie, ne soyez plus en colère contre moi ! Tout au long de mon existence, j’ai souvent eu à faire des choses qui ne m’étaient pas agréables, qui, même parfois, me déchiraient le cœur : jamais je n’ai eu à remplir un devoir aussi pénible que celui qui m’attend. Croyez-moi, si un jour vient où vos sentiments changent à mon égard, un seul regard de vous aura tôt fait de dissiper jusqu’au souvenir de cette heure si triste, car je ferai tout ce qu’il est humainement possible de faire pour vous épargner trop de chagrin. Car, pensez-y ! Pourquoi me donnerais-je tant de peine ? Pourquoi me ferais-je tant de souci ? Je suis venu de Hollande pour soigner de mon mieux une malade ; d’abord, je voulais répondre à l’appel de mon ami John, ensuite j’ai voulu tout mettre en œuvre pour guérir une jeune fille qui, peu à peu, à moi aussi, m’a inspiré une véritable amitié. Je lui ai donné – j’ai quelque honte à le rappeler, encore que je le rappelle avec émotion et presque avec tendresse – mon propre sang, comme vous-même lui avez donné le vôtre. Oui, je lui ai donné mon sang, moi, qui n’étais pas, comme vous, son fiancé, mais seulement son médecin et son ami. Je lui ai consacré des journées entières, des nuits entières, non seulement avant sa mort, mais aussi après sa mort, et si ma propre mort pouvait adoucir un peu son sort, maintenant qu’elle est cette morte non-morte, je mourrais très volontiers.
Il y avait, dans la manière dont il parlait, une douce et grave fierté, et je compris qu’Arthur en était profondément ému ; il prit la main de Van Helsing et dit d’une voix brisée :
– Oh ! comme tout cela est pénible, triste et difficile à comprendre ! Pourtant, je vais vous accompagner au cimetière. Nous verrons…