XXXII

Le duc della Sorga avait vivement regretté que sa femme, ignorant, d’ailleurs, le prétexte imaginé par Felippe pour expliquer le changement survenu dans ses sentiments à l’égard de son frère, eût, à bien dire, exclu de prime abord Felippe de cette partie de plaisir, sans lui demander s’il lui convenait d’accompagner sa famille au théâtre.

Le duc craignait que la susceptibilité prétendue de Felippe, à peine calmée, ne s’irritât peut-être derechef : il pouvait trouver dans la proposition de sa mère un nouveau motif de croire que ses parents rougissaient de lui.

Ottavio, plein d’une foi candide dans la sincérité du retour de tendresse de son frère, ne le soupçonna même pas d’être blessé de l’espèce d’exclusion dont il était l’objet.

N’avait-il pas, un moment auparavant, reconnu, avoué, la cruelle absurdité de cette croyance que, craignant de partager le ridicule qui s’attachait à sa difformité, sa famille le laissait à l’écart ?

Aussi, obéissant au premier mouvement de son affectueux naturel, Ottavio répondit à la duchesse, qui venait de lui proposer de prendre une stalle d’orchestre à l’Opéra :

— Vous m’excuserez, ma mère, je n’aurai pas le plaisir de vous accompagner à l’Opéra.

— Pourquoi cela, cher enfant ?

— J’ai disposé de ma soirée.

— Quel sera donc son emploi ?

— Oh ! un emploi délicieux ! je n’aurai jamais passé de soirée plus douce, plus charmante.

— Je ne te comprends pas.

— Je reste ici.

Puis, faisant un pas vers son frère, dont il prend la main, Ottavio ajoute :

— Et lui donc, ce cher sauvage ! est-ce que je le laisserai seul désormais ? est-ce qu’à l’avenir je ne partagerai pas sa solitude, si elle lui plaît ?

— Bien, bien, cher enfant, – dit le duc espérant voir atténuée par cette offre cordiale la fâcheuse impression que pouvait ressentir Felippe.

Et il ajoute en souriant :

— Plus heureux que nous, vous passerez seuls ensemble cette douce soirée de réconciliation.

— Mais nous sortirons de l’Opéra avant la fin du spectacle, afin de venir plus tôt vous rejoindre, – dit la duchesse, – et nous achèverons cette journée en famille.

Depuis le commencement de cet entretien, les traits de Felippe (il venait, grâce à sa mère, disait-il, de trouver le prétexte de rupture vainement cherché par lui jusqu’alors) s’étaient soudain transfigurés ; sa physionomie, habituellement sardonique et méchante, qui donnait à sa laideur un caractère repoussant, avait d’abord fait place à une expression d’une douceur touchante ; mais, actuellement assombrie, elle révèle une sorte de contrainte pénible, que le duc seul remarque avec une angoisse croissante, tandis qu’Ottavio reprend gaiement, en faisant allusion aux dernières paroles de la duchesse :

— Oui, revenez bien vite près de nous, ma mère ; mais, quelle que soit l’heure de votre retour, vous nous trouverez, notre cher sauvage et moi, cœur contre cœur. N’est-ce pas, Felippe ?

— Tu es trop bon, mon frère, – répond Felippe avec une nuance de sécheresse ; – je ne veux pas te priver du plaisir d’aller à l’Opéra.

— Un plaisir que tu ne partages pas, est-ce que c’est un plaisir ?

— C’est trop aimable de ta part ; mais, je t’en prie, va au spectacle.

— Y songes-tu, mon Felippe ? Nous sommes redevenus les deux bons frères d’autrefois, et je te laisserais seul au logis !

— Qu’importe ! – répond avec amertume Felippe ; – j’ai l’habitude d’être seul.

— Et c’est justement de cette vilaine habitude que je veux maintenant te guérir ; et je t’en guérirai, cher et bien-aimé sauvage, continue Ottavio, tandis que le duc se dit :

— Ah ! mes craintes ne sont que trop justifiées : Béatrice, sans le savoir, vient de rouvrir une plaie à peine cicatrisée ; ce malheureux enfant va de nouveau penser que nous rougissons de lui.

