I

Un morne silence succède à la brusque sortie de Felippe ; ses noires prévisions se réalisent en partie.

Le duc della Sorga, effrayé de ces paroles arrachées à Ottavio dans la première expansion de son chagrin : « Ah ! c’en est trop ! c’est à me faire détester la vie ! » le duc della Sorga, sans croire précisément que la cruelle déception dont son fils aîné est victime puisse le pousser au suicide, sent pourtant combien il est indispensable de calmer au plus tôt le chagrin d’Ottavio et de le ramener à l’espérance.

Aussi, rompant le premier le silence, le duc s’adresse au jeune homme :

— Cher enfant, je comprends tout ce qu’il y a de désolant pour toi à penser que ton malheureux frère interprète si faussement les généreux motifs qui t’engageaient à rester près de lui ce soir.

— Ah ! c’est affreux ! – reprend Ottavio, toujours abattu et essuyant ses larmes. – J’étais si heureux, si heureux de retrouver en lui mon tendre frère d’autrefois ! et jamais il ne m’a traité avec autant d’injustice et de cruauté que tout à l’heure ! Ah ! c’est fini, il me faut renoncer à son affection ; c’est de la haine qu’il ressent pour moi maintenant. Mon Dieu ! mon Dieu ! et quel mal lui ai-je fait pourtant ?

— Calme-toi, cher enfant ; ne t’exagère pas, de grâce, ce nouvel égarement d’un pauvre esprit malade, – reprend le duc della Sorga. – Crois-moi, Felippe était sincère en t’exprimant d’abord ses regrets au sujet de vos discords passés.

— Hélas ! mon père, je l’espérais ; mais, à cette heure…

— Il était sincère, te dis-je, je te l’affirme, je te le jure ; car, avant que tu vinsses nous rejoindre, il m’a profondément touché par l’expression poignante de son chagrin. Mais, que veux-tu, mon ami ! l’on ne parvient souvent à une guérison complète qu’après plusieurs rechutes. Ce malheureux enfant s’était imaginé, s’imagine encore, que nous rougissons de lui. Cette absurde, mais dangereuse erreur, enracinée dès longtemps dans son esprit, ne peut être détruite en un jour, et du premier coup.

— Ton père a raison, mon Ottavio, – ajoute la duchesse della Sorga ; – nous ne pouvons espérer chez ton frère une guérison complète, immédiate ; aussi rendons grâce au ciel de l’heureux symptôme qui s’était d’abord manifesté chez le pauvre insensé. Ce retour vers toi, si éphémère qu’il ait été, est d’un bon augure ; il nous présage certainement un meilleur avenir ; c’est un premier pas vers le bien. Ton frère, sans doute, est revenu sur ce premier pas ; mais il le fera de nouveau et, cette fois, d’un cœur plus affermi. Ainsi, mon Ottavio, garde-toi de t’affliger outre mesure de ce mécompte passager ; nous en rencontrerons sans doute d’autres encore ; mais nous parviendrons à persuader à cet infortuné qu’il est aimé, chéri de nous. Jusque-là, mon Ottavio, patience et espoir ; laissons-le à lui-même, et peu à peu il nous reviendra, tu le verras.

— Ah ! ma mère, que Dieu vous entende ! et je le prends à témoin que je suis navré, désespéré, mais non blessé de l’injustice de Felippe ! Il a beau me haïr, je l’aimerai malgré lui, parce qu’il m’inspire une pitié profonde : il est si malheureux !

— Cher enfant, – dit la duchesse baisant son fils au front, – il n’est pas d’âme plus angélique que la tienne ; je vais prier le Seigneur de te…

Mais, malgré son exécrable hypocrisie, cette femme songeant qu’elle va au rendez-vous donné par elle la veille à M. de Luxeuil au parc de Monceaux, cette femme rougit cependant, et son mensonge sacrilége expire sur ses lèvres : non qu’elle redoute le ciel, mais ce blasphème lui paraît un outrage infâme à la pieuse croyance de son fils aux vertus qu’il adore en elle.

