XXXI

La duchesse della Sorga, à l’aspect de ses deux enfants enlacés dans les bras l’un de l’autre, s’arrête un instant, frappée de surprise ; sa figure, si souvent impassible comme un masque de marbre, révèle l’expression d’un bonheur indicible.

Cette épouse infâme chérissait ses enfants autant que les chérissait son époux fratricide.

Chez elle, la perversité des mœurs n’avait pu dénaturer le sentiment maternel ; sentiment divin, souvent il demeure immaculé au milieu des souillures, comme le diamant dans la fange.

Madame della Sorga aimait ses fils à l’égal l’un de l’autre ; Felippe lui inspirait une touchante compassion, et Ottavio flattait son orgueil de mère par sa beauté, par ses qualités charmantes, et surtout par son pieux respect pour les vertus qu’il adorait en elle.

Il ne faut pas s’y tromper : les âmes profondément corrompues et endurcies se plaisent surtout, par un détestable raffinement de dépravation, à imposer à tous, grâce à l’hypocrisie, l’estime, la déférence.

Cette vénération usurpée est le sel de leurs débordements ; elle leur donne une saveur plus piquante ; tandis que les âmes moins perverses, quoique coupables, sont, au contraire, incessamment torturées par les témoignages d’une considération dont elles se sentent indignes ; elles y voient une sorte d’ironie sanglante qui, à chaque instant, leur rappelle les vices ou les crimes qu’elles voudraient oublier.

La duchesse della Sorga, aussi dépravée qu’endurcie, jouissant donc, avec une délectation diabolique, de sa renommée de femme austère et pieuse, se confiant néanmoins parfois (ainsi que la veille, au sujet de M. de Luxeuil) dans la témérité même de sa conduite, parce que, étant véritablement incroyable chez une personne de son rang, posée comme elle avait su se poser, cette conduite paraissait invraisemblable, à ce point, que sa révélation devait être taxée de la plus absurde des calomnies ; – madame della Sorga se complaisait donc dans son secret et sardonique dédain pour les sots, convaincus de ses vertus ; mais le respect passionné qu’elle inspirait à Ottavio la charmait, non parce qu’il était sa dupe, ainsi que le vulgaire, mais parce qu’elle voyait dans cette vénération filiale la cause dominante de l’idolâtrie d’Ottavio pour elle.

Madame della Sorga éprouva donc la plus douce surprise, en voyant enlacés dans les bras l’un de l’autre, ses deux enfants, dont elle pleurait depuis si longtemps les discords.

Le duc, remarquant l’étonnement et la joie de sa femme, lui dit :

— Béatrice, vous partagerez mon bonheur : nos deux fils sont pour toujours réconciliés.

— Ah ! ma mère, nous n’étions pas désunis, – reprend Ottavio conservant l’un de ses bras sur l’épaule de son frère, qu’il contemple avec ivresse. – Une fâcheuse erreur, dont il est inutile de te parler, puisqu’elle est pour toujours dissipée, avait jeté une froideur apparente entre nous ; mais, au fond du cœur, Felippe m’aimait autant que par le passé. N’est-ce pas, frère ?

— Hélas ! mon Ottavio, le souvenir de cet attachement était la seule consolation de mes chagrins.

— Chers enfants, – dit la duchesse, – vous me faites oublier en un instant bien des jours d’affliction. Dieu, dans sa miséricorde, aura écouté mes ferventes prières, où j’exhalais la douleur que me causait votre désunion.

— Le Seigneur devait exaucer vos vœux, Béatrice, – reprit gravement le duc : – jamais âme plus pieuse que la vôtre ne s’est élevée vers le ciel !

— Oh ! mère chérie ! tu es sainte et bénie pour tes vertus entre toutes les mères ! – s’écrie Ottavio avec ravissement, en baisant les mains de la duchesse. – Oui, Dieu a exaucé tes prières ! elles m’ont rendu l’affection de Felippe ; tu m’auras donné deux fois mon frère.

— Quel cœur adorable que celui d’Ottavio ! Et penser que ce cœur est à moi, à moi tout entier ! Ah ! je suis une heureuse mère ! – se disait la duchesse della Sorga, lorsqu’un domestique entra, portant une lettre sur un petit plateau d’argent, qu’il présenta à sa maîtresse ; puis :

— Madame la duchesse, dit-il, on attend la réponse à cette lettre, de la part de madame la princesse Orsini.