— Mon ami, – reprend à demi-voix la duchesse s’adressant à son mari, et commençant à s’apercevoir de l’assombrissement des traits de son second fils, – ne vous semble-t-il pas que Felippe est tout à coup redevenu maussade et chagrin ?

— Je faisais la même observation que vous, – répond aussi à demi-voix le duc della Sorga. – Il est bien regrettable que vous n’ayez pas aussi proposé à Felippe de nous accompagner à l’Opéra.

— Lui !… Mais il eût refusé ; vous connaissez son caractère.

— Oui ; mais, dans les circonstances présentes, cette proposition était d’une extrême importance.

— Pourquoi donc cela, mon ami ?

— Je vous le dirai tout à l’heure. Écoutons nos enfants, – répond le duc della Sorga.

Car, pendant ces quelques mots échangés entre lui et sa femme, Felippe avait ainsi poursuivi :

— Je te suis reconnaissant, Ottavio, de ton désir de me guérir de mes goûts solitaires ; mais, décidément, je le reconnais, je suis de ceux-là qui sont nés pour vivre seuls ; je ne puis plus, ainsi que je l’espérais, m’abuser là-dessus.

— Que veux-tu dire ? – reprend Ottavio.

Et, regardant plus attentivement son frère, il s’aperçoit enfin de l’altération de ses traits. Puis il ajoute, très-surpris :

— Tu parais soucieux, attristé, mon frère ; et il n’y a qu’un instant ta figure était souriante, heureuse ; d’où vient ce changement soudain ?

— Tu te trompes, il n’y a rien de changé en moi.

— Felippe, ne me dis pas cela, je m’aperçois bien que…

— Encore une fois, tu te trompes, et, d’ailleurs, fais-moi grâce de tes remarques sur ma figure : elle est peu agréable à contempler ; cette privation ne te coûtera guère, – répond Felippe d’un ton brusque et sardonique.

Ottavio, dont la surprise fait place à une sorte de stupeur douloureuse, reprend d’une voix pleine d’anxiété :

— Mon frère, t’aurais-je contrarié, blessé sans le vouloir ?

— Pas le moins du monde.

— En ce cas, pourquoi me parler d’un air presque fâché, Felippe ?

— Je parle comme il me convient de parler.

Un moment de silence succède à cette réponse de Felippe.

Le duc, pendant l’entretien des deux frères, a en quelques mots instruit sa femme des causes de l’appréhension dont il est tourmenté ; la duchesse alors comprend et regrette son imprudence involontaire.

Ottavio s’est un moment recueilli.

Puis, d’une voix émue, s’adressant à Felippe :

— Écoute-moi, mon frère ; tu en es convenu tout à l’heure : une funeste erreur avait, hélas ! malgré notre sincère affection, amené le refroidissement dont nous souffrions tous deux depuis longtemps ; un pareil malheur ne saurait plus se renouveler entre nous ; nous avons maintenant trop de confiance l’un en l’autre pour qu’un malentendu puisse exister entre nous. Explique-moi donc franchement en quoi j’ai pu te blesser, ce qui me semble impossible, car jamais je n’ai ressenti pour toi plus de tendresse qu’en ce moment, cher Felippe ; je t’en conjure, explique-toi ; je te répondrai avec la même sincérité. Ah ! mon frère, je t’en prie, je t’en supplie à mains jointes, plus de malentendu entre nous !

— Oh ! il n’y a pas de malentendu possible, – répond amèrement Felippe ; – j’ai entendu très-bien, et trop bien entendu.

— Que veux-tu dire ? – demande le duc avec une angoisse croissante, ne doutant plus de la justesse de ses prévisions, mais voulant, dans l’espoir de la combattre et d’en triompher, obliger son fils à exprimer sa pensée secrète ; – qu’as-tu entendu, mon enfant ?

— Rien, rien, – réplique Felippe d’un ton sardonique ; – je serai probablement devenu sourd. Pourquoi non ? Cette infirmité me manquait.

— Mon ami, cette réponse n’est pas sérieuse, – dit à son tour la duchesse non moins affligée que son mari, et voulant, comme lui et pour les mêmes motifs, amener Felippe à un aveu sincère. – Sois donc franc. Tu réponds à ton frère que tu n’as que trop bien entendu. Il a donc été prononcé quelque chose dont tu es blessé ?

