I

M. Lambert, vaincu par ses sensations intimes, d’autant plus profondes qu’elles étaient contenues, fut obligé de s’interrompre un instant, après avoir rappelé à sa femme un passé qui redoublait en elle les remords de sa conduite présente…

Peut-être le lecteur a-t-il remarqué un mot de M. Lambert, mot singulièrement caractéristique à l’endroit de l’excellence de son cœur et de la rare intuition de son esprit ou plutôt de la rare pénétration de sa bonté, car une pareille sagacité procède, non de l’esprit, mais de l’âme…

De même que M. Lambert avait dit de son commis : « Il est si curieux, si bavard, si insupportable, que je ne le chasse pas… parce que personne autre que moi ne le supporterait, et qu’il resterait sans place, le misérable ! » de même, dans un autre ordre d’idées, mais toujours empreintes d’une intelligente et adorable commisération, M. Lambert avait dit de Francine : « C’est moins sa jeunesse, sa beauté, ses qualités, que ses défauts qui m’ont inspiré le désir de l’épouser… parce que ses défauts la conduiraient infailliblement à sa perte, si elle était livrée aux suggestions de l’abandon et du la misère… tandis que, devenue ma femme, je neutraliserai les conséquences de ces défauts par mes soins, ma sollicitude et ma tendresse. »

Et cela était vrai.

Oui, M. Lambert avait épousé Francine, dans l’espoir, presque certain, de sauvegarder cette pauvre créature des funestes conséquences de ces défauts qui perdent tant de femmes : la faiblesse de caractère, la vanité, la tendance à l’oisiveté, malgré le goût du bien-être lorsqu’elles sont pauvres.

Or, par l’une de ces fatalités, rude et austère épreuve qui retrempe les grands cœurs au lieu d’altérer leur fermeté dans le bien, – deux de ces défauts dont M. Lambert avait espéré de conjurer les funestes conséquences, la faiblesse de caractère et la vanité, avaient rendu Francine accessible aux séductions de M. de Luxeuil :

La vanité de voir à ses pieds, à elle, obscure boutiquière, cet élégant et beau jeune homme, dont raffolaient tant de grandes dames ;

La faiblesse de caractère, qui n’avait pas permis à cette infortunée de résister à une tentation mauvaise, et de triompher ainsi dans cette lutte ouverte entre ses devoirs et son penchant coupable.

Mais, – dira-t-on, – tête à tête avec M. de Luxeuil, la voix de ses devoirs, la conscience de sa funeste démarche, ont sauvegardé Francine d’un entraînement plus criminel encore que cette démarche.

Oui ; mais, hélas ! malgré ce premier mouvement de crainte, malgré ces remords, communs à toute femme non encore dépravée… lors de son premier rendez-vous… Francine, troublée, éperdue, amoureuse, aurait-elle eu le courage de rester insensible aux ardentes prières de son séducteur… à ses protestations passionnées ?… serait-elle restée pure sans l’arrivée inattendue de son mari ?

Non ! cela est presque certain.

Aussi, M. Lambert, qui, dans la droiture et l’inflexible rigidité de ses principes, ne pouvait ni admettre ni comprendre les perverses et abominables distinctions des casuistes, regardait-il et devait-il, avec raison, regarder son déshonneur comme consommé par le fait seul de la présence de sa femme chez son séducteur.

Madame Lambert, en proie à une anxiété affreuse, voyait avec terreur approcher la solution de cet entretien.

Naguère encore, et devant M. de Luxeuil, qu’il interpellait sur ce qu’il comptait faire pour l’avenir de la femme qu’il venait de perdre, M. Lambert n’avait-il pas déclaré qu’il la chasserait de chez lui et l’abandonnerait sans ressources à la merci de sa destinée ? Or, malgré sa générosité naturelle, il devait être à bon droit si ulcéré, si outragé, que l’infortuné n’espérait, ne pouvait espérer de pardon… L’accent de son mari, son attitude, sa physionomie, empreints de la sévérité d’un juge, ne témoignaient d’aucun attendrissement ; il semblait trop souffrir pour être, à cette heure, accessible à la pitié.

