Prologue

— Partons, je t’en supplie, Wolfrang !… par pitié, partons pour ce beau voyage !… Que de choses nouvelles nous verrons ! que de choses !

— Quoi ! cette résolution à ton âge, ma Sylvia ? toi, dans la fleur des ans et de ta beauté !

— Je suis lasse, lasse de voir… le triomphe du mal et le malheur des justes sur cette terre.

— Toujours cette erreur funeste !

— Erreur ou vérité… Elle m’obsède, elle me désespère, elle me tue ; elle flétrit jusqu’au charme de notre amour, Wolfrang. Hélas ! cet amour céleste rend plus hideuse encore la réalité qui nous entoure ! Malheur à moi ! pourquoi faut-il que la vue de l’iniquité me blesse, m’endolorisse, me fasse souffrir aussi cruellement que d’autres souffrent des maux du corps ? Partons, Wolfrang ! Pourquoi rester ici plus longtemps ? Qu’as-tu de commun avec ce monde impur et maudit, toi dont le cœur est un trésor de délicatesse et de bonté, toi qui sembles un archange égaré au milieu des hommes ? Ah ! c’est ta faute ! c’est ta faute ! Lorsqu’après t’avoir contemplé dans l’adoration recueillie que tu m’inspires, j’abaisse les yeux et regarde autour de moi, alors je deviens triste jusqu’à la mort. Viens, partons, mon Wolfrang ; n’avons-nous pas joui de tout ce que peuvent donner l’amour, la jeunesse, la richesse, le génie ?… Plus tard, peut-être, arriveraient pour nous la satiété, l’ennui, et pis encore. Je deviendrais peut-être insensible à ces indignités dont je souffre tant à cette heure… Mais tu ne réponds rien. À quoi songes-tu ?

— À te guérir…

— Impossible…

— Je te guérirai, te dis-je… Car il n’est que trop vrai, Sylvia, la susceptibilité exquise, presque maladive de ta nature, te rend aussi impressionnable aux ressentiments du mal moral, que le vulgaire est impressionnable aux ressentiments du mal physique. Mais je l’ai dit, j’ai le secret de ta guérison.

— Ma souffrance est incurable.

— Elle ne résistera pas à un moyen étrange auquel j’ai déjà plusieurs fois vaguement songé.

— Ce moyen ?

— Tu le sauras. Mais promets-moi, Sylvia, de ne pas céder à ta désespérance avant l’épreuve que je médite.

— Wolfrang…

— Si cette épreuve est impuissante à te convaincre, je t’accompagnerai là où tu veux aller. Est-ce convenu, ma Sylvia ?

— Et… à quand cette épreuve ?

— Au plus tard dans un an.

— Un an, grand Dieu !

— Ce laps de temps est matériellement indispensable à mon projet.

— Un an, Wolfrang !… Et jusque-là ?…

— Jusque-là… nous irons nous réfugier dans notre solitude bénie, où, de nouveau, nous partagerons notre vie entre l’étude, les arts, les longues méditations ; nous attendrons ainsi le jour de l’épreuve, et tu seras à l’abri de tout nouveau sujet de douleur.

— Ah ! notre vie de délices, pourquoi l’avons-nous quittée, Wolfrang ?

— Parce qu’il est des devoirs à accomplir sur cette terre, Sylvia ; et à ces devoirs, combien de fois ne t’ai-je pas vue te dévouer vaillamment !

— Et l’ingratitude la plus noire a payé mon dévoûment.

— L’ingratitude est le creuset où s’épure le bienfait, ne le sais-tu pas ?

— Que trop !

— Sommes-nous donc de ceux-là qui placent à intérêt le bien qu’ils font, comptant sur la reconnaissance de l’obligé ? Non, non, ce serait de l’usure. Il faut payer notre dette à la solidarité humaine. Cette dette sacrée, acquittons-la sans prétendre à davantage. Et maintenant, acceptes-tu l’épreuve, ma Sylvia ?

— Nous quitterons Paris ?

— Dans une heure.

— Et nous reviendrons ici ?

— Dans un an ; et j’en jure Dieu, ta guérison sera complète…

— Hélas ! j’en doute…

— En ce cas, si mes espérances me trompent, je ne m’opposerai plus à ton dessein. Est-ce dit, ma Sylvia ?

— C’est dit, mon Wolfrang.

— Et maintenant, à l’œuvre !

Wolfrang, après avoir agité le cordon d’une sonnette, s’assied et écrit rapidement deux billets ; puis il sonne de nouveau avec impatience.

Un nouveau personnage paraît.

— Allons donc, Tranquillin, – dit Wolfrang, – voilà deux fois que je sonne.

— Seigneur, j’accours…

— Tu accours… avec cette tranquillité imperturbable que tu dois sans doute à l’intercession de ton bienheureux patron, saint Tranquillin.

— Seigneur, je me hâtais de…

— Des chevaux de poste.

— Oui, seigneur, je vais m’empresser de…

— Cette lettre à mon banquier, cette autre à mon architecte.

— Oui, seigneur, je cours à l’instant m’occuper de ces commissions.

Tranquillin sort à pas comptés.

Une heure après, Wolfrang et Sylvia quittaient Paris.

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