II

Madame Borel, qui possédait toutes les vertus dont la duchesse della Sorga prenait le masque afin de cacher sa profonde perversité, madame Borel s’entretenait avec son fils Alexis et lui disait en souriant :

— Oui, oui, elle est charmante, cette madame Wolfrang, et je ne sais ce que l’on doit admirer le plus en elle, de sa beauté, de son esprit ou de son talent, c’est entendu…

— Et cependant, ma mère, quelle simplicité ! quelle modestie !

— J’en conviens encore ; mais…

— Fût-elle sotte et sans talent, on admirerait madame Wolfrang pour sa beauté ; fût-elle laide et sans talent, on l’adorerait pour son esprit ; enfin, que dirai-je ? fût-elle laide, sans esprit ; sans talent, on l’adorerait encore pour la bonté de son cœur ; n’est-il pas vrai, ma mère ?

— Voilà qui est fort poétique assurément ; mais il me faut répondre à cette poésie par ce qu’il y a de plus prosaïque au monde, en te répétant : Va donc ouvrir tes lettres de Lyon et faire ton courrier, vilain paresseux ! Tu es en retard, aujourd’hui, de plus d’une heure.

— C’est sa faute !

— À qui ?

— À madame Wolfrang.

— Vraiment ?

— Certes ! j’ai tant de plaisir à parler d’elle avec toi, bonne mère, que j’oublie tout ; c’est elle que tu devrais gronder.

— Voilà, par ma foi, une belle excuse ! – reprend madame Borel en riant, – et tu mériterais bien que, la première fois que j’aurai le plaisir de voir cette aimable dame, je lui fisse part de cette réponse !

— Dis-le-lui si tu veux, cela m’est bien égal.

— Voyez-vous, cette mauvaise tête !

— Je le lui dirais bien à elle-même, – ajoute Alexis d’un air très-crâne ; – oui, je lui dirais à elle-même : « Figurez-vous, madame, que ma mère a tant de plaisir à s’entretenir de vous avec moi, que nous oublions tout, et… »

— Comment, monstre d’enfant ! c’est moi que tu accuses !…

— Certainement. N’est-ce pas toi qui, ce matin, dès que je suis entré ici, m’as dit : « Croirais-tu que j’ai été si impressionnée hier au soir par le chant de cette charmante madame Wolfrang, que, cette nuit, j’ai eu en rêve la répétition du concert de la veille ; ce qui, par parenthèse, m’a été infiniment agréable ? » Mère, m’as-tu dis cela, oui ou non ?

— C’est vrai.

— Attends ; ce n’est pas tout ! Et, comme je te répondais que, moi aussi, j’avais rêvé de cette charmante madame Wolfrang, rêve singulier, dans lequel je la voyais, une étoile au front, planer dans l’azur du ciel, avec de grandes ailes blanches comme les longues draperies qui flottaient au…

— Ah ! bon ! nous voilà planant dans l’azur avec les anges ! Je vais joliment te ramener sur terre, monsieur mon fils ! va lire tes lettres de commerce et faire ton courrier !

— Laisse-moi donc achever. Ne m’as-tu pas répondu que mon rêve n’était pas très-éloigné de la réalité, car tu ne te trompais guère sur les physionomies, et que madame Wolfrang devait être un ange ?… M’as-tu encore dit cela, mère, oui ou non ?

— D’accord.

— Tu vois donc, bonne mère, que tu éprouves autant de plaisir que moi à parler de madame Wolfrang, un ange selon toi !

— Soit ; mais, en disant que cette charmante jeune femme devrait être un ange, je n’ai point du tout inféré de cela que tu devais, toi, vilain musard, retarder la lecture de ton courrier ; donc, va lire tes lettres…

— Ah ! mon Dieu ! – reprend soudain Alexis feignant de se rappeler, – j’y songe ! est-ce que je ne t’ai pas raconté… ?

— Quoi donc ?

— À propos de madame Wolfrang !

— Mais quoi donc, encore une fois ?

— Cette action si noble, si touchante envers une pauvre femme et ses enfants ?

— Non, tu ne m’as rien dit de cela, – répond naïvement madame Borel, dupe de l’innocente malice de son fils.