— C’est bien ; que l’on attende, – répond la duchesse della Sorga au serviteur.

Il sort, et elle décachète l’enveloppe du billet, dont elle prend lecture.

Le duc s’assoit, fait signe à ses deux fils de se placer à ses côtés, prend leurs mains dans les siennes, et les regarde silencieusement tour à tour avec une expression d’ineffable félicité.

Ottavio comprend la signification des regards de son père, et lui jette l’un de ses bras autour du cou ; Felippe imite son frère, et M. della Sorga serre passionnément ses deux enfants contre sa poitrine, lorsque sa femme, ayant achevé de lire la lettre, lui dit :

— Mon ami, la princesse Orsini me rappelle la promesse que nous lui avons faite d’accepter des places dans sa loge, l’un des jours de cette semaine, et elle nous propose de venir nous prendre ce soir pour aller à l’Opéra, espérant que cette fois, – ajouta-t-elle, – nous ne la priverons pas du plaisir qu’elle attend de cette soirée.

— Cette invitation vient mal à propos ; j’aurais désiré passer la soirée en famille, – dit le duc ; – cependant voilà déjà deux fois que nous manquons de parole à la princesse ; et nous ne saurions, sans grave inconvenance, y manquer de nouveau.

— D’autant plus, ma mère, que madame la princesse Orsini est une des personnes qui vous honorent le plus et vous apprécient le mieux, témoin ce noble portrait de vous, écrit par elle et inséré dans le Livre de Beauté, que publie à Londres lady Blessington.

— Je te soupçonne fort, Ottavio, d’être complice de cette chère princesse et de l’avoir un peu aidée à broyer les couleurs de ce portrait, beaucoup trop flatté pour être ressemblant. Je suis une femme chrétienne, et rien de plus, mon enfant…, – répond la duchesse. – Néanmoins, ainsi que ton père l’a fait observer, nous avons déjà manqué deux fois de parole à la princesse au sujet d’une invitation pareille à celle d’aujourd’hui ; je pense donc, comme lui, qu’y manquer de nouveau serait plus qu’impoli ; mais, ainsi que lui, je regrette beaucoup de ne pouvoir passer en famille la soirée de ce jour si heureux pour nous tous.

— Puisqu’il le faut, – dit le duc, – nous irons donc à l’Opéra.

— Ottavio, – reprend la duchesse, – veux-tu répondre à la princesse que nous l’attendrons ce soir, à huit heures, puisqu’elle veut bien se donner la peine de venir nous chercher ?

— Mon père, – dit Ottavio, – me permettrez-vous d’écrire cette lettre sur votre bureau ?

— Oui, mon enfant.

Pendant que son frère s’assied devant le bureau, Felippe, rêveur, se disait :

— La réconciliation, premier acte de ma comédie, a très-bien réussi ; songeons au second : la rupture ; il faut qu’elle remette les choses en pire état qu’elles n’étaient hier au soir, entre mon frère et moi, lors de cette scène violente qui, j’en ai persuadé mon père, a motivé le prétendu rêve d’Ottavio ; mais quel prétexte trouver à cette rupture soudaine après une réconciliation si tendre ? C’est difficile… Cherchons… Oh ! je trouverai ! j’ai bien trouvé l’invention de ce rêve… ce rêve, sur lequel reposent désormais toutes mes espérances… Cherchons…

— Béatrice, – dit le duc à sa femme, – nous pourrons ce soir, en sortant pour aller à l’Opéra, déposer nos cartes chez M. et madame Wolfrang.

— Oui, mon ami.

— Madame Wolfrang, encore une de mes complices en admiration pour vous, ma mère, – dit Ottavio s’interrompant d’écrire sa réponse à la princesse. – Avec quelle gracieuse déférence elle vous a reçue ! Oh ! elle a fait en cela tout de suite ma conquête.

Et, s’adressant à Felippe, pensif et absorbé :

— Toi aussi, cher Felippe, tu as eu part, quoique absent, au charmant accueil que nous a fait cette aimable madame Wolfrang.

— Moi ! vraiment ? – reprend Felippe sortant de sa rêverie à la voix de son frère ; – et comment cela, cher Ottavio ?

