XXXVIII

M. Lambert est de retour chez lui depuis quelques instants.

Il a fermé la porte extérieure de l’entre-sol, afin de sauvegarder de l’indiscrète curiosité de son commis l’entretien qu’il doit avoir avec Francine… Il est allé la rejoindre dans sa chambre à coucher.

La jeune femme envisage alors sa situation dans ses effrayantes réalités… elle ne doute pas que son mari ne soit résolu à la chasser de chez lui…

Pour elle, cette expulsion, c’est l’inconnu, c’est le hasard, c’est la sinistre perspective d’une existence bien longue encore, pour être forcément vouée à la détresse, à ses dures privations ou à l’infamie, à moins que cette existence ne soit abrégée par les souffrances de la misère, ou brusquement tranchée par le suicide.

Parfois Francine songe au suicide… mais en s’avouant qu’elle se sent trop faible, trop peureuse de la mort, pour chercher dans cette extrémité la fin de ses tourments…

Que va-t-elle devenir ? Demain, il lui faudra, quitter cette élégante demeure, où elle vivait dans le bien-être, entourée des soins, des attentions de son mari, s’efforçant, dans la limite de ses ressources, de prévenir les moindres désirs de sa femme, et n’ayant qu’un but au monde : la voir heureuse…

Cette pensée de reconnaissance pour les bontés de son mari ne se présenta que secondairement à l’esprit de Francine, dont le sens moral était peu développé.

Elle devait envisager tout d’abord les conséquences matérielles du malheur dont elle était frappée ; car, elle n’en doutait pas, son mari, se séparant d’elle, l’abandonnerait sans merci à la terrible destinée qu’elle s’était faite ; et, quoi qu’elle eût à redouter de la juste sévérité de M. Lambert, le ressentiment de son ingratitude envers lui n’en fut pas moins sincère et navrant.

Mais ce qui portait à son comble la douleur de Francine, c’était cette horrible conviction, qu’elle sacrifiait sa paisible et douce existence, le repos, le bonheur du meilleur des hommes, à un misérable qui la délaissait sans pitié, ne l’aimait pas, et ne voyait en elle que le jouet d’un caprice éphémère.

Enfin, l’outrageant mépris si énergiquement infligé par le libraire à M. de Luxeuil, écrasé dans sa bassesse, redoublant le dégoût et l’aversion qu’il inspirait alors à Francine, redoublait aussi son respect pour le caractère de son mari.

— Madame, – dit le libraire à sa femme d’une voix sévère, où perçait néanmoins la pitié, – vous avez été… vous êtes très-émue… notre entretien peut se prolonger… êtes-vous en état de m’entendre… de me répondre… ou vous plaît-il que nous remettions cet entretien à ce soir ?

— Il en sera… monsieur, ce que vous voudrez.

— Je vous demande si vous vous sentez dans une position d’esprit qui vous permette de m’entendre… et de me répondre.

— Je le crois, monsieur.

— Madame, – reprend M. Lambert après un moment de silence, – il y a trois ans et demi… je vous ai vue pour la première fois… vous vous rappelez dans quelles circonstances ?…

— Oui, monsieur… J’étais abandonnée… par… par…

— Par celui qui vous avait séduite… presque enfant ; vous aviez à peine seize ans et demi… vous alliez devenir mère…

— Je sais… combien alors… j’étais coupable…

— Vous étiez alors… madame, moins coupable que victime… voilà pourquoi je me suis vivement intéressé à vous… Orpheline, élevée par une parente sans moralité, dont les exemples, je ne voudrais pas dire les conseils… ont été la principale cause de votre première faute… vous étiez moins à blâmer qu’à plaindre… je vous ai plainte…

— Vous avez fait plus, monsieur… j’étais mourante de chagrin et de misère… abandonnée de tous… et sur le point de mettre au monde ce malheureux enfant qui n’a pas vécu… vous avez…

— J’ai simplement, en cette circonstance, accompli le devoir d’un homme de bien… Vous étiez alors… madame, je le répète, plus à plaindre qu’à blâmer… Le hasard me rapprochait de vous… je vous ai secourue… je vous ai placée dans une honorable famille d’artisans ; là, vous ne pouviez recevoir que d’excellents exemples… Votre santé rétablie ; je suis venu souvent vous voir… Habituée à l’oisiveté, n’ayant reçu qu’une demi-éducation, je désirais qu’afin de vous assurer des ressources pour l’avenir, vous apprissiez l’état de fleuriste, qu’exerçaient la femme et la fille de l’artisan à qui je vous avais confiée. Soit étourderie, soit manque de goût pour cette profession, soit inhabitude de tout travail, votre apprentissage donnait peu de résultats…

— Je faisais pourtant de mon mieux.