Et elle ajoute avec empressement :

— Raconte-moi donc ce beau trait…

— Eh bien, figure-toi, mère, qu’un jour d’hiver, le soir, par une nuit noire, madame Wolfrang…

Mais Alexis, s’interrompant et faisant un pas vers la porte :

— Pardon, mère, nous reprendrons cet entretien…

— Pas du tout ; il m’intéresse fort, au contraire… Achève, – dit madame Borel.

Et, répétant ingénument les paroles de son fils, elle ajoute :

— Tu disais donc qu’un soir d’hiver, par une nuit noire, madame Wolfrang… ?

— La suite à un prochain numéro, ainsi que se terminent les romans-feuilletons, bonne mère, – dit en riant Alexis. – Il me faut aller tout de suite lire mes lettres de commerce. Je suis déjà très en retard.

— Tes lettres, tes lettres… qu’importent maintenant quelques minutes de plus ou de moins de retard ?

Et, cédant à une impatiente curiosité, madame Borel ajoute :

— Tu disais donc que, par cette soirée d’hiver, madame Wolfrang… ?

— Mais mes lettres, ma mère ?

— Eh ! mon Dieu ! sois donc tranquille ! elles ne s’envoleront pas, tes lettres. Je suis impatiente d’entendre la fin de ce récit ; car tout ce qui est relatif à cette aimable femme m’intéresse à un point incroyable. Tu disais donc qu’un soir, madame Wolfrang… ?

— Ah ! es-tu curieuse ! es-tu curieuse ! – répond en riant Alexis, qui embrasse sa mère ; je t’y prends ! tu es tombée dans un affreux guet-apens !

— Comment ?

— J’inventais cette histoire.

— Ah ! traître ! – reprend gaiement madame Borel ; – et moi qui, bonnement… C’est indigne ! fi ! l’affreux menteur !

— Vois-tu, mère, que tu aimes autant que moi à parler de madame Wolfrang ?

— Allons, je l’avoue, je suis prise ; mais tu es un fier traître, monsieur mon fils !

— Eh bien, puisque tu es prise, voici ta rançon. Supposons que le récit que tu désirais si vivement d’entendre ait duré… combien ?… voyons… dix minutes ; est-ce trop ? je ne veux pas abuser de ma position.

— Va pour dix minutes ; ensuite ?

— Pendant ces dix minutes, les lettres que j’ai à lire ne se seraient pas envolées, n’est-ce pas, mère ?… Ce sont tes propres termes.

— Hélas ! il n’est que trop vrai, double fourbe !

— Eh bien, pendant ces dix minutes que tu consacrais à entendre mon récit, nous nous entretiendrons de cette charmante femme… Voilà ta punition !

— C’est la loi du vainqueur, je dois la subir, je me résigne.

— Et, au fond du cœur, tu es enchantée.

— Taisez-vous, fils sans pitié.

— Oh ! ma mère, – reprend Alexis, non pas gaiement cette fois, mais d’un accent plein de tendresse et d’attendrissement ; – oh ! ma mère, quelle riante vertu que la tienne ! Pourquoi donc toujours la représenter sérieuse et rigide, la vertu ? Un bon et franc sourire comme le tien lui sied si bien ! il double son prix ! Croirait-on, à te voir si simple, si gaie, si indulgente aux folies de ton fils, que tu es cette sainte femme, cette bonne dame de charité tant bénie, tant vénérée par les pauvres ouvriers de Lyon ? Qui te connaîtrait, mère chérie, te prêterait l’une de ces physionomies austères qui imposent seulement le respect, tandis qu’il y a en toi je ne sais quel attirait à la fois grave et doux qui fait qu’on te révère autant qu’on est charmé de l’aménité, de l’enjouement de ton caractère. Oh ! mère, combien je t’aime ! – ajoute Alexis, les yeux légèrement humides, en baisant à plusieurs reprises avec effusion les mains de madame Borel.

Celle-ci, touchée de l’émotion de son fils, lui répond tendrement :

— Tu es un digne enfant ; et, si le peu de bien que je répands autour de nous ne portait en soi mille fois sa récompense, tes bonnes et chères paroles me payeraient au centuple de ce que mérite ma charité, bien facile à exercer ; car, après tout, qu’est-ce que je donne ? Une bien faible portion de notre superflu.