Aussi, s’interrompant et baisant de nouveau le jeune homme au front :

— À tantôt, cher enfant, et surtout ne désespère pas de ton frère ; je te le répète, malgré sa méchante boutade de ce matin, il nous reviendra ; le premier pas est fait.

Et, tendant la main à son mari :

— Adieu, mon ami.

— Adieu, Béatrice ; vous verrez sans doute ce matin quelque pauvre famille de nos compagnons d’exil ; dites-leur encore en mon nom combien j’ai été sensible à l’honneur qu’ils m’ont fait hier au soir.

— Cet honneur était dû, mon ami, à votre patriotisme et aux souffrances de l’exil que vous endurez si vaillamment pour votre cause !

— Bonne et sainte mère, toujours à l’œuvre, tant qu’il y a des larmes à sécher, une infortune à soulager ! – reprend Ottavio contemplant sa mère avec idolâtrie. – Comment le ciel n’exaucerait-il pas vos prières ? Oui, oui, grâce à elles, il nous rendra mon frère, et, une fois de plus, vos vertus auront…

— Taisez-vous, dangereux flatteur ! vous m’induirez en péché d’orgueil, – dit la duchesse posant ses mains sur les lèvres d’Ottavio, qui les baise avec respect.

Puis, comme si elle eut voulu couper court à ces louanges, la duchesse ajoute :

— Cher enfant, il faut te distraire des cruelles pensées dont tu as tant souffert tout à l’heure ; et, si tu me crois, tu iras faire le premier une visite à ce jeune M. Alexis Borel, pour qui tu sens, m’as-tu dit, un attrait si mérité. Cette prévenance de ta part serait de bon goût.

— Certainement, – ajoute le duc della Sorga ; – ce jeune homme est charmant, et j’ai été, hier au soir, vraiment très-touché de la sympathie qu’il m’a témoignée.

— Soit ! Peut-être vaut-il mieux me distraire de mon chagrin que de m’y trop abandonner, – répond en soupirant Ottavio. – Je vais aller voir M. Alexis Borel ; nous avons été hier au soir tout de suite en confiance l’un envers l’autre.

— Pourquoi ne lui proposerais-tu pas d’aller ce soir avec toi à l’Opéra ?

— Il me serait impossible de prendre aujourd’hui le moindre plaisir : j’ai le cœur navré.

— Voilà pourquoi il faut, mon Ottavio, chercher quelque distraction.

— Non, non, je me sens si triste, si abattu, ma mère, que vous m’excuserez de ne pas aller avec vous ce soir.

— Et, moi, je dis comme ta mère, cher enfant : il faut lutter contre la tristesse ; tu viendras à l’Opéra, je l’exige ; et la compagnie de ce jeune M. Borel t’empêchera de t’abandonner à tes noires pensées, si elles résistaient aux distractions du spectacle. Voilà pourquoi je serais, ainsi que ta mère, enchanté de voir ce jeune homme t’accompagner ce soir.

— Y songez-vous, mon père ? me rendre à cette partie de plaisir, tandis que ce malheureux Felippe resterait seul ici !

— Mon ami, ta mère nous l’a dit avec beaucoup de sens : nous devons maintenant laisser ton frère à lui-même. Tu connais mieux que personne l’irritabilité de son caractère, et si, après la scène pénible de ce matin, scène dont il aura bientôt regret, sois-en persuadé, tu voulais rester ce soir près de lui, pour ainsi dire, malgré sa volonté, tu t’exposerais à de nouveaux emportements de sa part.

— Peut-être bien : sa susceptibilité est si grande ! – répond Ottavio pensif et cédant à demi aux observations de son père.

Puis il ajoute :

— Cependant je ne m’engagerai que conditionnellement avec M. Alexis Borel, et tantôt, lorsque l’emportement de mon frère sera sans doute apaisé, je lui offrirai de passer la soirée avec lui ; s’il accepte, je me dégagerai envers M. Alexis.

— Cette tentative si cordiale de ta part auprès de ton frère soulèvera, je le crains, un nouvel orage, – reprit la duchesse. – Crois-moi, laisse du moins aujourd’hui Felippe seul avec lui-même ; cet isolement ne peut qu’être favorable à nos espérances.