— Je n’ai pas le droit d’être blessé ; je mérite ce qui m’arrive ; j’étais fou, la raison me revient, voilà tout.

— Tu n’as pas, dis-tu, le droit d’être blessé, – reprend la duchesse avec une insistance pleine de mansuétude ; – à quoi ces paroles font-elles allusion ?

— Aux vôtres.

— Aux miennes ? que signifie… ?

— Vous avez, ma mère, peu de mémoire.

— Mon enfant, je t’en adjure ! réponds-moi sans contrainte et clairement. Prétends-tu que quelques mots de moi causent ton chagrin ?

— Vous ne me chagrinez nullement, ma mère, vous me rappelez à la réalité ; elle vaut mieux, si cruelle qu’elle soit, que l’illusion.

— La réalité ! l’illusion ! – répète la duchesse della Sorga ; – ce sont là des énigmes !

— Quoi ! – s’écrie Felippe feignant d’être incapable de se contenir plus longtemps ; – quoi ! ma mère, vous niez vos propres paroles !

— Et qu’ai-je donc dit ?

— Vous avez dit… Mais non ! – ajoute l’exécrable fourbe semblant vouloir dominer ses ressentiments et faisant un pas vers la porte. – La leçon me profitera. Je viens d’apprendre à ne plus jamais prendre la vérité pour une erreur, et un moment j’ai été dupe de cette méprise, pauvre niais que je suis !

— Felippe ! expliquez-vous ; je le veux ! – s’écrie impérieusement la duchesse della Sorga.

Puis, changeant d’accent :

— Non, je t’en prie, je t’en adjure, Felippe, mets un terme à nos angoisses ; vois combien ton père et ton frère, si heureux tout à l’heure, ainsi que moi, sont attristés. Explique-toi franchement, et tout s’éclaircira. Tu m’as accusée la première. Voyons, achève ; cite-moi une seule de ces paroles blessantes auxquelles tu fais allusion.

— Vous le voulez ?

— Je t’en supplie.

— Soit ; et, puisqu’il vous plaît sans doute de jouir de la cruelle humiliation que vous m’avez infligée, ma mère, soyez satisfaite…

— Voilà ce que je prévoyais ! – s’écrie le duc della Sorga. – Comment ! malheureux enfant, tu peux supposer… ?

— De grâce, mon ami, ne l’interromps pas, – dit la duchesse à son mari.

Et, s’adressant à son fils :

— Quelle humiliation t’ai-je infligée ?

— Tout à l’heure, lorsqu’il s’est agi d’aller à l’Opéra, quelle a été votre première pensée, ma mère ? Cette pensée a été de m’exclure de cette partie de plaisir.

— Et comment, je te prie, mon enfant, ai-je voulu t’exclure de cette partie de plaisir ?

— En vous empressant de dire que, mes habitudes sauvages m’empêchant de vous accompagner à l’Opéra, Ottavio s’y rendrait seul avec vous. Alors, j’ai compris…

— Et qu’as-tu compris, mon enfant ? – demande la duchesse engageant de nouveau son fils et son mari à garder le silence. – Voyons, qu’as-tu compris ?

— Vous rougissez de m’avoir près de vous, ce que je savais depuis longtemps ; je vous fais honte.

— Pourquoi me ferais-tu honte ?

— Parce que je suis laid et bossu, parce que vous craignez le ridicule en m’emmenant avec vous, – répond Felippe avec une animation croissante et comme s’il cédait à une irritation longtemps contenue ; – parce qu’autant vous avez, je le répète, honte de moi, ma mère, autant vous êtes glorieuse de votre Ottavio ; il est si beau, lui ! Et à lui aussi je fais honte !

— Mon Dieu ! – murmure Ottavio d’une voix navrante et les larmes aux yeux, – quelle injustice ! Mon premier mouvement a été de refuser d’aller à l’Opéra, afin de rester près de loi, Felippe.

— Oui, parce que vous avez mieux aimé renoncer au plaisir d’aller au spectacle que d’y aller avec moi ! parce que, à vous aussi, je fais honte !

— Ah ! m’entendre adresser ce reproche odieux, lorsque…

Ottavio n’achève pas ; sa voix est étouffée par ses pleurs, et le duc della Sorga s’écrie :

— Interpréter ainsi cette offre si cordiale de la part de votre frère ! ah ! c’est indigne !

