XXXVII

Le libraire, profitant de la stupeur inerte où sa présence a d’abord jeté M. de Luxeuil, le pousse rudement, s’élance, traverse l’antichambre, la salle à manger, et s’arrête dans le salon à la vue de Francine, debout, effarée, essuyant son visage baigné de larmes.

Mais, à l’aspect de son mari, elle jette un cri d’effroi, et reste foudroyée, incapable d’articuler un mot, de faire un mouvement.

M. de Luxeuil, revenu de sa stupeur, accourt dans le salon, et, s’adressant au libraire avec l’accent d’une irrésistible sincérité, – cette fois, il ne mentait pas, – lui dit :

— Monsieur, je vous le jure sur l’honneur… si accablante que soit pour madame sa présence chez moi… vous ne pouvez lui reprocher qu’une grave imprudence… que je déplore d’avoir provoquée… Je vous supplie de me la pardonner, ainsi qu’à madame ; car, je vous le répète, et sur l’honneur, elle n’a d’autre tort que…

— Pas un mot de plus, monsieur, – répond M. Lambert. – Vous dites… ce que vous devez dire en pareille circonstance.

— Mais, monsieur… encore une fois.

— Assez… monsieur de Luxeuil… assez !

Le libraire, après ces mots adressés au jeune beau, dit à sa femme d’un ton glacial :

— Veuillez, madame, prendre la peine de vous asseoir… et… causons… tous les trois.

Francine s’asseoit machinalement, fascinée par le regard de son mari.

Elle est sous le coup d’une telle épouvante, qu’elle n’a presque plus conscience d’elle-même, en cela que, bien qu’elle voie et qu’elle entende, il lui semble assister à une scène à laquelle elle est étrangère.

— Monsieur, – reprend M. Lambert en s’asseyant à son tour, et après un moment de silence, vous avez perdu madame…

— Je vous le jure de nouveau sur l’honneur, monsieur… vous n’avez à reprocher à madame que l’extrême imprudence de la visite qu’elle m’a faite, à ma pressante sollicitation…

— Monsieur… vous sentez bien que je ne me paye point de pareilles raisons… Je trouve ma femme enfermée chez vous… et seule avec vous… ma conviction est formée… Donc, monsieur, vous avez perdu madame…

— Je vous adjure, madame… remettez-vous, dit vivement le jeune beau. – Un mot, un seul mot de vous, convaincra M. Lambert de son erreur…

Et M. de Luxeuil, se rapprochant de Francine anéantie, presque hébétée par la terreur :

— Madame… de grâce… ne m’entendez-vous pas ?

— Si… je vous entends… je vous vois…, – répond la jeune femme dans un état presque léthargique ; mais je… ne sais pas… je ne sais pas…

Le libraire, impassible et toujours assis, s’adressant à M. de Luxeuil :

— Les dénégations de madame n’auraient à mes yeux aucune espèce de valeur, monsieur… veuillez donc les lui épargner… il est constant pour moi que vous l’avez perdue… Je viens vous demander… ce qu’à présent vous comptez faire de ma femme.

— Quoi ?… comment ? – balbutie M. de Luxeuil abasourdi. – Plaît-il, monsieur ?

— Je vous demande ce qu’à présent vous comptez faire de madame ?

— Mais, monsieur, je… ne comprends pas… mais… pas du tout… ce que vous… voulez dire…

— Rien de plus simple cependant, – répond le libraire sans se départir de son calme glacial. – Ma femme ne remettra pas les pieds chez moi… Ma maison est à jamais fermée à une épouse coupable !