— Qui sait, au contraire, ma mère, si ma démarche ne lui fournira pas l’occasion qu’il désire peut-être de nous témoigner son regret de ce qui s’est passé ce matin ?

— Enfin, essaye, – reprend le duc ; – mais je suis de l’avis de ta mère : mieux vaudrait t’abstenir.

Un domestique entre et dit :

— La voiture que madame la duchesse a demandée pour dix heures est à ses ordres.

— Je vais vous accompagner, ma mère, jusqu’à la porte de la rue, – dit Ottavio offrant son bras à la duchesse ; – je monterai ensuite chez M. Alexis Borel.

Ottavio, traversant le jardin de l’hôtel et la cour de la maison avec la duchesse, arrive à la voûte de la porte cochère, devant laquelle stationnait un fiacre.

Le jeune homme, montrant du regard à sa mère ce modeste véhicule, lui dit avec un sourire touchant :

— Je sais bien pourquoi, ma mère, ayant six chevaux à votre disposition, vous sortez cependant toujours en fiacre le matin.

— Vraiment ! tu sais cela, cher enfant ?

— Oui, c’est afin de ne pas risquer d’humilier les infortunés que vous secourez. Un brillant équipage, d’où vous descendriez, offrirait à leurs yeux un pénible contraste avec leur pauvreté ; vous leur épargnez même cette comparaison.

— Je désire simplement, mon ami, épargner à nos gens un service trop matinal.

— Ah ! ma mère ! ma mère ! – répond Ottavio secouant la tête avec incrédulité et aidant la duchesse à monter dans le fiacre.

Puis le cocher, s’adressant à elle :

— Où faut-il conduire madame ?

— À l’église de la Madeleine, – répond la duchesse d’une voix très-élevée, pour être entendue de son fils, à qui elle adresse de la main un dernier adieu.

Car, découvert et debout, au seuil de la porte, il attendait, avant de monter chez Alexis Borel, le départ de la voiture où se trouvait sa mère.

Le fiacre s’éloigna, et, pensive, la duchesse della Sorga se dit :

— Décidément, irai-je à ce rendez-vous, peu compromettant d’ailleurs, puisqu’il doit se passer dans le parc de Monceaux ? Si j’y vais, peut-être parviendrai-je ainsi à m’étourdir sur l’inexplicable et folle passion que m’a inspirée Wolfrang ; à moins… redoutable symptôme… à moins que, tout à l’heure, lors de l’entretien que je vais avoir avec ce Luxeuil, sa personne ne me cause une répulsion insurmontable. S’il en était ainsi, ah ! plus de doute, je serais dominée, vaincue par cet amour insensé. L’épreuve serait décisive : il n’importe, je veux la tenter. Du reste, que risqué-je ?… Le hasard me fait rencontrer ce matin M. de Luxeuil au parc de Monceaux, où je vais souvent me promener ; quoi de plus naturel, dans le cas où nous serions rencontrés ? Ce fat… il faut toujours tabler sur l’indiscrétion des hommes, ce fat irait-il ébruiter que je lui ai donné ce rendez-vous ? qui croirait à cette hâblerie ? Je l’ai vu hier pour la première fois, et j’ai eu soin de l’accueillir, aux regards de tous, avec une si hautaine impertinence que son indiscrétion, considérée comme une basse et calomnieuse vengeance, tomberait à l’instant devant la négation d’une femme posée comme je le suis. Jusqu’ici, mon audace, la promptitude de ma décision, et ma pénétration au sujet de mes choix, qui m’a rarement trompée, ont sauvegardé ma bonne renommée. Puis pourquoi ce Luxeuil serait-il indiscret ? La cause éternelle de l’indiscrétion des hommes est leur vanité ; or, j’ai quarante ans bientôt ; ma conquête n’est pas assez flatteuse pour que ce Luxeuil, homme évidemment très à la mode, soit empressé de la divulguer ; je suis une grande dame, il est vrai ; mais il est trop du monde pour s’enorgueillir de mon rang ; je dois donc être, autant qu’on peut l’être, certaine du secret. Une indiscrétion… fût-elle commise… passerait pour une calomnie et une vengeance.

