II

Madame Lambert écoutait son mari avec une émotion croissante.

La stupeur, la reconnaissance, l’admiration… et un vague rayonnement d’espoir la jetaient dans un trouble impossible à exprimer…

— Quoi ! cet homme, en face d’une révélation qui ne lui laisse plus de doute sur son déshonneur, au lieu d’éclater au premier ressentiment de son injure et de ne songer qu’à la vengeance, se contient, ne songe qu’à sauvegarder la réputation de la femme qui le trahit… Il la sait à cette heure… là-haut… près de son séducteur, et, dans sa commisération céleste, recourant à une feinte sublime, trait de génie de la bonté… il se montre miséricordieux jusqu’à la fin… L’épouse coupable n’aura du moins à rougir de sa honte qu’aux yeux de celui quelle a mortellement offensé.

La grandeur de cet acte devait profondément impressionner Francine, malgré la faiblesse de son sens moral et le peu d’étendue de son intelligence ; elle comprit, elle sentit à quelle hauteur se plaçait son mari…

Cette élévation de caractère rendait, s’il est possible, plus méprisable encore la bassesse et la turpitude de M. de Luxeuil à l’égard de la jeune femme, et redoublait ses remords.

Cependant, au milieu de ces abîmes de douleurs, l’infortunée crut d’abord voir un faible rayon d’espérance et se dit :

— Si mon mari était résolu à me chasser de chez lui et à m’abandonner à ma destinée, aurait-il si généreusement sauvé ma réputation ?… Quel souci en aurait-il, si demain tout devait se rompre entre nous ?

Mais, hélas ! à cette réflexion de Francine, succédait celle-ci :

— Ce n’est pas seulement mon honneur… c’est le sien aussi, peut-être, que mon mari a voulu sauvegarder… Il me chasse de chez lui… mais tout le monde ignorera son outrage… Je pourrai, du moins, sortir de cette maison… sans rougir devant personne… Ah ! quelle qu’en soit la cause, sa générosité n’en est pas moins admirable !…

Et, sous l’impression de ces sentiments divers, la jeune femme, trop émue, trop troublée pour pouvoir exprimer sa reconnaissance, tombe à genoux, les mains jointes, devant son mari, en balbutiant au milieu de sanglots étouffés :

— Oh ! vous êtes bon ! vous êtes bon comme Dieu !

— J’ai simplement conscience des devoirs qu’envers vous j’ai contractés en vous épousant, madame… J’ai juré en mon âme et conscience de vous accorder aide et protection… je vous dois et je vous accorderai aide et protection jusqu’à la fin… Je suis honnête homme… votre outrage ne me délie pas de mon serment…, – répond M. Lambert avec une admirable simplicité.

Puis, se courbant vers sa femme :

— Relevez-vous, madame, relevez-vous…

Ces paroles d’une si touchante dignité : « En vous épousant, je vous ai promis aide et protection jusqu’à la fin ; votre outrage ne me délie pas de mon serment ; » ces paroles ne laissent plus aucun doute dans l’esprit de Francine… son mari ne l’abandonnera pas à son sort sans merci ni pitié…

L’infortunée, dans l’expansion de sa gratitude, saisit une des mains du libraire, et la couvre de pleurs et de baisers…

Les traits de M. Lambert expriment une douleur navrante… une larme roule dans ses yeux ; puis, se dominant, et d’une voix ferme :

— Relevez-vous, madame, et veuillez m’écouter.

Francine se relève, se rassoit.

Le libraire continue ainsi :

— Je vous l’ai dit, madame, mon commis, vous croyant enfermée avec moi, m’a entendu élever la voix, et vous adresser quelques reproches assez insignifiants auxquels vous avez paru répondre par des larmes… ainsi s’expliquera, lors du retour de cet homme, la rougeur de vos yeux… de même que l’altération de mes traits s’expliquera par la prétendue indisposition que j’ai éprouvée en route… Il fallait tout prévoir pour complétement dérouter les soupçons de cet argus de notre foyer… Je crois… j’espère avoir tout prévu…

— Mon Dieu !… dans un tel moment… et irrité contre moi… comme il devait l’être… il a pu conserver une telle présence d’esprit ! – murmure Francine avec la stupeur de l’admiration, tandis que le libraire poursuit ainsi :

— Votre réputation, madame, est donc et sera sauve… Il me reste maintenant deux partis à prendre… puis vous choisirez… Je suis, je l’espère, assez connu de vous, madame… pour que vous ayez compris, sans doute, qu’en déclarant à M. de Luxeuil… que je vous renverrais de chez moi en vous abandonnant à la misère… je voulais seulement mettre à l’épreuve… l’amour… que cet homme prétendait ressentir pour vous… et vous donner ainsi… une leçon… malheureusement trop tardive…

— Ma conduite envers vous était telle, monsieur, que j’ai cru, je vous l’avoue, à cet abandon… mérité.

