I

Le prote, qui avait divorcé, retardait toujours le moment de partir pour une des estancias du colonel. Bigua le rencontrait souvent le matin, vers la fin du mois, qui faisait les cent pas au Square Laborde. De loin, le colonel lui tendait la main et se croyait dans l’obligation de l’inviter solennellement à déjeuner.

Il se réjouissait de recevoir à sa table un père authentique et de lui montrer sa fille dans une robe de chez Lanvin. Le déjeuner causait toujours quelque inquiétude au colonel. Depuis qu’il avait vu Herbin perdre la semelle de son soulier dans le taxi, Bigua s’imaginait, bien que le prote fût maintenant habillé avec soin, qu’il pourrait laisser tomber à table une manchette, sa cravate, ou l’une de ses trois rides frontales.

Herbin s’exprimait avec une correction parfaite, n’omettait aucun accord. On eût dit que, tout en parlant, il barrait exactement les t, plaçait les accents sans en omettre un seul, mettait le point sur les i, n’oubliait aucune cédille, et exposait en italique les mots importants. Dans ce milieu d’étrangers il triomphait modestement et rougissait un peu, pour marquer le coup, quand Desposoria faisait une faute de français.

Les enfants se taisaient et le regardaient se nourrir. Marcelle assise entre lui et le colonel s’arrêtait parfois de manger pour examiner son père à la dérobée, avec douceur. Elle aimait cet homme maigre, faible et rouge – qui se disait son père (et qui l’était) – elle l’aimait pour ses malheurs et pour le bonheur qu’il avait su lui procurer loin de chez lui.

Au moment où Herbin se disposait à partir, le colonel le prenant à part, avec gravité, le poussait manifestement dans un coin pour lui glisser une enveloppe « chargée » dans la poche de son pardessus. Puis il lui serrait les deux mains avec si peu de naturel, dans un geste si horriblement mécanique, que l’air même de l’antichambre en était empoisonné.

Tout de suite après le départ du prote, le colonel, pour calmer ses nerfs excités par son geste généreux, se réfugiait dans sa chambre et se mettait à coudre n’importe quoi, à la machine, avec fureur, faisant un travail parfaitement inutile et même nuisible puisqu’il lui arrivait d’abîmer à jamais un beau morceau d’étoffe bleue ou blanche.

Marcelle s’élevait dans le calme et l’honnêteté. Le luxe sérieux et discret où elle vivait, la vie exemplaire de Desposoria, qu’on rencontrait parfois agenouillée et priant dans n’importe quelle pièce de l’appartement, à toute heure du jour, l’attitude réservée de Bigua, tout semblait diriger la jeune fille vers un mariage qu’on verrait venir de très loin, comme dans les immenses plaines de la Pampa.

Si Desposoria tombait fréquemment en prières, c’est qu’elle craignait pour la santé de son mari. Elle se doutait bien que le séjour de Marcelle chez eux ne pourrait qu’aggraver la bizarrerie de Bigua.

Que se passait-il derrière ce grand front soucieux et sur ce visage que venaient battre visiblement, et avec précision, les événements du cœur, alors que Bigua pensait ne rien livrer de soi, car tel était son désir ?

Où en était au juste le colonel, qu’on voyait errer, coiffé d’un melon, dans l’appartement, sans qu’il eût la moindre intention de sortir ?

Parfois Desposoria essayait de lui ôter doucement son chapeau, mais Bigua sursautait, comme si on avait voulu lui enlever une tranche vive de son cerveau.

Et Desposoria s’éloignait pour prier encore.

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