Après de nouvelles réflexions, la duchesse della Sorga se dit :

— Et cependant j’hésite encore ; car, si la présence de ce Luxeuil me repousse, si le souvenir de Wolfrang m’obsède, me domine, durant ce rendez-vous, plus de doute, je suis perdue ; car, me connaissant telle que je suis, je frémis des conséquences de la passion que je redoute !

Durant les alternatives de la pensée de madame della Sorga, le fiacre avait atteint l’église de la Madeleine.

La duchesse della Sorga, trop prudente pour le conserver dans le cas où elle se déciderait à aller à ce rendez-vous, le congédia et entra dans le temple, où l’on avait coutume de la voir chaque matin, au grand avantage de sa réputation de piété.

Puis, après l’achèvement du service, ayant pris sa résolution, la duchesse se dirigea vers une place de fiacres voisine du l’église, monta dans l’une de ces voitures, et dit au cocher :

— Conduisez-moi au parc de Monceaux.

Nous prions nos lecteurs de nous croire, – sans le désir, sans la certitude de tirer un grand et peut-être salutaire enseignement de la hideuse perversité de madame della Sorga, – nous leur aurions épargné ce tableau, et nous nous serions épargné à nous-même tout ce qu’il y a de révoltant dans l’exposition d’une pareille personnalité.

Il nous faut être soutenu par la conscience de l’élévation du but auquel nous tendons pour nous résigner à soumettre laborieusement ces ignominies au creuset de l’analyse, dans l’espoir de dégager de leur honteux résidu l’or brillant et pur de la morale éternelle.

Erreur que de penser que l’écrivain moraliste se complaît dans ces tableaux repoussants où il semble uniquement chercher de sombres oppositions au rayonnement des vertus !

Non, non ! s’il prend au sérieux sa mission, s’il est pénétré de cette imposante vérité, qu’en une certaine mesure il a charge d’âmes, s’il songe que l’honnêteté des mœurs publiques peut et doit lui demander incessamment compte, et un compte sévère du pourquoi de ses créations.

L’écrivain, digne de ce nom, hésitera donc longtemps devant l’exhibition de certains caractères ; – non qu’il craigne d’être accusé de rendre le vice attrayant et séducteur : il se gardera toujours de cette profanation du sens moral ; – mais, si repoussants que soient les vices, et par cela seulement que cette peinture sera repoussante, il craindra qu’elle ne blesse la délicatesse, la pudeur du sentiment général.

Et cependant il faut souvent aller jusqu’aux extrêmes confins de la peinture du mal, afin de rendre plus éclatant, plus profitable son châtiment, longtemps suspendu.

Citons un exemple entre tous.

Quoi de plus indécent, au premier abord, que cette scène sublime où Tartufe, bouillant de luxure, l’œil étincelant de convoitise charnelle, porte une main lubrique sur le genou d’Elvire ?

Pourtant, sans cette admirable audace du divin génie de Molière, le plus HONNÊTE, le plus élevé des moralistes, la lumière ne se ferait pas enfin dans l’esprit aveuglé d’Orgon, et Tartufe, démasqué, ne subirait pas la peine de son hypocrisie infâme.

Que nos lecteurs, et surtout nos lectrices, ne s’effarouchent donc point de la peinture du caractère de la duchesse della Sorga ; qu’ils aient fiance dans le sentiment de moralité qui nous guide de plus en plus sûrement à mesure que nous approchons du déclin de la vie.

On peut pardonner à la jeunesse d’un écrivain certaines verdeurs et exubérances d’images, le regrettable emportement sensuel de certaines descriptions ; mais, lorsque l’expérience de l’âge et du monde, les réflexions, les événements, les convictions saines et fortes ont mûri son esprit ; lorsque enfin – pourquoi ne pas le dire en ce qui nous concerne ? – l’exil l’a pour ainsi dire sacré de son austère empreinte, il y aurait indignité à cet écrivain de chercher à captiver l’intérêt de ses lecteurs par d’autres moyens que ceux qui ressortent d’une foi inébranlable au juste et au bien.

Donc, pendant que la duchesse della Sorga se faisait conduire au parc de Monceaux, Ottavio se rendait chez son nouvel ami, Alexis Borel.

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