— Vous m’avez mal jugé, madame, je le regrette… J’ai, je vous le répète, en vous épousant, contracté en mon âme et conscience un engagement sacré pour tout honnête homme, l’engagement de vous protéger… À cet engagement, je manquerais indignement si je vous délaissais sans ressource ; car, telle que je vous connais… surtout maintenant… – ceci n’est pas un reproche… vous n’en entendrez pas un seul sortir de mes lèvres… je constate simplement un fait, et je dois le constater en raison de ses conséquences pour l’avenir… – vous abandonner sans ressources à votre âge, douée des avantages extérieurs que vous possédez, ce serait de ma part vous livrer sciemment à l’infamie…

— Ah ! monsieur…

— Je n’exagère pas… je connais, madame, la faiblesse de votre caractère, votre vanité, votre tendance à l’oisiveté, au bien-être. Vous ne sauriez, vous dis-je, belle et jeune, résister aux terribles suggestions de la détresse…

— Jamais !… oh ! jamais !… j’aimerais mieux mourir… que de m’avilir…

— Ces paroles, vous les prononcez sincèrement, madame… je le crois… et cependant… n’avez-vous pas, sans parler de votre première faute… – et vous méritiez alors plus de pitié que de blâme… – n’avez-vous pas… – et, encore une fois, ce n’est pas un reproche de ma part… c’est un fait que j’invoque… n’avez-vous pas, vivant dans l’aisance, n’ayant, au point de vue de votre condition, rien à désirer… n’avez-vous pas aujourd’hui, uniquement par l’attrait… d’un amour coupable, oublié vos devoirs ?… Que serait-ce donc, grand Dieu !… si délaissée de tous… incapable de travailler… réduite à une affreuse détresse… vous… ?

Et, s’interrompant en frissonnant, M. Lambert ajoute :

— Je vous dis, madame, qu’à la seule pensée… de ce que vous deviendriez face à face avec la misère, je suis épouvanté…

Francine, atterrée, baisse la tête avec accablement ; elle sent la vérité des horribles paroles de son mari. Celui-ci continue :

— Le premier des deux partis qu’il me reste à prendre, madame, est donc de tâcher, j’espère y parvenir, de trouver, non à Paris, lieu trop dangereux pour vous, mais en Touraine, à Beaugency, petite ville où je suis né, où j’ai conservé quelques relations, de trouver, dis-je, une honnête famille qui consente à vous prendre en pension… Vivant ainsi au milieu de personnes de mœurs simples et pures, dans une petite ville peu fréquentée, vous auriez, je le crois, là moins que partout ailleurs, l’occasion de faillir… Je dirais à ces personnes que j’ai toujours pour vous la plus tendre affection… mais que, malgré vos apparences de bonne santé, l’air de Paris et l’espèce de claustration que vous impose la nécessité de mon commerce, vous sont nuisibles, et que, malgré le regret que me cause notre séparation, je m’y résigne… parce qu’elle est indispensable… Je mettrais chaque mois à votre indisposition une somme suffisante à votre entretien… rien du moins ne vous manquerait.

— Que de bontés… mon Dieu !… – murmure Francine en sanglotant, – que d’indulgence !… que de miséricorde !…

— J’accomplis mon devoir… madame, et rien de plus.

— Et, – ajoute Francine d’une voix craintive et désolée, – je ne… vous verrais… plus jamais ?…

— Vous me verriez presque chaque dimanche, madame ; le chemin de fer d’Orléans rend cette excursion facile, et…

— Quoi ! vous consentiriez à me revoir ?… – s’écrie Francine joignant les mains dans un élan d’espoir ineffable ; – tout ne serait pas rompu entre nous ?

— Je dois vous revoir pour deux raisons, madame… La première est qu’il paraîtrait inexplicable aux personnes chez lesquelles je vous placerais… que, malgré mon attachement pour vous, je vous laissasse dans une sorte d’abandon… Cette conduite de ma part pourrait éveiller quelques soupçons fâcheux à votre égard.

— Ah ! monsieur… comment jamais reconnaître… ?

— La seconde raison qui m’oblige à vous voir souvent, madame, m’est imposée par mon devoir… je dois veiller sur vous… m’efforcer, par mes conseils… par la voix de la raison, de vous ramener dans la voie du bien, et vous préserver, si je le puis, de nouvelles fautes ; de vous réconcilier enfin avec vous-même, si toutefois mon influence sur vous peut obtenir ce résultat… Sinon… si vous trompiez ma dernière espérance… madame… j’aviserais autrement… Qu’aviserais-je alors ?… Je l’ignore en ce moment… mais, je vous le répète, madame, j’ai envers vous charge d’âme… Cette mission sacrée, je la remplirai… jusqu’à la fin.

Francine, devant tant de mansuétude, de droiture et de dévouement, devant cette conscience si profonde du DEVOIR, manifestée par son mari avec une si touchante simplicité, ne trouve pas une parole… Son cœur se déchire en songeant aux trésors d’affection qu’elle a sacrifiés… à qui ?… À M. de Luxeuil !

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