M. Lambert, après quelques minutes de recueillement douloureux, poursuivit ainsi :

— Je vous ai, en quelques mots, madame, rappelé le passé, non, je vous le répète, afin de glorifier ma générosité envers vous… mais afin de vous prouver que, malgré votre conduite d’aujourd’hui, je n’oublie pas ce que vous avez été pour moi pendant trois ans, durant lesquels… je n’ai eu qu’à me louer de vous…

» Mais, avant de vous faire connaître ma résolution, je dois vous apprendre quelques conséquences de cette funeste journée. J’étais parti pour aller au château de Stains ; la vente de la bibliothèque était ajournée… je reviens ici… je ne vous trouve pas au magasin… Je demande à Juliette où vous êtes ; elle me répond qu’elle l’ignore, que vous n’êtes pas à l’entre-sol, d’où elle descend, mais que vous n’avez pas quitté la maison, n’ayant pris chez vous ni châle ni chapeau… Votre absence singulière m’étonne d’abord, puis certains souvenirs me reviennent à l’esprit. Vous saviez que je devais m’absenter jusqu’au soir ; vous vous étiez parée dès le matin avec une élégance inaccoutumée ; vous sembliez absorbée, distraite… enfin, de vagues et pénibles pressentiments me serraient déjà le cœur… lorsque, soudain, je me rappelle que vous m’avez demandé avec instance d’aller visiter nos caisses de livres renfermées au grenier.

» Cette pensée m’allége d’un grand poids… et cependant… en réfléchissant à votre insistance obstinée pour vous occuper d’un soin que vous n’aviez jamais pris jusqu’alors… je ne sais quel doute vint encore m’assaillir… Voulant le dissiper ou le confirmer, je me hâte de monter au grenier. La porte en était fermée. Je frappe, j’écoute ; rien…

» Vous n’étiez pas là ; vous n’étiez pas non plus à l’entre-sol, m’avait dit Juliette… Où donc étiez-vous ?… Mes angoisses, mes soupçons augmentaient… d’autant plus cruels… que j’avais eu jusqu’alors en vous, madame, une confiance aveugle ! Je redescends, voulant, dernier espoir, m’assurer si vous ne seriez pas à l’entre-sol, bien que Juliette m’eût affirmé le contraire.

» J’aperçois, en mettant le pied sur notre palier, notre porte entre-bâillée… et je surprends mon commis aux aguets… Mes pressentiments m’avertissent qu’il vous épiait ou vous avait épiée. Je ne songe plus qu’à dérouter ses soupçons. Ma pâleur le frappe, il me demande si je suis indisposé… je lui réponds qu’en effet, saisi d’un grand malaise en route… je suis revenu.

Et, remarquant la surprise de Francine, en l’entendant attribuer son retour imprévu à une autre cause que la cause réelle, le libraire ajoute :

— Je trompais mon commis en lui disant qu’un malaise subit me ramenait chez moi… vous saurez pourquoi j’ai dû ainsi donner le change à cet homme sur le véritable motif de mon retour. À peine étais-je entré ici, que Bachelard me dit, avec un accent sardonique, que vous êtes montée au grenier, mais que probablement, fatiguée en route, vous êtes entrée chez l’un de nos voisins du second étage…

— Ah ! malheureuse que je suis ! – s’écrie Francine écrasée de douleur et de honte ; – ce commis est si bavard… toute la maison va savoir…

— Non, madame, personne ici ne saura rien…

— Que dites-vous ?

— Écoutez, madame. Lorsque mon commis m’apprit que vous étiez probablement chez notre voisin du second étage… et heureusement ce fut, de la part de ce misérable, une supposition et non une certitude… ses paroles furent pour moi une révélation soudaine ; je me souvins que, la veille… M. de Luxeuil s’était montré assidu près de vous… que plusieurs fois il vous avait parlé à demi-voix… Insignifiantes la veille à mes yeux, en raison de ma confiance en vous (et, d’ailleurs, je croyais que vous rencontriez M. de Luxeuil pour la première fois), ces particularités, rapprochées de plusieurs circonstances de la journée, ne me laissèrent plus aucun doute sur mon déshonneur… Vous étiez chez cet homme, mon commis disait vrai… Poussé par sa curiosité, il vous avait sans doute épiée… Je lui tournai le dos lorsqu’il me fit cette révélation, que je ne parus pas même entendre… et il ne put heureusement lire sur mes traits tout ce que je ressentais en ce moment…

M. Lambert s’interrompt un instant, vaincu par l’émotion ; puis :

— J’entrai dans votre chambre, dont je fermai la porte, et, feignant alors de vous trouver chez vous, je vous interpellai très-haut… simulant ensuite de répondre à des paroles que vous m’aviez adressées à voix basse, certain que mon commis m’écoutait au dehors… Il en était ainsi… Grâce à cette feinte, il est persuadé qu’il s’est trompé, que vous n’êtes pas allée chez cet homme… que vous n’avez pas quitté votre appartement… Ainsi, madame, ce secret que Bachelard pouvait seul ébruiter, restera entre vous, moi et M. de Luxeuil… Sa conduite odieuse et lâche, en ces circonstances, lui impose la discrétion… Ainsi, je vous l’ai dit, madame, personne ici ne saura rien de ce qui s’est passé… Votre réputation est sauve…

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