I

Le récit suivant se passe à Paris, durant le règne de Louis-Philippe, et dans un quartier en partie démoli aujourd’hui.

L’on voyait à cette époque, dans ce quartier une maison à quatre étages, édifiée en briques et récemment construite. Le rez-de-chaussée se composait de deux boutiques ; l’entre-sol, sis au-dessus d’elles, en dépendait ; la cour de cette maison était limitée par les grilles de deux jardins que séparait un mur, et au fond desquels s’élevaient deux hôtels contigus et aussi de construction récente.

L’on appelait communément dans le voisinage cette maison

La maison du bon Dieu.

Elle devait cette dénomination flatteuse à des avantages de diverse nature dont jouissaient ses heureux locataires, et de l’exquise urbanité de son concierge.

L’un des deux appartements du premier étage et l’une des boutiques du rez-de-chaussée étaient encore à louer, ainsi que l’indiquaient un écriteau apposé à la porte cochère et une affiche placardée sur les volets fermés de l’un des magasins ; l’autre portait cette enseigne :

ANDRÉ LAMBERT, LIBRAIRE.

Ce matin-là, le commis du libraire, après avoir ouvert les contrevents de la boutique, s’occupait, à l’aide d’une servante, de placer de chaque côté de la porte des casiers remplis de livres reliés.

Ce commis, garçon de vingt-cinq ans, nommé Bachelard, disait en ce moment à la servante :

— Merci, Juliette, voici les casiers à leur place, vous pouvez retourner à votre cuisine, préparer le déjeuner du patron et de sa femme ; et à ce propos, qu’est-ce donc qu’ils mangent ce matin, nos bourgeois ?

— Mon Dieu, que vous êtes donc curieux, monsieur Bachelard ! vous harassez toujours le monde de vos questions. Vous serez bien avancé, n’est-ce pas, quand vous saurez ce que mes maîtres mangeront à déjeuner ?

— Moi, ça m’est bien égal ; c’est seulement pour la chose de savoir…

— La belle excuse !

— Est-ce que notre bourgeoise s’est couchée tard hier, Juliette ?

— Allons, encore ! mais, qu’est-ce que cela vous fait, maudit curieux ?

— Cela m’est fort indifférent ; seulement je suis toujours à me demander, et je vous le demande, Juliette : Pourquoi donc notre patron et sa femme font-ils chambre à part ?

— Cela leur convient apparemment !

— Mais pourquoi cela leur convient-il ? Là reste la question que je me pose… M. Lambert, il est vrai, a au moins la quarantaine ; il n’est pas beau, il est même laid… De plus il est chauve, grêlé, tandis que la bourgeoise a vingt ans au plus et est jolie comme un cœur ; or, je me demande encore pourquoi M. Lambert a-t-il épousé une si jolie jeunesse, et, d’autre part, pourquoi celle-ci…

— Ah ! mon Dieu ! il va se faire écraser !… Mais, prenez donc garde ! – s’écrie Juliette avec effroi, en attirant brusquement à elle le commis.

Celui-ci reprend :

— Aussi, je vous demande un peu pourquoi ce mirliflore du deuxième étage fait sortir ses chevaux de si bon matin, le tout pour qu’ils aillent se promener la canne à la main, comme de grands propres à rien ?

Cette réflexion de Bachelard, au sujet du danger qu’il venait de courir avait pour cause la brusque apparition de quatre chevaux anglais, couverts de leurs camails et de leurs caparaçons de drap bleu galonnés de rouge. Les fougueux et magnifiques animaux étaient impétueusement sortis de dessous la voûte de la porte cochère, tenus en main par deux grooms, et ils s’éloignèrent en piaffant, se cabrant, et faisant jaillir les étincelles sous leur ferrure.

— Vous pouvez vous vanter, Bachelard, de m’avoir causé une fière peur, – dit la servante ; – j’en suis encore toute tremblante ; je vous voyais déjà sous les pieds des chevaux.