— Mon père t’ayant excusé auprès d’elle de n’être pas venu à la soirée, parce que tu souffrais d’une migraine, madame Wolfrang a répondu qu’en ce cas elle regrettait d’autant plus ton absence, et que le charme de la voix de mademoiselle Antonine Jourdan t’aurait guéri.

— C’était fort aimable ; mais je préfère devoir ma guérison à notre tendresse, bon Ottavio, – répond Felippe.

Et, retombant dans sa rêverie, il se dit :

— Il me faut absolument un prétexte, et je ne trouve rien… Cherchons encore.

— Mon enfant, ne prononçons pas même le nom de cette chanteuse dont tu parles, – dit avec un accent de mépris et de dégoût la duchesse à son fils, qui continuait d’écrire. – Je rougis en songeant que je me suis assise à côté de cette indigne créature, que ce jeune soldat a écrasée sous une accusation infâme. Ah ! pourquoi faut-il, et sans cesse, je le répète avec l’énergique indignation d’une âme honnête, pourquoi faut-il que tant de vices honteux échappent à la vindicte humaine ! Pourquoi la loi n’infligerait-elle pas une flétrissure publique aux perverties de cette espèce ? Pourquoi pas le pilori pour elles ?

— Ah ! chère mère !

— Mon enfant, l’impunité du vice est la source exécrable de la corruption des mœurs ; songe à cela, et mes paroles ne te sembleront pas trop sévères !

— Vous avez, ma mère, plus que personne, le droit de vous montrer sans pitié pour le vice ; mais, hélas ! qui aurait cru cette demoiselle coupable ? Elle semblait si loyale, si candide !

— Cette hypocrisie aggrave encore l’infamie de cette misérable ; elle mériterait une double flétrissure, – répond la duchesse à son fils.

Celui-ci continue d’écrire, tandis que le duc, s’adressant à sa femme :

— Puisqu’il s’agit de cette soirée, ne trouvez-vous pas, Béatrice, vous, si excellent juge en musique, que le talent de M. Wolfrang est peut-être encore plus extraordinaire que celui de sa femme ? J’ai entendu les plus célèbres ténors de la Fenice et de la Scala, et, malgré la perfection de leur chant, ils ne me semblent pas même approcher du talent de M. Wolfrang.

À ces mots, qui ravivaient en elle l’impression profonde que lui avait causée Wolfrang et dont elle sentait, depuis la veille, avec un mélange de surprise et d’angoisse, l’influence s’accroître, la duchesse répond d’un ton de parfaite indifférence avoisinant le dédain :

— Je suis, mon ami, d’un avis complétement opposé au vôtre à l’égard de ce que vous voulez bien appeler le talent de M. Wolfrang. Ce… monsieur… a certainement de la voix, mais il manque absolument de méthode et de goût ; ses chevrotements, lorsqu’il attaque les notes élevées, sont de l’effet le plus ridicule, d’autant plus ridicule, que ce… monsieur… croit atteindre ainsi le sublime de l’expression. C’est un beau chanteur de carrefour, très-vulgaire et surtout très-outrecuidant ; rien de plus.

— Ce jugement me semble bien cruel, chère mère, – dit en souriant Ottavio, qui s’occupait alors de cacheter la lettre qu’il avait écrite, et tenait le bâton de cire approché d’une bougie qu’il venait d’allumer. – M. Wolfrang un chanteur vulgaire et outrecuidant ! Qu’en pensez-vous, mon père ?

— Je m’incline devant le jugement de ta mère, meilleur juge que nous en musique, mon ami ; mais, quant à la vulgarité de la personne de M. Wolfrang, je proteste, – dit le duc della Sorga souriant à son tour. – J’ai rarement rencontré d’hommes de meilleure compagnie ; j’ignore quelle est sa naissance ; mais, certes, les plus hautes aristocraties pourraient le réclamer pour un des leurs.

— Et les sportmen, pour l’un des leurs aussi, et les grands artistes, pour l’un des leurs. Pardon si je me trouve en contradiction avec vous, chère mère. – ajouta gaiement Ottavio ; – sans compter la science financière de M. Wolfrang ; car mon nouvel ami, M. Borel, me disait que cet homme universel traitait les questions de crédit comme un banquier consommé. Et, à propos du jeune Borel, il faudra que je te le présente, Felippe, – dit Ottavio.