— Encore une fois, monsieur, je vous jure que…

— Mais, malgré la conduite inexcusable de madame, et ma ferme résolution de ne jamais la revoir, – poursuit M. Lambert sans s’arrêter aux paroles de son interlocuteur, – madame m’inspire encore quelque pitié… Elle a vingt-cinq ans à peine ; elle ne possède pas un sou de fortune, puisque je l’ai épousée sans dot, et vous concevez, monsieur… qu’après ce qui vient de se passer, madame ne peut et ne doit pas attendre une obole de moi… Elle est à peu près incapable de gagner sa vie… d’où il suit, monsieur, qu’un dernier sentiment de pitié pour elle me fait songer à son avenir… Aussi je vous demande de quelle façon vous comptez assurer le sort de madame… vous, monsieur, qui l’avez perdue !…

M. de Luxeuil était, nous l’avons dit, d’une crasse avarice et d’un égoïsme de roué. Jamais il n’avait pu lui venir la pensée que son caprice pour la femme du libraire pût entraîner, pour sa bourse et son avenir, à lui, Luxeuil, des conséquences aussi graves que celles qu’énonçait M. Lambert avec un calme imperturbable.

Corrompre et séduire cette jeune femme, à merveille !… et, le goût passager qu’elle lui inspirait satisfait, courir à d’autres conquêtes sans l’ombre de souci de sa victime… voilà à quoi avait uniquement prétendu le jeune beau.

Mais prendre cette galanterie au sérieux ?

Mais s’embâter, – c’est le mot technique, – mais s’embâter de cette petite niaise à perpétuité ?

Mais… – et cela surtout suffoquait le vainqueur de tant de riches et belles dames, – mais, afin d’assurer le sort de la femme de ce libraire, écorner sa fortune, à lui, Luxeuil ; fortune qu’il gérait avec tant d’ordre et de sagesse ; car ce monsieur, prodigieusement ordonné, se montrait fort bon ménager de son bien ?

Mais réduire d’un ou de deux chevaux son écurie, à seule fin d’assurer l’existence d’une madame Lambert ?

Allons donc ! ces énormités horripilaient cet aimable roué, et il se disait :

— Eh bien, il est encore bon là, M. Lambert ! me demandant avec un aplomb superbe ce que je compte faire de sa femme ! espérant sans doute me la colloquer, pour s’en débarrasser !… Merci du cadeau !

Enfin, madame Lambert aurait-elle eu à se reprocher autre chose que la terrible imprudence de sa visite chez lui, – et nous le répétons, cela n’était pas, – M. de Luxeuil, qui n’eût jamais consenti à se charger de l’avenir de sa maîtresse, à fortiori se révoltait-il à la seule pensée de s’embâter de Francine, qui n’était point sa maîtresse… argument irrésistible selon lui, et qu’il se proposait de faire valoir aux yeux du libraire.

M. Lambert, quoiqu’il ignorât l’égoïsme ignoble et la sordide avarice du jeune beau, devina facilement que ce jeune beau était un parfait misérable, en remarquant l’espèce de suffocation qu’il éprouvait à cette question nettement posée :

— Que comptez-vous faire pour assurer le sort de la femme que vous avez perdue ?

Le libraire remarquait aussi que Francine semblait sortir de l’état de prostration, pour ainsi dire hébété, où l’épouvante l’avait d’abord jetée.

La malheureuse créature, tressaillant convulsivement de tous ses membres, cacha soudain son visage dans son mouchoir afin de s’épargner la vue de son mari ; et, reprenant peu à peu conscience d’elle-même, elle ne perdit pas un mot de la suite de l’entretien, renoué de la sorte par M. de Luxeuil, après un instant de silence.

— Monsieur, j’ai dû me recueillir un instant avant de répondre à la question que vous m’avez adressée ; j’ai dû interroger ma conscience et mon honneur.

— Et que vous ont répondu, monsieur, votre conscience et votre honneur ?

— Ils m’ont répondu ceci, – ajoute M. de Luxeuil d’un ton pénétré : – oui, si j’avais malheureusement à me reprocher d’avoir perdu madame, il serait de mon devoir de galant homme… si vous la repoussiez de chez vous, monsieur, de lui offrir aide et protection… puisque je serais cause de sa perte ; mais heureusement… très-heureusement… il n’en est pas ainsi.

— Madame, – répond le libraire s’adressant à Francine, – êtes-vous maintenant en état de prêter attention à cet entretien ?

— Oui, monsieur, – balbutia la jeune femme, je le crois.

— Vous avez entendu la réponse que vient de faire M. de Luxeuil ?

— Je l’ai entendue.