— Je le crois… mais, passons… Je vous ai, pendant six mois, observée, étudiée ; j’ai apprécié en vous, madame, certaines qualités réelles : la douceur du caractère, la délicatesse et la bonté du cœur… la franchise… lorsque l’on savait vous mettre en confiance… enfin, une sincère reconnaissance de l’intérêt que l’on vous témoignait… Je ne m’abusais pas sur vos défauts : une grande faiblesse d’esprit, quelque vanité, une invincible tendance à la paresse, malgré votre amour du bien-être… Ces défauts, assez légers en eux-mêmes, m’ont cependant effrayé pour vous, madame, parce qu’ils suffisent à perdre une femme… lorsqu’elle est aux prises avec le besoin. Aussi vos défauts, plus encore que vos qualités, que votre jeunesse et votre beauté, à laquelle, je l’avoue, je n’étais pas insensible… vos défauts, dis-je… et j’ai le droit d’être cru… m’ont surtout inspiré le désir de vous épouser, parce que, pauvre et abandonnée comme vous l’étiez, ils pouvaient, ils devaient presque certainement vous conduire à votre perte… tandis que leur conséquence devait être facilement conjurée par ma sollicitude et par mon affection pour vous, et par la modeste aisance dont vous jouiriez lorsque vous seriez ma femme… Voilà pourquoi, madame, je vous ai proposé, il y a environ trois ans, d’unir votre sort au mien.

— Ah ! malgré mes torts inexcusables… je n’ai jamais oublié, monsieur… je n’oublierai jamais… votre bonté… votre générosité…

— Oui, madame, je me suis montré bon et généreux en vous épousant… Je n’avais été qu’humain en vous sauvant de l’abandon et de la détresse, alors que vous étiez au moment de devenir mère… Mais, si je rappelle le passé à votre souvenir, ce n’est pas, soyez-en assurée, madame, afin de me glorifier de ma bonté !…

— Je n’en doute pas, monsieur… car bien souvent, depuis notre mariage, lorsque je vous parlais de ma reconnaissance… vous me répondiez…

— Que vous vous étiez acquittée envers moi par le bonheur que je vous devais en ce temps-là…, – répond M. Lambert avec une émotion contenue. – C’est vrai… pendant trois ans… je n’ai eu que d’insignifiants reproches à vous adresser… je vous aurai dû… les trois plus heureuses années de ma vie…

Le libraire, dont la voix s’est légèrement altérée, la raffermit et poursuit ainsi :

— Lorsque je vous ai offert de vous épouser, madame, je vous ai dit ceci : « J’ai plus que deux fois votre âge ; mes goûts sont studieux, j’aime la retraite ; je ne fréquente pas la société de mes confrères, ni celle d’autres commerçants : j’aime mon chez-moi, d’où je sors rarement… Si vous m’épousez, Francine, il faut vous résigner d’avance à une vie retirée, sans autre distraction que des promenades à la campagne les jours de fête où mon magasin est fermé, ou quelques parties de spectacle de temps à autre… Vous devrez presque toujours rester au comptoir, et vous mettre assez au fait des principales notions de mon commerce, pour pouvoir répondre à mes clients, si je suis absent… veiller enfin sur les détails du ménage… Cette existence est, sans doute, bien monotone ; mais, si vous vous y résignez, je tâcherai de vous la rendre supportable par mon affection, mes soins, mes prévenances et une tendresse paternelle… pour vous, car je suis d’âge à être votre père… mon enfant… Vous ne pouvez ressentir d’amour pour moi ; ma chambre sera séparée de la vôtre, où vous serez maîtresse absolue. Maintenant, Francine, réfléchissez mûrement à mes offres ; je vous connais assez à cette heure pour être convaincu que, si vous les acceptez… vous avez la ferme intention de vous conduire en honnête femme… Si, au contraire, l’existence que je vous offre de partager ne convient ni à vos goûts, ni à votre âge, ni à votre caractère… vous me l’avouerez sincèrement… je ne vous abandonnerai pas pour cela… tant s’en faut, car jamais vous n’aurez eu davantage besoin de soutien… Nous aviserons à chercher une profession qui vous plaise mieux que celle de fleuriste ; car, songez-y bien, Francine… vous pouvez toujours compter sur mon appui… à la condition de travailler… L’oisiveté vous perdrait… Ainsi, réfléchissez mûrement, et, quelle que soit votre décision… vous n’aurez jamais de meilleur ami que moi… » – Telles ont-été mes paroles, madame ; vous vous les rappelez sans doute ?

— Oh ! oui ! – répond Francine fondant en larmes, – ces souvenirs me montrent combien je suis coupable… et que je n’ai à attendre de vous aucune pitié.

Le libraire continue :

— Enfin, après quelques jours de réflexion… pendant lesquels, vous me l’avez avoué… preuve de franchise dont je vous ai su beaucoup de gré… vous avez d’abord hésité à vous engager… en songeant à la monotonie de l’exigence que je vous offrais… puis, surmontant cette hésitation en considérant les garanties de repos et de sécurité que notre mariage vous offrait pour l’avenir, et cédant aussi à un sentiment de gratitude et d’attachement pour moi… m’avez-vous dit…

— Oh ! je vous le jure… c’était la vérité… c’était bien vrai…

— Je l’ai cru, je le crois encore, parce que votre cœur était bon et que je méritais votre attachement… Nous nous sommes donc mariés, madame, et, je le répète, vous avez tenu tout ce que j’attendais… plus même que je ne devais attendre de votre part, et je n’ai eu qu’à me féliciter de notre union… jusqu’aujourd’hui…

Ce disant, M. Lambert, très-ému, garde un moment le silence.

FIN DU TOME DEUXIÈME

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