Mais, remarquant l’attitude rêveuse et le silence prolongé de son frère, il ajoute assez surprise :

— Qu’as-tu donc ? Tu sembles pensif, Felippe !

— C’est vrai, je pense au présent et à l’avenir ; je suis si heureux, si heureux ! Ne t’occupe pas de moi, bon Ottavio ; l’état où je suis est délicieux. Il me semble que j’entends battre mon cœur de bonheur, – répond le fourbe.

Et, retombant dans ses noires pensées, il se dit :

— Mais ce prétexte, ce prétexte ! Et rien encore ! Oh ! je trouverai, il le faut !

La duchesse, à chacune des louanges accordées par son fils et par son mari à Wolfrang, avait ressenti un coup profond, qui, si cela peut se dire, enfonçait plus avant et plus douloureusement encore dans son âme une passion dont elle sentait l’inanité, ne doutant pas de l’amour de Wolfrang pour Sylvia, et ne pouvant espérer, à son âge, et malgré la beauté qu’elle conservait, de se voir préférer à cette adorable jeune femme, qu’elle abhorrait.

Cependant, regardant, non sans raison, comme une maladresse, l’exagération de ses critiques au sujet de Wolfrang, madame della Sorga reprit avec un demi-sourire, s’adressant à son mari :

— Je m’incline à mon tour, mon ami, devant votre jugement et celui de mon fils, en ce qui touche les excellentes manières et l’esprit si remarquable, dites-vous, de M. Wolfrang ; vous êtes, à cet égard, meilleurs juges que moi ; d’ailleurs, j’ai accordé peu d’attention à la personne de ce monsieur et à ses paroles, reconnaissant cependant très-volontiers qu’il nous a l’ait en homme bien élevé les honneurs du salon de sa charmante femme. Oh ! quant à celle-ci, nous sommes d’accord : non-seulement c’est une musicienne de premier ordre, et je maintiens que son talent est mille fois supérieur à celui de M. Wolfrang, mais il est impossible d’être plus jolie, de montrer plus de tact et de mesure, plus de bonne grâce et de bon goût ; aussi, mon ami, ce que vous disiez du mari de cette jeune femme, moi… je le dirai d’elle : j’ignore à quelle classe de la société elle appartient ; mais, à en juger d’après ses dehors, elle est certainement née grande dame, et très-grande dame.

Ces éloges de Sylvia, qu’elle exécrait comme une rivale préférée, brûlaient les lèvres de la duchesse della Sorga ; mais telles étaient l’astuce et la dissimulation de cette mégère, qu’elle sut donner à son accent, à sa physionomie, une expression si vraie de sincérité, qu’Ottavio, quittant le bureau où il venait d’écrire l’adresse de la lettre à la princesse Orsini, et sonnant ensuite un domestique, dit à sa mère en lui baisant la main :

— Ah ! ma mère, vous êtes l’image de la justice : inexorable pour le mal, accordant au bien les éloges qu’il mérite. Tout à l’heure vous avez flétri la conduite de cette malheureuse demoiselle, et maintenant, ma mère, vous rendez hommage à cette charmante madame Wolfrang ! Combien elle serait fière de vous entendre !

Un domestique était entré, répondant à l’appel de la sonnette ; Ottavio lui remet le billet qu’il a écrit.

— Voici la réponse à la lettre de madame la princesse Orsini, dit-il.

Le domestique sort, et la duchesse dit à son mari :

— Mais, j’y songe, mon ami, la princesse n’a que deux places à nous offrir dans sa loge…

— Sans doute, puisque le prince et elle occupent les deux autres places.

— Et Ottavio ? car je ne parle pas de Felippe : notre cher sauvage a le monde et le théâtre en aversion. Nous ne pouvons donc espérer qu’il nous accompagne ce soir à l’Opéra. Eh bien, – ajoute la duchesse après un moment de réflexion, – Ottavio prendra une stalle d’orchestre.

— Merci, ma mère, – se dit Felippe tressaillant d’une joie sinistre aux paroles de la duchesse ; – grâce à vous, le second acte de la comédie égalera le premier… le motif de la rupture est trouvé ; merci, oh ! merci… ma mère !

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