— Écoutez encore, madame, – ajoute M. Lambert avec un sourire amer, – écoutez…

— Oui, madame… écoutez, – ajoute M. de Luxeuil, – et soyez-moi témoin que je dis la vérité.

Puis, s’adressant au libraire, le jeune beau reprend :

— La vérité, monsieur, la voici. Lorsque vous êtes entré chez moi… il y avait tout au plus un quart d’heure que madame s’y trouvait. À peine a-t-elle mis le pied dans ce salon, quelle a fondu en larmes, s’est écriée qu’elle sentait seulement alors la gravité de son imprudence… quelle ne se pardonnerait jamais de manquer à ses devoirs. J’adjure madame de dire si ce n’est pas la vérité.

— Oui, – murmure Francine d’une voix faible, – oui, c’est bien la vérité, mon Dieu !

— Madame m’a supplié alors de la laisser sortir d’ici, – reprend M. de Luxeuil ; – j’ai tenté de la calmer… je craignais à chaque instant de la voir perdre connaissance… C’est alors, monsieur, que vous avez sonné chez moi. J’adjure encore madame de dire si telle n’est pas la vérité… toute la vérité…

— Oh ! je le jure ! balbutie la jeune femme, je le jure !

M. Lambert, jusqu’alors silencieux, reprend avec un sang-froid glacial :

— Et, de ces affirmations, confirmées par le témoignage de madame, que prétendez-vous conclure, monsieur ?

— Je conclus que vous êtes un homme équitable, trop généreux, monsieur Lambert, pour ne pas vous montrer indulgent envers madame, uniquement coupable d’une démarche très-imprudente, sans doute, mais dont elle avait le plus cruel remords, même avant votre arrivée ici, puisque plusieurs fois madame m’a répété en fondant en larmes :

» – Je suis déjà bien coupable d’être venue chez vous ; mais je ne rendrai pas ma faute irréparable en trompant le meilleur… le plus généreux des hommes.

Puis M. de Luxeuil ajoute d’un ton plein de déférence pour le libraire :

— Et madame disait vrai, monsieur, en appréciant ainsi vos nobles qualités… car, moi-même, je les reconnais et je…

— Vous faites mon éloge, monsieur…, c’est très-touchant, assurément ; mais revenons, s’il vous plaît, à la question. Selon vous, madame n’est coupable que d’une grave imprudence ?

— Certainement, voilà tout.

— Fort bien, monsieur ; mais, si j’ai, moi, la conviction inébranlable que le seul acte d’être venue chez vous librement, quelles qu’aient été les suites de ce rendez-vous, déshonore madame à mes yeux, et m’oblige de lui enjoindre de sortir de ma demeure et de n’y jamais rentrer ?

— Plus d’espoir !… murmure Francine suffoquée par les sanglots ; – tout est fini pour moi !

— Mais, monsieur, – s’écrie le jeune beau, – cette impitoyable sévérité de votre part… serait, permettez-moi de vous le dire, serait d’une extrême injustice.

— Ah !… vous trouvez ?

— Certainement… j’en atteste la douleur, le repentir de madame… Voyez ses larmes, et…

— Eh ! monsieur… vous admettrez, probablement, que je suis seul juge de mon honneur ?

— Sans doute, monsieur… cependant…

— Je me crois, je me sens déshonoré… je me sépare de ma femme ; elle reste sans ressources… Que deviendra-t-elle, si vous l’abandonnez, vous, monsieur, à qui elle a tout sacrifié… honneur… position… avenir ?

M. Lambert, se tournant vers sa femme :

— Écoutez encore, madame, écoutez la réponse qui va m’être faite.

— Cette réponse sera simple, monsieur, – répond M. de Luxeuil : – je vous le répète, si j’avais eu le malheur d’être cause de la perte de madame, je… remplirais mon devoir de galant homme… mais…

— Monsieur… un mot… Est-ce vous qui avez sollicité madame de venir ici ?

— Oui, monsieur…

— Êtes-vous l’instigateur de l’acte qui déshonore madame à mes yeux, et m’oblige de la renvoyer de chez moi ?