— Eh ! qu’importe ! Ce n’est pas seulement l’argent que tu donnes, c’est ton cœur ; oui, il est tout à tous ; il est à ceux qui souffrent. Ce n’est pas une froide aumône que tu leur jettes ; tu leur apportes les douces consolations de l’âme. Combien de fois n’ai-je pas vu ta sereine gaieté rappeler le sourire, la confiance, l’espoir, sur les visages assombris par le chagrin ! combien de fois la générosité…

— Oh ! ma générosité ! ma générosité ne se peut en rien comparer à la tienne, surtout en ce moment, cher prodigue.

— Que veux-tu dire, mère ?

— Regarde la pendule.

— Eh bien ?

— Eh bien, – répond en souriant madame Borel, – voilà déjà trois ou quatre minutes d’écoulées sur les dix, ni plus ni moins, dont tu peux disposer pour parler de madame Wolfrang.

— Soit, – répond Alexis souriant à son tour ; – mais, si je ne parle pas d’elle, du moins je parle comme elle, en te disant ce que ta bonté, ta vertu, m’inspirent. Rappelle-toi avec quelle grâce, quel à-propos, madame Wolfrang faisait hier ton éloge et celui de madame la duchesse della Sorga !

— Je mentirais en disant que je n’ai pas été très-sensible à la sympathie que me témoignait madame Wolfrang ; car, pour en revenir à ton rêve éthéré, j’incline à croire décidément qu’elle est un ange égaré sur notre planète, et que, quelque jour, nous la verrons, comme tu l’as vue en songe, s’envoler à tire-d’ailes avec une brillante étoile au front.

— Et voilà justement pourquoi, je te l’avoue, mère, je suis…

— Tu es ?

— Je n’ose.

— Voyons, achève donc… Tu es ?

— Amoureux de madame Wolfrang.

— Vraiment, mon garçon ?

— Oh ! vrai !… va !

— Mais, là, ce qui s’appelle amoureux ?… amoureux pour tout de bon ?

— Je crois bien !

— Oh ! oh ! monsieur Alexis, voilà une bien grosse confidence.

— N’est-ce pas, ma mère ? Et tu ne me grondes pas ?

— Ma foi, non ; être amoureux d’un ange qui plane là-haut, tout là-haut… à perte de vue dans l’azur, une étoile au front, ça n’a pas, vois-tu, grand inconvénient, attendu que les ailes ne te pousseront point pour aller rejoindre ce bel ange dans son éther, mon pauvre garçon !

— Hélas ! j’en doute !

— Comment ! tu en doutes ? L’entendez-vous ? il n’est pas absolument convaincu que, quelque jour, il ne prendra point son vol, à l’instar de feu M. Dégaine et de sa mécanique (lequel, par parenthèse, s’est cassé le nez). Voyez-vous la fatuité de monsieur mon fils !

— Bien, bien, tu te moques de moi !

— Oh ! par exemple, je n’oserais prendre cette liberté-là.

— Méchante mère, va !

— Je suis si peu méchante, et je compatis tellement à ton martyre, infortuné garçon, que, lorsque j’irai rendre ma visite à madame Wolfrang, je lui dirai : — Vous ne savez pas, chère madame ? mon fils est amoureux de vous ! Il attend seulement que ses ailes soient poussées, afin de vous faire sa déclaration. »

— Tu es pourtant capable de me jouer ce tour-là !

— Et je n’y manquerai certes point.

Puis, quittant ce ton enjoué, madame Borel dit à son fils :

— Tiens, mon ami, parlons sérieusement. Une mère est pénétrante ; je me suis bien aperçue hier de la vive impression que causait sur toi cette enchanteresse. Eh bien, je te le répète, cher enfant, maintenant, je parle sérieusement, je suis ravie…

— De ce que madame Wolfrang m’ait causé cette vive impression ?