— Est-ce que, s’il n’avait pas rougi de moi, son premier mouvement n’aurait pas été de dire à ma mère : « Pourquoi donc mon frère ne viendrait-il pas avec nous ? » – répond Felippe d’un ton d’amer reproche, en simulant un courroux croissant. – Mais non, il a préféré rester ici plutôt que de sortir avec moi !

— Mon Dieu ! une telle accusation est insensée ! – s’écrie Ottavio d’un ton navré. – Est-ce que je ne devais pas croire que, selon ton habitude, tu aurais refusé de nous accompagner ce soir ? Je t’en supplie, Felippe, songe à cela ; et, si la colère ne t’aveugle pas, tu reconnaîtras la cruelle injustice envers moi.

— Taisez-vous, fourbe ! votre fausseté me dégoûte et me révolte ! – s’écrie Felippe feignant l’exaspération, et voulant pousser jusqu’au désespoir la douleur de son frère. – Vous mentez impudemment ! Vous saviez très-bien qu’en ce jour, en ce beau jour… où je reconnaissais ma prétendue erreur, où je me laissais persuader comme un sot que l’on ne rougissait point de moi ici, j’aurais été trop heureux de trouver la preuve de cette affirmation dans une offre de mes parents de les accompagner ce soir au théâtre. Mais non, vous vous entendez avec eux, vous avez voulu à la fois jouer votre rôle de bon frère, de tendre frère, d’excellent frère… et vous épargner le ridicule de m’avoir près de vous au spectacle. Être accompagné d’un bossu, cela eût donné trop à rire à vos voisins ; aussi avez-vous imaginé ce touchant, ce sublime sacrifice de partager ma solitude. Allons donc ! est-ce que vous me croyez dupe de vos fraternelles jérémiades, de vos larmes de commande ! Je vois clair maintenant ! vous ne m’abuserez plus, misérable ! Vous êtes jugé ! Vous n’êtes qu’un pleurard hypocrite ! qu’un fourbe piteux et geigneux ! Je vous méprise et je vous hais ! je vous abhorre et je vous défends de m’adresser la parole !

Ce débordement d’injures, ces sarcasmes d’une méchanceté perfidement calculée, ont d’abord jeté Ottavio dans une sorte d’étourdissement. Suffoqué par les larmes, par une douloureuse indignation, il n’a pu prononcer un seul mot ; il souffre d’autant plus cruellement qu’il a cru davantage à la sincérité du retour de tendresse de Felippe.

Aussi, se sentant presque défaillir, il tombe anéanti sur un siége, pousse un long sanglot, et, cachant son visage entre ses mains, il murmure d’une voix étouffée :

— Ah ! c’en est trop ! c’en est trop ! c’est à me faire détester la vie !

— Enfin ! voilà ce que je voulais. Ah ! je lui aurais soufflé ces paroles, qu’elles n’eussent pas été plus favorables à mon dessein, pensait Felippe au moment où le duc, se rappelant le prétendu rêve dont l’exclamation d’Ottavio semble confirmer encore la réalité, court à Felippe et lui dit tout bas :

— Malheureux ! ces paroles de votre frère ne vous font pas frémir ! Oubliez-vous son rêve de cette nuit ?

— Laissez-moi ! laissez-moi ! – s’écrie Felippe repoussant son père et simulant l’égarement.

Car, dans les calculs de sa profonde scélératesse, il voulait que sa famille restât sous la sinistre impression de ces dernières paroles du bon Ottavio : « C’est à me faire détester la vie ! »

Puis, Felippe, se précipitant vers la porte, ajoute :

— Non ! non ! je ne m’abusais pas ! je suis ici pour tous un objet d’aversion ; j’accomplirai mon projet, je fuirai cette maison ! vous serez délivrés de ma présence !

Et le monstre se dit en sortant, et poussant avec fureur la porte, qu’il reforme violemment, derrière lui :

— On croira demain au suicide d’Ottavio ! Ah ! moi aussi…, cadet de famille comme l’était mon père, moi aussi, je serai un jour, comme lui, par le fratricide… duc della Sorga !

FIN DU TOME PREMIER.

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