— Pardon, monsieur, distinguons ! – s’écrie M. de Luxeuil avec l’accent d’un avocat plaidant ; – diable ! distinguons… Je suis, sans doute, en fait, l’instigateur de cet acte… mais, en droit… il ne dépend point de moi que vous attribuiez à cet acte une importance qu’il ne mérite point, et duquel la responsabilité ne saurait alors m’incomber… Distinguons, s’il vous plaît… distinguons !

— Malheureuse que je suis ! – se disait Francine reconnaissant, malgré son esprit borné, la sécheresse de cœur et la lâcheté de M. de Luxeuil ; – c’est pour cet homme que j’ai tout sacrifié !…

— Monsieur, vous eussiez été un excellent avocat, ainsi que le prouvent vos savantes distinctions entre le fait et le droit, – reprend le libraire avec un flegme sardonique. – Je ne veux même plus lutter de subtilités avec vous ; je vous poserai donc nettement la question… et je prie madame d’être attentive, les liens qui m’attachent à elle sont brisés par sa faute, et surtout par la vôtre. Madame n’a plus rien à attendre de moi… Elle est orpheline… sans famille… sans ressources, sans état manuel qui la mette à même de gagner sa vie… Or, si personne n’a pitié d’elle… pas même vous, monsieur… elle tombera dans une misère affreuse, et cédera peut-être aux terribles suggestions que la dernière détresse, que la faim… entendez-vous, monsieur ?… que la faim peut inspirer à une femme jeune et belle… Voulez-vous, oui ou non, prendre l’engagement d’honneur, devant elle et devant moi, de vous charger de l’avenir de celle que vous avez perdue ?

— Mais encore une fois, monsieur, je…

— Pas de phrases… Est-ce oui ? est-ce non ?

— Monsieur…

— Est-ce oui ? est-ce non ?

— Monsieur, – reprend avec hauteur M. de Luxeuil, – je n’accepte pas une question posée d’une façon voisine de l’insolence… et il ne me convient point de vous répondre.

Cet infâme roué, acculé dans son infamie par M. Lambert, espérait mettre fin à l’entretien en feignant d’être offensé dans sa dignité ; car, bien que cuirassé d’égoïsme et de sordide avarice, il se sentait cruellement blessé du rôle qu’il jouait aux yeux de Francine.

Celle-ci, surmontant l’effroi que lui causaient les regards de son mari, avait relevé le front, découvert son visage, jusqu’alors voilé par son mouchoir, et contemplait M. de Luxeuil avec un mélange de douleur, d’indignation et de dégoût, en pensant qu’elle avait perdu, brisé son avenir, incurablement outragé le plus généreux des hommes, en cédant à son amour insensé pour le fat sans cœur, sans entrailles, sans pitié, qui, ne trouvant pas même un mot de compassion à lui adresser, l’abandonnait à son épouvantable destinée, dont il était l’unique auteur.

— Monsieur, – reprend le libraire, – une dernière fois je vous somme de me déclarer si vous prenez, oui ou non, l’engagement d’honneur d’assurer le sort de madame.

— Une dernière fois, je vous réponds qu’il ne me convient pas de répondre à une pareille sommation.

— Monsieur de Luxeuil, – dit le libraire avec un accent de mépris écrasant, – vous êtes le dernier des misérables !

Et M. Lambert, s’adressant à sa femme :

— Prenez mon bras… madame… et sortons.

— Monsieur, vous m’insultez ! – s’écrie le jeune beau devenant pourpre de confusion et de rage en se voyant traité avec tant d’ignominie en présence de Francine ; – vous me rendrez raison !…

— Taisez-vous, monsieur de Luxeuil… vous n’avez pas le droit de me provoquer… vous n’avez pas le droit d’élever la voix… J’ai trouvé ma femme chez vous… je qualifie votre ignoble conduite comme elle doit l’être… Oui, l’homme qui, après avoir causé la perte d’une femme… l’abandonne lâchement, sans pitié… à une destinée qu’il sait horrible… celui-là est le dernier des misérables…

Et, laissant le jeune beau atterré par ces paroles vengeresses, M. Lambert sort avec sa femme, dont il soutient les pas défaillants, et regagne avec elle son logis.

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