— À propos, Juliette, est-ce que ça ne vous semble pas très-étonnant ?

— Quoi ?

— Ce M. de Luxeuil, qui loge au second, et qui possède de si belles bêtes, est lui-même un des plus beaux hommes que l’on puisse voir ?

— Eh bien !

— Notre bourgeoise, de son côté, est jolie comme les amours…

— Et puis ?

— Comment se fait-il que depuis deux mois qu’il habite ici comme nous, le beau jeune homme qui, en sortant de la maison, passe journellement devant notre boutique, soit à cheval, soit en voiture, soit à pied ; comment se fait-il… reprends-je… que le mirliflore ne jette jamais, au grand jamais, un seul regard sur notre bourgeoise, laquelle, cependant, mérite fièrement d’attirer l’œil des passants… Or, voilà qui me paraît louche… et… je…

— Mais, vilain homme, vous ne vous contentez donc pas d’être un curieux forcené, vous êtes donc aussi un espion ?

— Moi !

— Comment savez-vous que ce monsieur, ne regarde jamais madame lorsqu’il passe devant la boutique ? Vous êtes donc toujours aux aguets, afin d’espionner tout le monde ?

— Parbleu ! à quoi voulez-vous que je passe mon temps, ma chère ?

— Et vous n’avez pas honte !

— Du tout, du tout ; je me délecte au contraire dans cette pensée que je suis une espèce de petit furet… auquel rien n’échappe de ce qui se passe dans la maison…

— Joli passe-temps !

— Cela me fait songer, Juliette, à vous demander quand notre bourgeoise… doit…

— Laissez-moi tranquille avec vos questions ; vous m’ahurissez. Tenez, voilà M. Saturne qui balaie le devant de sa porte ; allez bavarder avec lui.

Ce disant, la servante rentre dans la boutique, après avoir indiqué du regard au commis le portier de la maison.

Ce concierge, investi du nom mythologique de Saturne, était un homme chauve, portant lunettes. Irréprochablement vêtu de noir, cravaté de blanc, et ceint momentanément d’un tablier de serge verte, cet incomparable portier joignait à une physionomie toujours souriante et des plus affables, une courtoisie exquise, dont un trait entre mille pourra donner une idée.

Un jour, M. de Luxeuil, l’élégant locataire du second étage, sortait à pied ; il s’arrête un moment devant la loge du concierge, afin de lui donner un ordre, et jette loin de lui son cigare éteint… M. Saturne se tournant aussitôt, à demi, vers ce cigare qui décrit sa parabole, s’incline légèrement devant cet objet, comme s’il eût participé de la respectabilité de son possesseur ; puis, M. Saturne continue de prêter une attention pleine de déférence aux paroles de son locataire.

Bachelard, invité par la servante à aller assouvir sa curiosité auprès du concierge, hoche la tête, se disant :

— Voilà un original qui fait mentir le proverbe : bavard comme un portier ; mais enfin, faute de grives, on mange des merles.

Et faisant deux pas au-delà du seuil de la boutique, le commis reprend :

— Bonjour, monsieur Saturne, bonjour ; comment ça va-t-il ce matin ?

— Et vous-même, monsieur Bachelard ?

— Vous êtes trop honnête. Voilà un beau temps.