— Oui ; et tout à l’heure je ne plaisantais qu’à demi en te disant qu’il n’y avait pas grand inconvénient à être amoureux d’un ange qui plane dans l’éther ; en d’autres termes, mon enfant, il est heureux pour un jeune homme de ton âge, doué, comme tu l’es, d’une extrême délicatesse de cœur qui t’a toujours préservé de ces fâcheux entraînements où tant de jeunes gens trouvent leur perte ; il est heureux, dis-je, pour toi, d’éprouver un vif attrait pour une belle, vertueuse et aimable personne, aussi incapable d’encourager par sa coquetterie l’honorable sentiment qu’elle a inspiré, que c’en faire l’objet de ses railleries ou de son dédain. Non, elle userait de son influence sur toi, si elle la connaissait, pour élever encore ton âme, pour te rendre meilleur, plus attaché à tes devoirs.

— Oh ! mère, si tu savais comme tu dis vrai !

— Je l’espère.

— Figure-toi que, depuis hier, il me semble que je vous aime davantage, toi et mon père ; que je me sens meilleur, plus ambitieux encore de mériter aussi le renom d’honnête homme, le titre le plus simple, le plus glorieux de tous. Il me semble toujours entendre la voix de madame Wolfrang me disant : « Monsieur Alexis, vous serez digne d’honorer le nom de votre père. » Enfin, depuis hier, il me semble que je ressens, comme jamais je ne l’ai ressenti, l’amour du bien et l’horreur du mal.

— Cela doit être, mon enfant, parce que le sentiment que t’inspire cette noble jeune femme, ne dépassant jamais, de ta part, je le sais, les bornes du respect le plus profond, épurera encore, s’il se peut, ton âme si pure. Ton rêve, rêve généreux et touchant, sera d’obtenir que madame Wolfrang te dise un jour en le tendant cordialement la main : « Vous êtes un bon et brave cœur ; si j’avais une sœur ou une amie à marier, je lui dirais : Épouse-le, tu ne saurais faire un meilleur choix. »

— Tiens, mère, en t’écoutant, les larmes me viennent aux yeux. Oui ! épouser une femme choisie par madame Wolfrang, ce serait encore l’aimer !

— Bien, bien, cher enfant ! tu dis vrai, car, au sein de cette heureuse union, tu te souviendrais avec délices, avec orgueil, de ce noble amour auquel tu auras dû ton bonheur passé, ton bonheur présent.

— Quel avenir enchanteur, ô mère ! Oui, oui, madame Wolfrang saura que…

— Elle saura, monsieur le musard, et elle vous en gourmandera fort, qu’elle vous fait oublier tout… jusqu’à vos lettres de commerce, que vous devriez avoir lues depuis une heure. Si l’empire de madame Wolfrang débute ainsi, elle en sera fort peu flattée, je vous en avertis.

— Tiens, si elle est l’ange des femmes, tu es, toi, l’ange des mères !

Et Alexis Borel, prenant entre ses mains le visage de madame Borel, l’embrasse avec tendresse ; puis :

— Je vais à l’instant lire mes lettres et m’occuper de mon courrier.

M. Borel entre à ce moment chez sa femme.

Il est pâle, soucieux, et dit à son fils, comme s’il voulait chercher une distraction à ses pensées secrètes :

— Mon ami, y a-t-il quelque chose de nouveau dans notre correspondance de ce matin ?

— Je ne l’ai pas encore ouverte, mon père. Je vais m’en occuper à l’instant ; je te demande pardon de ma négligence.

— Ce retard est insignifiant, mon ami, – répond le banquier de nouveau absorbé, tandis que sa femme dit à Alexis, qui se dirige vers la porte :

— N’oublie pas de me renseigner, si tu l’es, sur ce prêt de dix mille francs dont M. Duport n’a pas donné de reçu à notre caissier ; car je crains…

— Ah ! ma mère, encore ce soupçon ?

— Je suis presque certaine de ne pas me tromper.

— M. Duport ! un si honnête homme ?

Et, s’adressant à M. Borel de plus en plus absorbé, Alexis ajoute :

— Mon père, tu entends ?

— Quoi ? – demande le banquier complétement étranger à ce qui se passait autour de lui ; – que dis-tu, Alexis ?

— Je répondrai à ton père ; dépêche-toi d’aller mettre à jour ta correspondance, – reprend madame Borel s’adressant à son fils.

Celui-ci sort, et elle reste seule avec son mari.

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