— Hé… hé…

— À propos de beau temps, monsieur Saturne… dites moi donc pourquoi… car cela me trotte depuis une éternité dans la cervelle… dites-moi donc pourquoi le propriétaire de cette maison et des deux hôtels du fond de la cour, a, selon le bruit du quartier, fait construire ces bâtiments par des maçons alsaciens, venus tout exprès à Paris pour cette bâtisse, et qui ne disaient pas quatre mots de français ? Pourquoi donc ces maçons, pendant tout le temps qu’a duré la bâtisse, n’ont-ils pas quitté une sorte de grande baraque où ils étaient d’ailleurs, dit-on, très-bien établis et hébergés, mais où l’architecte les tenait, pour ainsi dire, en charte privée ? Pourquoi donc aussi, pendant tout le temps que cette bâtisse a duré, le terrain de construction était-il entouré d’une clôture en planches, en dedans de laquelle personne ne pouvait pénétrer ? Pourquoi donc encore le propriétaire tient-il absolument à louer ses appartements en garni, les donnant toutefois au même prix que s’il les louait sans meubles ? Et cependant le mobilier a dû coûter cher, si j’en juge d’après celui de l’entre-sol du patron. Rien de plus élégant, de plus recherché… (Aussi, par parenthèse, appelle-t-on cette maison-ci la Maison du bon Dieu ; tant les locataires y sont choyés, dorlotés selon les intentions du propriétaire). Puisque nous parlons du propriétaire, dites-moi donc par la même occasion quel homme c’est que ce monsieur Wolfrang ?… Est-il jeune ou vieux ? marié ou célibataire ?

Le commis, après cette avalanche d’interrogations, se disait à part lui :

— C’est bien le diable si le père Saturne ne répond pas au moins à une de mes questions.

— Tiens… – dit le concierge, – voilà Bonhomme qui s’en va au bureau de tabac faire remplir la tabatière de son maître.

M. Saturne, trompant ainsi l’espoir du commis, lui désignait du geste un chien barbet de moyenne taille et d’un poil touffu et grisâtre ; ses yeux, noirs comme son museau, pétillaient d’intelligence à travers les mèches ébouriffées dont ils étaient à demi-recouverts. Il sortait de la maison et trottait d’un air affairé, portant à sa gueule une tabatière de buis.

— Savez-vous, monsieur Bachelard, – ajouta le concierge, – savez-vous que ce chien-là n’a pas son pareil au monde pour la gentillesse et l’intelligence ?

— Je ne dis point non ; mais je vous demandais pourquoi la maison…

— Après avoir rapporté le tabac à son maître, – reprend le concierge, – l’on verra repartir Bonhomme, un petit panier à la gueule, afin d’aller chercher le déjeuner : une flûte de deux sous chez le boulanger et quelques fruits chez le fruitier…

— D’accord. Mais dites-moi donc si le propriétaire est…

— Et puis remontant dare dare ses trois étages, Bonhomme déposera son panier à la porte de l’appartement, se dressera sur ses pattes, prendra entre ses dents le cordon de la sonnette, que je me suis donné le plaisir de rallonger à cet effet, et, drelin, drelin, drelin ! Son retour sera ainsi annoncé à son maître.

— Mais, monsieur Saturne… écoutez-moi donc…

— Je vous dis, monsieur Bachelard, qu’à ce chien-là il ne manque, voyez-vous, que la parole, absolument que la parole.

— Ma foi, elle manque aussi à son maître, – dit Bachelard désespérant d’obtenir du concierge quelque réponse à ses questions précédentes. – Ce M. Dubousquet, maître de ce barbet, ne dit mot à personne, vit seul comme un ours, ne sort que rarement le soir, rasant la muraille, toujours emmitouflé d’un cache-nez, ni plus ni moins qu’un malfaiteur qui se cache. À telle enseigne que depuis qu’il loge ici, je n’ai pas pu seulement voir sa figure. Et à propos de ce M. Dubousquet, dites-moi donc ce qu’il est ou ce qu’il a été. Est-ce qu’il vit de ses rentes ? est-ce que…

— Monsieur Bachelard, – répond le concierge d’un air grave et confidentiel, – je dois vous déclarer une chose…

Ah ! enfin, – pensait le commis ; et il ajoute tout haut avec empressement :

— Dites vite, dites, mon bon, mon digne, mon excellent monsieur Saturne ; qu’avez-vous à me déclarer ?

— Que je suis et serai toujours votre très-humble et très-obéissant serviteur, – répond le concierge avec le salut le plus courtois. Et continuant de manœuvrer gravement de son balai, à la grande déconvenue du commis, bientôt distrait de son dépit par la voix de son patron qui, du seuil de la porte, appelait :

— Bachelard ! Bachelard !

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